Les shots du Comptoir – Mai 2020

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Le Comptoir

Au Comptoir, nous lisons. Un peu, beaucoup, passionnément. Contre la dictature de l’instant, contre l’agitation de l’Internet et des écrans, contre la péremption annoncée et la critique avortée. Sans limite de genre ni de style, de l’essai au théâtre en passant par l’autobiographie ou le roman et la bande-dessinée, nous faisons le pari du temps long, de l’éternelle monotonie des pages, des jouissances de l’histoire qu’on ne peut lâcher. Parce que « le savoir est une arme », nous mettons ici, à votre disposition, les recensions des livres qui nous ont marqués ces derniers temps. Pour vous donner, à tout le moins, l’envie d’aller feuilleter dans ces univers qui nous ont séparés du commun des mortels le temps de quelques chapitres.

L’enquête infinie [1]

Tout le monde à son avis à propos de Jack L’éventreur, l’un des tueurs en série les plus célèbres de notre histoire moderne. Dès 1888, l’année des meurtres, les théories les plus folles circulaient déjà sur le criminel de Whitechapel : un boucher portant un tablier de cuir, un membre de la bande du Old Nichol, un juif fou, un membre de la famille royale, etc. Tout ce que le XXe siècle compte de journalistes, d’enquêteurs amateurs et de chroniqueurs plus ou moins scrupuleux s’est ensuite penché sur le cas du terrible assassin, élaborant moult théories saugrenues et autres machinations étonnantes, sans jamais pourtant fournir une seule preuve irréfutable de son identité.

C’est cette figure impalpable et insaisissable du Mal qui fascine le scénariste Alan Moore. Aidé du dessinateur Eddie Campbell, disséquant de son trait tranchant le cadavre d’une Londres pourrissante, il prend le parti de l’ouvrage de Stephen Knight Jack the Ripper : The Final Solution (1976) pour retracer la vie d’un Jack L’éventreur accomplissant son « oeuvre » sous l’égide de dieux mythiques. Mais si son identité est dévoilée elle n’en demeure pas moins une hypothèse parmi d’autres. Alan Moore, qui a lu la quasi-totalité de la littérature existante sur l’affaire (cf. les 50 pages de notes et de références à la fin de l’ouvrage), n’est pas dupe : il sait que la théorie du complot de Stephen Knight a été contredite par nombres d’historiens. Cela ne l’empêche pas de réaliser une œuvre monumentale dans laquelle chaque page est d’une noirceur plus étouffante que la précédente, faisant se croiser dans un dédale retors de rues crasseuses l’inspecteur Frederic Abberline, le peintre William Sickert, William Blake, l’occultiste Aleister Crowley, Oscar Wilde ou John « Elephant man » Merrick. Le chapitre 4, « Que te demande le Seigneur ? », où un Jack L’éventreur diablement érudit détaille tous les sites associés aux mythologies païennes, notamment les effrayantes églises de Nicholas Hawksmoor, qui, en se rejoignant, forme un pentacle satanique en plein cœur d’une capitale suintante de niveaux et de complexités structurelles, donne le vertige.

Sylvain Métafiot

La nouvelle lutte des classes en France [2]

Dans sa préface de 1869 au 18 Brumaire, Marx écrivait : « Je montre, au contraire, comment la lutte de classes en France a créé des circonstances et des conditions qui ont permis à un médiocre et grotesque personnage de jouer le rôle de héros« . Aux yeux d’Emmanuel Todd, l’affaire est entendue : « Nous vivons dans la France d’Emmanuel Macron et cette phrase est pour nous ». Par un retour à Marx, l’historien s’efforce de comprendre comment une société peut simultanément produire un retour des conflits de classes, comme les Gilets jaunes, tout en continuant à accepter l’euro, alors même que son échec est désormais avéré. À travers une relecture de l’histoire du traité de Maastricht (1992) à aujourd’hui, il démontre que la France connaît une stagnation du niveau de vie depuis la fin des années 1990 et, à partir de la crise de 2008, une dynamique de baisse qui touche 99% de la population. Après un cycle “sociétal” de cinquante ans (1968-2018), Todd voit l’amorce d’un nouveau cycle de luttes de classes (2018-2068) opposant l’ensemble de la population à une aristocratie stato-financière (le 1%) dominée par une haute administration et des inspecteurs des finances qui se sont émancipés de la démocratie. L’image est celle d’une nation réunifiée par la baisse du niveau de vie et les évolutions sociales et culturelles de ces trente dernières années. Cette nouvelle lutte de classes prend toutefois place dans une société travaillée par des phénomènes de non-conscience et de fausse conscience de classe, à l’image de ces enseignants précarisés ayant voté Macron en 2017, empêchant jusqu’à présent l’émergence d’une contestation idéologique crédible et organisée du système.

Devant la poursuite de luttes sociales amenées à se durcir et le risque d’un renforcement continu de l’État dans sa dimension répressive, Todd plaide pour un nouveau compromis entre le peuple et les élites, dans l’esprit du “populisme décent” d’un David Goodhart, afin de mettre au pas l’aristocratie stato-financière. Si Les luttes de classes en France au XXIe siècle est un véritable livre de recherche et de prospective qu’il ne serait pas possible de résumer ici, Todd ne peut s’empêcher de multiplier les plaisanteries, piques ou formules assassines à l’égard de notre classe dirigeante, avec une ironie aussi drôle que cruelle, rendant la lecture passionnante et divertissante.

Romain Masson

La Sibérie, théâtre d’une splendide tragédie [3]

Septembre 1939, l’URSS envahit la Pologne. Tout juste âgé de cinq ans, le futur romancier et poète Piotr Bednarski est déporté avec sa famille en Sibérie. Son père, militaire de carrière, est interné en camp de travail. Sa mère, jeune femme d’origine ashkénaze surnommée “Beauté” – à cause de son physique –, demeure avec son fils à côté du goulag où est enfermé son mari. C’est cette histoire que raconte Les neiges bleues, à la fois roman autobiographique et recueil de nouvelles, à travers les yeux du jeune Petia.

Dans la petite ville sibérienne où se déroule l’action tout semble difficile. Les morts se succèdent, pendant que le climat est hostile. Polonais, Ukrainiens, Estoniens ou encore Coréens se côtoient pour le pire. Deux choses aideront le petit Petia à surmonter cela. Il y a d’abord sa foi, en Dieu, mais aussi en Jésus-Christ, héritée de sa mère. Ensuite, ce récit raconte la quête d’absolu et de beauté d’un enfant qui a déjà l’âme et l’œil d’un poète. « La beauté est nécessaire partout où l’homme se fait animal, partout où on s’efforce d’en faire un démon », écrit-il.

« Comme toujours le malheur, le gel arriva sans prévenir. Une seule nuit lui suffit pour ouvrir son portail d’argent et semer soigneusement partout ses graines mortifères. Une oreille sensible pouvait percevoir un chuchotis comme celui du blé qui glisse dans la goulotte d’un moulin. Cela signifiait que la température était tombée en dessous de moins quarante degrés. La neige se fit bleue et la limite entre terre et ciel s’estompa. (…) Or n’est-ce pas justement quand la mort est sur le seuil, quand elle fait déjà son nid en nous, à l’intérieur, que le désir de vivre s’exalte et que l’on devient capable d’abattre des montagnes et de ressusciter d’entre les morts ? » Tragique et poétique, Les neiges bleues nous raconte avant tout l’envie de vivre d’un enfant.

Kévin Boucaud-Victoire

Après la Sibérie, la mer [4]

Après avoir perdu ses parents en Sibérie, Petia finit par quitter la Sibérie et rentrer en Pologne, où il retrouve ses grands-parents. Un goût de sel, second récit autobiographique de Piotr Bednarski – qui prend encore la forme d’un roman et d’un recueil de nouvelles –, nous raconte la jeunesse de l’écrivain. Des années ont passé depuis l’enfer russe. Il est alors élevé par ses grands-parents, dont le style rappelle souvent celui des prophètes de l’Ancien Testament. « Tu es né pour mourir, mais entre les eux il te faut changer en toi des choses, t’améliorer, et en même temps un peu améliorer le monde – tu es né pour ça. Nous ne naissons pas pour la mort seulement, mais contre elle et pour la contrarier, pour s’amender, pour ne pas mourir tout entier. Traite chaque jour comme le premier jour, et essaie de ne jamais te sentir vieux », lui explique par exemple dans une lettre son grand-père.

Cette vie ne convient néanmoins pas à Petia, malgré son amour pour sa patrie et pour ses aïeuls. Le futur écrivain a besoin de beauté et d’absolu. C’est dans cette optique qu’il décide d’être marin : « J’avais vingt-quatre ans et ne craignais rien hormis Dieu ; la tempête était pour moi une sorte d’aventure, une épreuve, elle révélait une réalité sans cesse changeante et elle m’exprimait aussi. La mer m’enivrait. Je l’aimais d’un amour au premier regard. Chaque voyage était comme la sortie d’Égypte et l’errance dans le désert. Aucun amour n’est simple, mais l’amour de la mer est la plus difficile. C’est un défi, une épreuve. Elle est belle et tendre, cruelle et inflexible. Elle octroie généreusement le ciel, mais fait aussi cadeau de l’enfer. Et si on la néglige, elle tue. » Petia découvre l’Europe à travers ses nombreuses escales. Il rencontre de belles femmes et tombe plusieurs fois amoureux. Sa foi ne le quitte jamais et le moindre événement est l’occasion d’entrevoir l’œuvre de Dieu. Malgré cela, sa vie reste tragique et il croise plusieurs fois la mort. Certes, Un goût de sel est un cran en dessous des Neiges bleues. Bednarski démontre cependant qu’il est un grand écrivain trop méconnu.

K. B. V.

Pour un socialisme individualiste et esthétique [5]

« Je pense que je suis un peu plus qu’un socialiste. J’ai quelque chose d’anarchiste, je pense », écrit en 1891 Oscar Wilde dans The Soul of Man under Socialism. Dans ce court essai de toute beauté, l’auteur s’en prend à tout ce qui peut contrarier le libre développement de l’individu, de la propriété privée à la démocratie, en passant par le journalisme.

« Le Socialisme (ou le Communisme, ou quelque autre nom qu’on lui donne), écrit-il, en transformant la propriété privée en richesse publique, en substituant la coopération à la compétition, régénérera la société en lui rendant sa condition naturelle d’organisme en bonne santé, et assurera ainsi le bien-être matériel de chaque membre de la communauté. » Mais il y a une condition : il doit être libertaire ou “individualiste”. Oscar Wilde estime en revanche que « si le Socialisme est Autoritaire ; s’il doit exister des Gouvernements, armés du pouvoir économique, comme ils le sont aujourd’hui du pouvoir politique ; si, en un mot, nous devons avoir des Tyrannies Industrielles, l’état ultime de l’homme sera pire que le premier. » Pour lui, la suppression de la propriété privée permettra à tous les hommes d’atteindre le stade d’individualisme des actuels bourgeois. Le socialisme individualiste prôné par Wilde – qu’il qualifie de « nouvel hellénisme » – se rapproche, selon lui, du message apporté par Jésus-Christ, charitable et spirituel.

Dépouillés de leurs richesses matérielles, mais aussi à l’abri de la misère, les hommes pourront développer librement leurs capacités, notamment esthétiques – l’art étant primordiale pour l’écrivain. Un essai magnifique qui prouve que le socialisme n’est pas qu’une affaire purement matérielle, mais qu’il revêt aussi une dimension existentielle, spirituelle et esthétique.

K. B. V.

Karl Marx, historien de la France [6]

Amazon.fr - Les Luttes de classes en France, suivi de La ...Des essais d’histoire immédiate de Karl Marx, Les Luttes de classes en France(1850) est l’un des plus passionnants. Exilé définitivement à Londres, Marx a écrit le récit détaillé de la Révolution de Février où se mêlent son talent d’historien politique et d’homme pamphlétaire.

Face aux événements politiques qui secouent la France entre 1848 et 1851, Marx avec une impressionnante profondeur analytique, relate cette lutte pour le pouvoir à laquelle se sont livrés les différentes forces politiques de l’époque. Dans cette comédie humaine, où dominant et dominés se donnent à une lutte des classes sans merci, toutes les classes sociales françaises se sont invitées. Au côté du prolétariat, cette « classe la plus nombreuse et la plus misérable« , Marx inaugure une nouvelle méthode dans notre lecture du passé, celle-ci doit guider le présent et les actions de ceux qui souffrent afin de s’émanciper de leur condition misérable. De l’étude approfondie de l’histoire humaine, Marx conclut : « Les révolutions sont les locomotives de l’histoire. » Le matérialisme historique est alors un moyen de penser et d’écrire l’histoire pour celles et ceux qui veulent s’ouvrir le chemin de la liberté.

C’est dans cette période que Marx va inaugurer sa collaboration avec le journal américain New York Tribune. Celle-ci durera dix ans et sera faite d’une centaine de correspondances. Marx fournira au lecteur américain une information minutieuse et vivante sur les événements politiques mouvementés de l’époque en Europe. Sur l’histoire de la France, Marx a livré de nombreux écrits, les plus connus étant : Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte (1852), Herr Vogt (1860) et La Guerre civile en France (1871). Très tôt passionné par la France, il a pu abordé la France féodale, la Révolution, la Restauration et tous les autres événements politiques qui se sont déroulés de son vivant.

Shathil Nawaf Taqa

Entre deux mondes [7]

Adolescente d’origine ivoirienne, Céleste vit à Château-d’Eau (quartier africaine de Paris) avec sa mère Oumou. Cette dernière surnommée “la femme-feu”− parce qu’elle a abimé sa peau en voulant l’éclaircir avec du Tchatcholit − tient un magasin de produits cosmétiques pour Noirs. Elle élève seule sa fille depuis qu’elle a quitté son mari, Omar, Franco-Ivoirien qu’elle a suivit dans l’Hexagone, et qui l’a trompé alors qu’elle était enceinte. Franchement laide, foncée de peau et enveloppée, Céleste est une excellente élève. Elle réussit à intégrer le prestigieux lycée Henri-IV, où elle se lit d’amitié avec Clémentine. La jeune fille entame alors une nouvelle vie entre deux mondes opposés, Château-d’Eau et le boulevard Saint-Germain.

Noire précieuse nous raconte l’histoire entre une mère et une fille qui s’aiment mais finissent par ne plus se comprendre. Mais le roman nous parle aussi d’une adolescente qui n’a rien pour elle, sauf son intelligence et son sérieux. Entre deux mondes, elle n’appartient réellement à aucun. Elle n’est chez elle ni au sein de la petite-bourgeoisie parisienne, ni dans sa “communauté” qui commence à la percevoir comme une “Blanche”. Maniant à la fois le nouchi, le “français des Blancs” et l’argot ivoirien, Asya Djoulaït réussit à ne jamais tomber ni dans la caricature ni l’outrance. Un premier roman encourageant.

K. B. V.

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