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SOURCE : Acta
C’est un fait d’expérience peu contesté : la violence de la déflagration croît avec l’excès du confinement.
Tiqqun, Théorie du Bloom
Nous sommes fatigués de voir des gens souffrir à cause du manque d’humanité des institutions. N’appelez pas ça de la charité, nous partageons seulement ce que nous avons et nous vous invitons à faire de même car nous croyons que la solidarité peut faire naître une nouvelle humanité.
Brigade de solidarité populaire napolitaine
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, plus de la moitié de la population mondiale s’est retrouvée confinée. Le confinement et l’état d’urgence sanitaire, loin de suspendre les mécanismes structurants de la domination, en ont bien plutôt exacerbé les logiques racistes et sécuritaires, contraignant les travailleurs à s’exposer (au péril de leur santé et parfois de leur vie) pendant que les managers sont en caleçon devant leurs écrans, si ce n’est au bord de la mer.
Depuis plus de deux mois, nous avons agi et demain nous agirons encore. Alors que la quasi intégralité des formations politiques, y compris au sein de notre propre camp, tournaient leurs regards vers le jour d’après, nous avons décidé d’intervenir pratiquement au sein de la situation, sans attendre. Le confinement ne devait pas conduire pour nous à une mise entre parenthèses de la politique mais au contraire à sa réinvention sous des formes nouvelles, adaptées aux contraintes de la séquence. C’était le pari des brigades de solidarité populaire, qui sont devenues aujourd’hui une réalité territoriale active aux quatre coins de l’hexagone.
Les mots d’ordre de solidarité populaire et d’autodéfense sanitaire ont connu une résonance mondiale, se soutenant de nombreuses initiatives militantes, en Belgique, en Italie, en Suisse, aux États-Unis et ailleurs. Depuis deux mois, des milliers de personnes renouent avec l’expérience du partage, réinvestissent des lieux auparavant voués à la seule logique de valorisation marchande pour les rendre à un usage commun – ainsi des restaurants qui ouvrent leurs portes à des cuisiniers solidaires ou servent de permanence pour collecter de la nourriture et du matériel sanitaire. Le gâchis se transforme en insulte contre la vie, poussant des boulangeries et des supermarchés à ne plus jeter les invendus. Les compétences de chacun deviennent des outils disponibles pour tous, comme le montrent les couturières qui confectionnent chaque jour des centaines de masques et les enseignants qui assurent la transmission d’un apprentissage en direction des enfants défavorisés.
La solidarité populaire nous a réappris que nous pouvions, et que nous devions, compter sur nos propres forces. Ces forces sont le fruit de rencontres nourries par les luttes de ces dernières années, des cortèges de tête du printemps contre la Loi Travail en 2016 aux barricades des Gilets Jaunes sur les Champs-Élysées en passant par le soutien aux révoltes des quartiers populaires, la défense de la ZAD ou encore les occupations de faculté. Ces rencontres ont fait naître des espaces d’organisation, de formation et d’élaboration commune, permettant d’enclencher un projet de recomposition militante toujours en cours. Aujourd’hui elles sont renforcées par des dizaines, des centaines de personnes qui, à travers la mise en œuvre d’une solidarité populaire concrète, à l’échelle du territoire, font l’expérience de l’auto-organisation.
Si la solidarité populaire part du peuple et se dirige vers le peuple, elle permet aussi d’entrevoir les conditions d’une offensive nouvelle : car il ne faudra pas seulement, au cours de la séquence qui vient, demander des comptes à nos gouvernants, par définition remplaçables, mais cibler les institutions responsables du désastre – et le système d’organisation sociale dont elles sont le reflet. Personne n’a été dupe des déclarations ampoulées d’Emmanuel Macron, et à vrai dire, plus le temps passe plus il semble que le monde d’après qu’il nous prépare ressemblera étrangement au monde que nous connaissions – en pire. Son « rien ne sera plus comme avant » s’avère de la même teneur que celui de Sarkozy en 2008 : une manœuvre cynique visant à rassurer ceux qui avaient devant les yeux la preuve irréfutable de ce que le capitalisme menait l’humanité à l’abîme – preuve qui minait donc les principes mêmes de sa politique.
Or en fait de réhabilitation de l’État-providence et de revalorisation des services publics on a eu jusqu’à présent, sous couvert d’état d’urgence sanitaire, la suspension – dite « momentanée » – de la limitation du temps de travail, et le début d’une offensive idéologique menée par le MEDEF (et relayée par plusieurs membres de la majorité) sur la nécessité de « travailler plus » au sortir de la pandémie pour en amortir le choc. Bref, comme toujours, le capitalisme utilise les périodes de crise à son avantage : loin de précipiter son écroulement automatique, elles lui donnent l’occasion de renforcer ses dispositifs d’exploitation et de contrôle.
Partout, les résistances allient des pratiques d’autodéfense sanitaire à la mise en accusation de la double peine du confinement pour les populations pauvres et précarisées. En certains endroits, comme au Liban, la révolte gronde à nouveau, ciblant les banques et les institutions économiques, vues comme responsables de la hausse des prix, encore aggravée par la crise du Covid-19 : dès le premier jour du « plan de retour à la normale progressif » mis en place par le gouvernement, des manifestations ont éclaté, avec Tripoli pour épicentre (l’une des villes les plus pauvres du pays). C’est précisément ce scénario que les gouvernements occidentaux cherchent à éviter : que le déconfinement soit synonyme d’explosion sociale, que la haine accumulée se change en rage ouverte contre le système dans son ensemble. Mais nous y voyons aussi, en un certain sens, la piste d’une trajectoire possible : contre l’état d’urgence étatique, déclarer l’état d’exception populaire1.
Continuer à organiser la solidarité est l’occasion de refaçonner du commun et de diffuser des gestes rejoignables, au-delà de nos sphères militantes ou affinitaires traditionnelles. Néanmoins, il est vital de prévenir la transformation de ces pratiques en colmatage humanitaire para-associatif. Or le meilleur moyen pour poser une ligne de démarcation claire consiste à conjuguer la solidarité avec l’antagonisme, l’autodéfense sanitaire avec l’autodéfense populaire.
Nous savons assez que la grève et l’émeute, à elles seules, sont des conditions nécessaires mais en aucun cas suffisantes pour exercer une véritable contrainte sur l’État. L’expérience nous a appris que c’est la multiplicité et l’articulation des formes de lutte qui permettent de créer une rupture véritable, autre que séquentielle. Comme nous le rappelons souvent, la métropole est la formation sociale paradigmatique du capitalisme post-fordiste, son espace de valorisation privilégié, et « les territoires que son extension métastatique n’occupe pas encore sont encore polarisés par elle, c’est-à-dire qu’ils sont déterminés dans tous leurs aspects par son absence » (Tiqqun). La question n’est donc pas celle du dehors ou du dedans. Il n’y a pas de dehors, nulle place pour une sécession fantasmée. La question est de savoir comment réintroduire de l’antagonisme, comment organiser le conflit au sein de ce territoire pacifié qu’est la métropole, par le développement des gestes de solidarité populaire en embryons de contre-pouvoir.
Les gilets jaunes, comme à plus petite échelle le cortège de tête, nous ont également réappris que la qualité des formes de lutte est tout aussi importante que la quantité de ses acteurs. La séquence qui vient doit se traduire par une densification de nos liens avec les bases prolétariennes combatives. Nous devons aussi nous poser la question des modalités d’une inscription de la solidarité populaire dans la durée, et nous confronter de nouveau à une problématique récurrente des mouvements récents – celle de la réquisition et de la prise de lieux en mesure de devenir des espaces rejoignables et pérennes. Les centres métropolitains sont jonchés de lieux vides, qui restent à prendre et qui ne demandent qu’à être habités.
La crise économique à venir sera encore plus féroce que les précédentes : les licenciements s’annoncent massifs et la crise sanitaire sera – est déjà – l’argument tout trouvé pour accélérer la destruction des acquis sociaux du siècle passé. En d’autres termes, on cherchera à nous faire travailler davantage en touchant moins d’argent, les garanties sociales seront réduites et complexifiées, le chômage va exploser et les nouvelles formes d’emploi précaire vont se densifier. Il y a alors un enjeu central à ce que la reprise du travail n’ait pas lieu, que les parents n’emmènent pas leurs enfants à l’école et que les grèves se multiplient. En ce sens, la tâche des brigades et autres réseaux de solidarité plus ou moins informels pourrait être de matérialiser la mise en accusation des politiques néolibérales par un soutien massif sur les piquets de grève, en ramenant de la nourriture, en utilisant les espaces d’organisation collective pour réunir des fonds ou proposer des lieux de réunion. Bloquer le travail, c’est empêcher le retour à la normale funeste que cherche à nous imposer le gouvernement sous la pression des capitalistes, c’est affirmer que la solidarité populaire ne va pas s’évaporer avec la fin du confinement, car elle a fait émerger un point d’agrégation en mesure de poser la question de la transformation sociale, et de la poser à partir d’une perspective émancipatrice.
Après le confinement, réunissons nous par quartier pour reprendre le contrôle de nos existences et de nos territoires, en dressant la liste des besoins immédiats sur lesquels élargir notre expérience du partage et de la solidarité !
Après le confinement, occupons des lieux vides, afin d’enraciner nos résistances et approfondir notre auto-organisation !
Après le confinement, refusons de retourner au travail, en multipliant les grèves et en leur donnant les moyens de tenir dans la durée !
Après le confinement, utilisons le réseau des brigades pour empêcher la reprise des cours, qui ne vise qu’à remettre au travail la masse des salariés au profit des intérêts d’une petite minorité oligarchique !
Après le confinement, retrouvons-nous devant les ministères et les lieux de pouvoir pour faire entendre nos mots d’ordre et leur signifier qu’est venue l’heure des comptes !
- Nous devons la formulation de cette opposition à Julien Allavena, L’hypothèse autonome, à paraître cet automne aux éditions Amsterdam.