Orwell conservateur ? Réponse à Charles Dantzig

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SOURCE : Marianne

Kévin Boucaud-Victoire

Rédacteur en chef de la rubrique débats & idées.
Auteur de La guerre des gauches (Cerf, 2017), George Orwell, écrivain des gens ordinaires (Première partie, 2018) et Mystère Michéa : Portrait d’un anarchiste conservateur (L’escargot, 2019).

Dans sa dernière chronique pour “L’Express”, l’écrivain Charles Dantzig s’en prend à George Orwell, qu’il accuse d’être un mauvais écrivain et de se dire de gauche sans l’être vraiment. Réponse point par point à un texte indigeste.

“Ce qui constitue l’essence d’être un être humain, c’est de ne pas rechercher la perfection” , se plaisait à écrire George Orwell. Visionnaire et talentueux, l’Anglais – décrit comme “presque génial” par son biographe et ami Bernard Crick – était avant tout un homme imparfait et critiquable. Tant mieux car les idoles ne nous sont d’aucune utilité dans le monde réel. Souvent encensé, parfois pour de mauvaises raisons, Orwell est pour une fois critiqué. Mais n’est pas Nietzsche qui veut et la chronique récente de Charles Dantzig dans L’Express est indigeste, maladroite et fausse. L’écrivain reproche principalement trois choses à Orwell : 1984 ne s’est pas réalisé, l’écrivain était un “faux saint” et enfin il était trop conservateur pour être de gauche. Revenons sur chacune de ces accusations.

1984 NE S’EST PAS (COMPLÈTEMENT) RÉALISÉ : ET ALORS ?

Pour Charles Dantzig 1984 n’est qu’un “roman d’anticipation qui, comme tous, prophétise le pass锑Il n’y a pas de ministère de la Vérité, il n’y a pas de novlangue, il n’y a pas de Big Brother.” Soit. Mais Orwell n’a jamais prétendu que le futur serait à l’image de son roman. Quelques mois après sa parution, il écrit à un syndicaliste :“Je ne crois pas que le type de société que je décris arrivera nécessairement, mais je crois (…) que quelque chose qui y ressemble pourrait arriver. Je crois également que les idées totalitaires ont partout pris racines dans les esprits des intellectuels, et j’ai essayé de pousser ces idées jusqu’à leurs conséquences logiques.” Certes nous ne vivons pas en Océania ou en Eurasia, la démocratie libérale est toujours en place et nos libertés fondamentales sont tant bien que mal respectées. Pourtant notre monde a bien quelque chose d’orwellien.

Aucun parti ne détruit consciemment notre langue, cependant, comme l’a remarqué Jaime Semprun (Défense et illustration de la novlangue française), “la profusion de termes techniques [qui] correspond très exactement à l’extension des domaines de la vie effectivement régis par la rationalité technique” a bien créé une novlangue qui rend le monde inintelligible. Il n’y a pas de ministère de la Vérité. Néanmoins, l’unanimisme qui a régné ou règne encore sur certains sujets dans les grands médias y ressemble. Il n’y a pas de Big Brother, mais nous sommes bel et bien entrés dans l’ère de la surveillance de masse, à travers les Gafam et les Etats eux-mêmes, grâce à la crise du Covid-19 et au développement des applications de traçages des individus. Au-delà, 1984 regorge de concepts, comme la “double pensée”, qui nous aident à réfléchir, en dépit de l’époque et du contexte. Peu d’écrivains peuvent en dire autant, et certainement pas Dantzig.

ORWELL UN “FAUX SAINT” ?

Ensuite, le chroniqueur nous apprend qu’Orwell n’était pas un saint. Tant mieux, car comme nous l’a appris l’Anglais : “Jusqu’à preuve de leur innocence, les saints doivent toujours être considérés comme coupables.” Que reproche exactement Dantzig à Orwell ? “Après sa mort, on a découvert une mauvaise action.” Laquelle ? Il aurait “dénoncé de supposés communistes à la police anglaise”.

Le 11 juillet 1996 le Guardian dévoile que “Orwell a proposé une liste noire d’écrivains à un service de propagande antisovétique“. Le lendemain, Le Monde s’empresse de reprendre l’information. Trois jours après, Libération titre : “Orwell en mouchard anticommuniste“. L’affaire prend tant d’ampleur que ses deux éditeurs français Ivréa et L’Encyclopédie des nuisances publient en réponse une brochure, George Orwell devant ses calomniateurs : Quelques observations. Rappelons déjà qu’il ne s’agissait en aucun cas de révélations puisque cette affaire était déjà mentionnée dans George Orwell, une vie, la biographie de référence de Bernard Crick, publiée en 1980.

Résumons “l’affaire” : Célia Kirwan, une amie de l’écrivain qui travaillait dans le département de propagande du ministère des Affaires étrangères, lui a expliqué que son service avait pour intention de soutenir des écrivains, journalistes ou artistes capables de contrer la propagande stalinienne. Afin de l’aider, Orwell lui a indiqué, à titre privé des intellectuels “cryptocommunistes” qu’il fallait éviter de contacter. L’écrivain était antistalinien : grande nouvelle ! Mais “le gouvernement n’a pas donné suite à une liste qu’Orwell n’a pas envoyé pour participer à une chasse aux sorcières qui n’a jamais existé.” L’affaire est réglée.

ORWELL CONSERVATEUR ?

Dernière attaque, peut-être la plus sérieuse : Orwell n’était pas de gauche. Trop patriote – horreur, il aimait la cuisine anglaise et sa langue –, trop attaché aux traditions, l’écrivain ne pouvait être qu’un affreux “conservateur qui se dit de gauche”. Preuve ultime : il a écrit un article intitulé “Je suis de gauche”. “Qui fait une chose pareille, sinon celui qui sent qu’il n’est plus ce qu’il dit être ?” Joli sophisme, quoiqu’un peu grossier. Mais répondons sur le fond. Notons d’abord qu’Orwell estimait que son “patriotisme révolutionnaire” n’avait “rien à voir avec le conservatisme. Bien au contraire, il s’y oppos[ait], puisqu’il [était] essentiellement une fidélité à une réalité sans cesse changeante et que l’on sent[ait] pourtant mystiquement identique à elle-même.” Il était néanmoins favorable à la solidarité internationale, radicalement anticolonialiste et s’opposait au nationalisme, “cette propension à s’identifier à une nation particulière ou à toute autre entité, et à reconnaître pour seul devoir de servir ses intérêts.”

Ensuite, rappelons que l’écrivain a milité à l’Independant Labour party (petit parti situé à gauche du Labour), a combattu aux côtés des Républicains espagnols au sein du POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste) et a soutenu activement le Labour aux élections législatives de 1945, malgré son respect pour Churchill. Enfin Orwell était anticapitaliste, favorable à la “propriété collective des moyens de production” et défendait “une égalité approximative des revenus (il suffit qu’elle soit approximative), la démocratie politique et l’abolition de tout privilège héréditaire, en particulier dans le domaine de l’éducation.”

Dans un de ses essais les plus importants, Le Lion et la licorne, il propose un programme en six points, parmi lesquels la “nationalisation de la terre, des mines, des chemins de fer, des banques et des principales industries” ; la “réduction de l’éventail des revenus, de sorte que le plus haut revenu, impôts déduits, ne soit pas supérieur de plus de dix fois au plus bas” ; et une “réforme du système d’éducation sur des bases démocratiques.”On a connu plus à droite et chronique plus inspirée que celle de Dantzig.


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