Masques : l’État méprise l’organisation spontanée des couturières

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SOURCE : Reporterre

Masques : l'État méprise l'organisation spontanée des couturières

Spontané, populaire, efficace : le mouvement des couturières a permis, en pleine pénurie de masques, de pallier les carences de l’État de façon inédite. Mais depuis que le gouvernement a décidé que tout le monde devait être masqué, il tente d’encadrer la production des masques en tissu, au détriment des collectifs de couturières auto-organisées.

C’est une colère qui monte au rythme des ronronnements de machine à coudre. Sur les réseaux sociaux, couturières professionnelles et amatrices échangent photos et vidéos des masques vendus dans les commerces, ou distribués par les collectivités. Chaque modèle décrié a son petit nom : le masque « serpillère » baille au niveau des joues et ne tient pas. Le masque « string », dans un fin tissu blanc synthétique, a des coutures tellement bâclées qu’elles se demandent s’il résistera au moindre lavage. L’affaire a fait scandale à Montpellier (Hérault), où ils auraient été retirés de la vente. À Marcq-en-Barœul (Hauts-de-France), face à la difficulté à commander des masques, la mairie a distribué des kits à assembler soi-même. Sur le groupe de couturières Les petits masques solidaires, une des membres s’emporte contre les masques distribués par la métropole de Bordeaux : « Les coutures sont horribles, le tissu doit être un polyester made in China. À quel moment vont-ils nous faire croire que leur masques cousus à la va-vite avec n’importe quoi sont de meilleure qualité que ceux que nous faisions ? »

Les masques récupérés auprès de sa mairie par Barbara

Barbara, d’un groupe de couturières solidaire du Tarn, n’est pas convaincue par ceux distribués par sa commune. « C’est un morceau de tissu, pas un masque. Je me servirai des miens », dit-elle à Reporterre. À cela s’ajoutent les questionnements autour des masques réutilisables vendus en grande surface. Certains ressemblent à un fin morceau d’essuie-tout. D’autres semblent bien répondre aux normes des masques chirurgicaux, mais sont délivrés au compte-gouttes, et coûtent environ trente euros la boîte de cinquante. « Nous sommes cinq à la maison, je n’ai pas les moyens », poursuit Barbara.

« On a fabriqué des dizaines de milliers de masques »

Mobilisées pour certaines avant même le début du confinement, les couturières ont organisé en moins d’un mois un réseau de solidarité, pour pallier la pénurie. « On a fabriqué des dizaines de milliers de masques », estime Julie Giorgetti, créatrice du groupe Facebook Les petits masques solidaires« Au début, c’est une infirmière libérale qui m’a demandé. J’ai posté la photo du masque sur Facebook, elle a été partagée plus de 400.000 fois », raconte-t-elle. Ensuite, des personnels d’hôpitaux et d’Ehpad l’ont contactée. Elle a créé le groupe pour répondre à la demande, énorme. « Je pensais que ça durerait une dizaine de jours, le temps que les masques arrivent. Mais ils n’arrivaient pas et ça a continué. » Le groupe en est aujourd’hui à plus de 15.000 membres. « En quelques jours, on a agrégé des centaines de couturières pro et amatrices », raconte de son côté le collectif à l’origine du groupe Mask Attack, plus de 13.000 membres au compteur. Les masques ont d’abord été distribués à ceux qui étaient obligés de travailler : infirmières, pompiers, livreurs, caissières, chauffeurs de bus… Des groupes départementaux, des cartes pour mettre en contact couturières et personnes ayant besoin de masques ont été créés. Spontanée, leur mobilisation a permis une distribution rapide de masques en tissu auprès de travailleurs qui, sinon, n’avaient aucune protection.

Dans une démarche bénévole mais consciencieuse, les petites mains ont même cherché à améliorer le produit : comment le rendre protecteur ? Confortable ? Elles se sont d’abord appuyées sur le modèle du CHU de Grenoble, puis, celui-ci étant déconseillé — les gouttelettes de postillons, potentiellement contaminantes, peuvent sortir via la couture du milieu —, sur le patron de l’Afnor. L’association française de normalisation a en effet publié un référentiel fin mars. Elles se sont également basées sur les retours de celles et ceux qui les portaient, ainsi que sur les conseils d’experts rencontrés au fil de discussions sur la toile, ou contactés par les couturières à la recherche du masque idéal. « On a travaillé avec un ingénieur textile et des infectiologues du CHU de Bordeaux », indique Julie Giorgetti. Mask Attack a collectionné les conseils de soignants et d’ingénieurs. Les retours ont même permis au groupe de développer un modèle particulièrement confortable pour les travailleurs devant le garder quatre heures d’affilée. Le patron été déposé, pour que « son utilisation reste gratuite et solidaire », précise le collectif.

Ce modèle a été déposé pour garantir que son utilisation reste solidaire et totalement gratuite.

Face à ce mouvement spontané soulignant l’échec de l’État sur cette problématique des masques, la communication du gouvernement a été pour le moins chaotique. Il a d’abord soutenu que le port du masque généralisé n’était pas nécessaire, voire pouvait être contre-productif en cas de mésusage… Avant de changer de braquet courant mars, incitant le grand public à porter des masques dits « alternatifs » en tissu.

Le gouvernement a-t-il compris à ce moment-là que la pénurie allait durer, et que fournir des masques chirurgicaux (qui retiennent plus de gouttelettes que les masques en tissu) à toute la population serait impossible ? Est-il devenu perméable aux médecins et scientifiques qui recommandent le port du masque dans la population ? Y a-t-il vu une opportunité pour l’industrie textile française ? Reste que ce changement de discours s’est accompagné d’un progressif encadrement de la production.

Le 27 mars, l’Afnor a donc publié un référentiel [1] afin de guider industriels et particuliers. « Pour être honnête, bien que ces initiatives solidaires soient magiques, elles m’ont rendue un peu folle, confie Rim Chaouy, qui a piloté le projet masques barrières de l’Afnor. Je voyais notamment les gens reprendre le modèle du CHU de Grenoble, qui n’avait pas de bonnes capacités de filtration à cause de la couture sagittale [au milieu du visage]. Il fallait apporter une solution aux personnes qui n’étaient pas au contact de malades du Covid-19, tout en encadrant. »

Deux jours plus tard, le 29 mars, après un avis de l’Agence nationale de sécurité du médicament, le gouvernement créait, via une « note d’information » interministérielle, deux nouvelles catégories de masques en tissu « exclusivement réservés à des usages non sanitaires » :

  • Des masques filtrant à plus de 90 % pour les personnes en contact avec du public ;
  • Des masques filtrant à au moins 70 % pour l’ensemble de la population.

Les industriels souhaitant fabriquer ces masques doivent les faire tester par l’Institut français du textile et de l’habillement (IFTH) et le laboratoire de la Direction générale de l’armement (DGA), avant de pouvoir apposer un logo « filtration garantie ». Finalement, le 28 avril, en présentant le plan de déconfinement, Édouard Philippe consacrait ce masque « grand public », annonçant qu’il serait obligatoire dans les transports en commun et recommandé dans de nombreuses situations.

Les logos du gouvernement pour les masques testés

Les couturières se sont vite senties mises à l’écart par cette reprise en main officielle. La confusion a d’abord régné : le coût d’un test est au minimum de 1.100 euros, inaccessible pour une couturière. Était-il encore possible de donner ou vendre leurs masques, non testés ? La secrétaire d’État Agnès Pannier-Runacher, en charge du dossier, à dû rassurer les artisans : pas de tests obligatoires pour eux… Mais ils ne peuvent donc pas apposer le logo du gouvernement. Et ce n’est que le 11 mai qu’une foire aux questions, sur le site du ministère de l’Économie, est venue clarifier le statut des différents types de masques.

Logo et tests restent réservés aux industriels

Les couturières se sont appliquées à suivre les recommandations du document Afnor. « Mais les informations de ce document ne sont pas exploitables pour le grand public », dénonce le collectif Mask Attack. « C’est vraiment pour les industriels, il a fallu que je travaille avec des ingénieurs textile pour le décortiquer », confirme Julie Giorgetti. Le patron est simple, certes, mais le choix des tissus est un casse-tête. Ils doivent à la fois permettre à l’usager de respirer, tout en retenant bien les particules. Pour le choix des matières, l’Afnor renvoie aux résultats des tests effectués par la DGA et l’IFTH, publics. Mais les caractéristiques des tissus sont exprimées dans un langage d’industriels. « Même les ingénieurs textiles que nous interrogeons nous disent que ce n’est pas clair », indique le collectif Mask Attack, qui demande à ce que une liste précise de fournisseurs et de références de tissus testés et validés soit rendue publique. « Pourquoi ne pas donner clairement des informations utilisables par le plus grand nombre ? »

Le collectif s’est aussi renseigné auprès de l’IFTH, afin de savoir s’il pouvait eux aussi faire tester des matières. « Nous avons reçu une fin de non recevoir sans appel », assure-il. Contacté, l’institut n’a pas répondu aux sollicitations de Reporterre. Logo et tests restent donc réservés aux industriels. Chez les couturières, on s’interroge : tout cela viserait-il à privilégier les gros fabricants, alors que s’ouvre à eux le lucratif marché des masques grand public ?

D’autant que certaines de leurs pratiques, elles, manquent d’encadrement. « Certaines entreprises ont fait appel au bénévolat », dénonce Chistie Bellay, porte-parole du regroupement de couturières « Bas les masques ». Le 28 avril, alors qu’Édouard Philippe consacrait le port du masque grand public, elles ont lancé une pétitiondénonçant un recours devenu massif au bénévolat de couturières professionnelles, précaires, et souhaitant désormais être payées. « Il m’est arrivé de recevoir des carrés de tissu découpés, le patron, le tout pour assembler 600 masques à retourner en trois jours. On nous dit que c’est cinq minutes montre en main par masque, ce qui est impossible. Coût de l’opération : mon fil, ma machine. Récompense : quarante centimes par masque pour celles qui ont un statut permettant les factures, une médaille en chocolat pour les autres », dénonce encore Christie Bellay. Leur appel propose la réquisition des ateliers et des couturières, qui seraient payées par l’État pour fabriquer des masques ensuite gratuitement distribués au public. Mask Attack défend la même idée.

Car c’est encore une valeur défendu par les couturières : alors que le masque est désormais obligatoire dans certaines situations, elles estiment qu’il devrait être gratuit. Beaucoup dénoncent le choix du gouvernement de ne pas encadrer les prix des masques tissus. « Pour ne pas passer sa vie à faire des lessives, il faudrait presque une dizaine de masques par personne dans la famille », a calculé Barbara, la couturière du Tarn. « Je suis passée à la pharmacie du village, c’était cinq euros le masque dix lavages. Ce sera peut-être moins en ville… » Le gouvernement estime, lui, qu’avec huit masques lavables vingt fois à trois euros l’unité, une famille de trois personnes peut s’en tirer avec un budget de douze euros par mois. L’UFC Que Choisir a fait le calcul pour les masques jetables, vendus à soixante centimes l’unité dans la grande distribution : le coût pourrait dépasser les deux cents euros par mois pour une famille. Or « si certains consommateurs renoncent à cause de leur prix à en porter, ou les utilisent plus longtemps que ce qui est prescrit, où sera l’efficacité ? », s’interroge l’association de consommateurs.

Face à ce problème d’accessibilité, les couturières ont adopté des stratégies diverses : Mask Attack défend la gratuité et destine sa production en priorité aux plus précaires. D’autres soulignent qu’il faut acheter la matière première, et trouver le temps de gagner sa vie… « Nous avons fini par autoriser la vente de masques sur le groupe, avec un prix maximal de cinq euros, mais on privilégie le troc », indique Julie Giorgetti des Petits masques solidaires. Ainsi, les personnes auxquelles un masque est offert sont invitées quand elles peuvent à donner en échange des fournitures pour que les couturières puissent fabriquer d’autres masques, et ainsi poursuivre la chaîne de solidarité.


LES MASQUES EN TISSU SONTILS UTILES ?

Si l’usage des masques en tissu pour les soignants en contact avec le virus est exclu, reste à savoir s’ils peuvent être utiles dans d’autres circonstances. Une question épineuse, car il existe pour l’instant peu de littérature scientifique. « On n’a jamais été en manque de masques chirurgicaux en Europe, donc on ne s’est jamais posé la question, résume Caroline Bervas, pharmacienne hygiéniste au Centre d’appui pour la prévention des infections associées aux soins (CPIAS) de Nouvelle-Aquitaine. Il n’y a pas d’études qui montrent que l’on sera moins contaminé par le virus si l’on porte un masque tissu. En revanche, il existe des études qui montrent qu’ils permettent de diminuer les sécrétions naso-pharyngées », autrement dit les projections de gouttelettes émises par tout un chacun, dès qu’il parle. C’est là la principal utilité des masques textiles.

Des masques confectionnés par les couturières du groupe Mask Attack.

« Ces masques ne servent pas à protéger le porteur, mais l’environnement du porteur,explique Rim Chaouy de l’Afnor. Ils permettent de limiter la propagation de nos projections dans l’environnement, et nous aident à éviter de nous toucher le visage »(car on peut s’inoculer le virus en touchant une surface souillée, puis la bouche ou les yeux). Les masques sont donc d’autant plus utiles que tout le monde en porte. « Le principe est l’efficacité collective, dès que l’on met quelque chose devant la bouche, c’est mieux que rien », appuie le docteur Jonathan Faivre, du collectif de médecins qui a créé le site Stop-postillons, pour défendre le port de masques par tous. « Mais en n’encourageant pas cela dès le départ, l’État a empêché son développement massif », regrette-t-il. « Et en plus il a complètement raté sa communication sur le sujet. Les gens n’ont pas compris que ce n’est pas pour se protéger soi-même, mais les autres. Il n’y a pas de spot de publicité grand public sur le port du masque, il n’y a toujours pas le masque sur les affiches sur les gestes barrières. »

Le gouvernement a cependant commencé à développer une communication sur l’utilisation des masques, et demande qu’ils soient vendus avec une notice d’utilisation et d’entretien. « La façon dont on l’utilise est clairement ce qui est le plus important, insiste le Docteur Faivre. Bien plus que de savoir si c’est un masque de catégorie 1 ou 2, qui filtre à 90 % ou 70 %. »

Communication du gouvernement sur l’utilité des masques

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