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SOURCE : Socialter
Le 13 avril dernier, Emmanuel Macron annonçait sa volonté « d’annuler massivement la dette » des pays pauvres pour les aider dans leur lutte contre le coronavirus. Si la promesse a très vite été revue à la baisse, elle a le mérite de pointer un des facteurs cruciaux du sous-développement. Mais face à l’ampleur de la crise qui vient, cette dette ne pourra sans doute pas être remboursée. L’histoire nous apprend que la répudiation unilatérale est souvent le meilleur moyen de s’affranchir des chaînes de la dette.
Le 25 mars dernier, des chefs d’État africains en appellaient à la communauté internationale afin d’obtenir des moyens pour affronter l’épidémie de coronavirus. Plus précisément, ils demandaient 100 milliards de dollars, dont 44 milliards proviendraient du service de leur dette, dont il seraient exonérés. Une demande dont se saisit Emmanuel Macron, qui y voit une opportunité de redorer le blason de la France sur le continent, alors que les parts de marché des anciennes puissances coloniales s’effondrent au profit de la Chine depuis deux décennies. Finalement, la réunion des ministres des finances du G20 organisée deux jours plus tard, le 15 avril, n’a accordé qu’un moratoire aux 76 pays les pauvres (selon les critères de la Banque Mondiale). Concrètement, quelques 20 milliards d’euros qui étaient dûs d’ici la fin de l’année sont reportés, dont environ 1 milliard devait revenir à la France.
Une dette insoutenable
Si ce geste soulage momentanément les finances des pays pauvres, il reflète surtout l’insoutenabilité des dettes accumulées ces dernières années. Encouragés par la hausse du prix des matières premières et par les offres d’emprunt de la Chine – très peu regardante sur la situation des emprunteurs, contrairement aux pays occidentaux et aux institutions internationales – les pays pauvres se sont massivement endettés au cours de la dernière décennie. Ainsi, entre 2010 et 2018, l’endettement public moyen du continent africain est passé de 35 % du PIB à 60 %. Au point que le nombre d’États en situation de « surendettement » ou risquant fortement de l’être selon le FMI, s’élève désormais à 33, soit deux fois plus qu’en 2018. C’est notamment le cas du Soudan, de la République Démocratique du Congo ou du Cameroun.
Et ce triste panorama risque de s’aggraver dans les années qui viennent. Avec la crise économique due à la pandémie, la demande des pays développés devrait diminuer et entraîner une baisse du prix des matières premières, sources de revenus essentielles à la survie des pays du Sud peu industrialisés. Par ailleurs, les diasporas originaires de pays pauvres et travaillant dans les pays du Nord risquent d’avoir moins de revenus à envoyer à leurs familles restées dans leurs pays d’origine. La Banque Mondiale prévoit une chute de ces transferts de l’ordre de 20 %, un niveau record.
Sans compter que nombre de ces dettes sont libellées dans des monnaies stables comme le dollar ou l’euro mais que la valeur des monnaies des pays du Sud est susceptible de varier profondément en fonction de la confiance dans leur économie. Le Liban, dont la monnaie a beaucoup perdu en valeur ces derniers mois, s’est ainsi retrouvé contraint en mars dernier et pour la première fois de son histoire de faire défaut sur sa dette, devenue vertigineuse.
Ainsi, au cours des prochaines années, de nombreux États vont devoir assumer publiquement leur incapacité à rembourser leurs prêts.
Une mauvaise gestion ?
Certains économistes libéraux estiment cependant que les pays pauvres ont abusé des emprunts pour se financer et devraient logiquement assumer les conséquences d’une situation dont ils seraient les seuls responsables. Leur argumentaire se fonde notamment sur la mauvaise gestion des finances publiques. Les pays pauvres ne sont-ils pas incapables de collecter l’impôt correctement, le secteur informel représentant une grande part de leur économie ? La corruption ne dilapide-t-elle pas l’argent public ? Et pourquoi les emprunts n’ont-ils pas servis à diversifier les économies plutôt que de vivre sur les rentes des matières premières ? Si les pays pauvres souffrent souvent de ces maux, toute la responsabilité doit-elle leur en incomber nécessairement ?
Durant la colonisation, d’immenses territoires ont ainsi servi de réservoirs de matières premières et de main-d’oeuvre pour les métropoles européennes, et les petites industries qui avaient commencé à s’y développer ont presque toutes disparues du fait de la concurrence des biens importés depuis l’Europe. Quant aux infrastructures que les colonisateurs ont laissées derrière eux, la plupart étaient dédiées à cet objectif d’exploitation des matières premières.
Depuis l’accession à l’indépendance de nombreuses anciennes colonies, cette relation de subordination prend des formes plus discrètes. D’après la théorie post-marxiste de « système-monde », le sous-développement des pays du Sud est en effet lié à leur appartenance à la périphérie de l’ordre économique mondial. Le processus de « fuite des cerveaux » en est une illustration bien connue : les individus les plus diplômés des pays peu développés y trouvant peu de débouchés, ils préfèrent émigrer vers les pays développés, ravis d’accueillir des populations bien formées sans avoir eu à assumer le coût de leur éducation.
Nombre de pays africains ou latino-américains souffrent par ailleurs de la malédiction des matières premières : leur économie repose principalement sur des rentes agricoles ou minières, le cours de leur monnaie et leur situation budgétaire sont soumis à la volatilité des cours sur les marchés mondiaux. Par ailleurs, ces États s’avèrent souvent incapables de diversifier leur économie en développant le secteur secondaire : lorsque les cours des matières premières sont hauts, leur monnaie s’apprécie et les exportations industrielles deviennent peu compétitives, tandis que les importations sont facilitées ; lorsque les matières premières sont moins demandées, l’importation des matériels nécessaires au développement de l’industrie devient hors de prix. L’application de politiques de libre-échange à des États incapables d’affronter la compétition internationale depuis plusieurs décennies n’a fait qu’aggraver ce mal endémique.
À qui profite le surendettement ?
Si la responsabilité des débiteurs dans leur surendettement est souvent pointée du doigt, celle des créanciers n’est en revanche presque jamais mentionnée. Ils jouent pourtant un rôle essentiel. Dans son livre Le système dette (Les liens qui libèrent, 2017), l’historien et économiste Eric Toussaint propose une étude de nombreux pays confrontés au surendettement au cours des deux derniers siècles et démontre combien la misère de certains pays est une aubaine pour des financiers peu scrupuleux.
Sachant pertinemment que les États auxquels ils prêtent ont peu de chance de pouvoir les rembourser, ils leur demandent des intérêts très élevés. Une fois émises, ces dettes non-viables sont ensuite échangées entre spéculateurs : si les perspectives de remboursement sont faibles, l’obligation pourra être rachetée pour un prix faible (rapidement amorti par les intérêts versés) et lorsque l’on retrouve confiance dans le débiteur, l’obligation achetée à bas prix peut être revendue avec une plus-value. Pour couronner le tout, les multiples intermédiaires de ce système, notamment les banques, obtiennent de généreuses commissions au passage. Ainsi, tout un pan du monde financier vit de l’endettement des États pauvres.
On rétorquera que les créanciers ont pris des risques et que les forts intérêts qu’ils exigent en contrepartie sont donc légitimes. Mais en réalité, lorsqu’un défaut de paiement intervient, les créanciers finissent presque toujours par dicter les termes des restructuration de dettes.
Des sauvetages aux allures de hold-up
Eric Toussaint raconte comment est organisé ce processus : le pays surendetté contracte un grand prêt, par exemple auprès d’un État étranger ou d’une institution internationale comme le Fonds Monétaire International ou la Banque Mondiale, pour rembourser ses créanciers. Au passage, certains « fonds vautours » qui avaient racheté des obligations d’États proches de la faillite à un prix dérisoire se font rembourser toute la dette restante.
Les nouveaux créanciers, venus « sauver » les nations surendettées imposent alors des cures d’austérité drastiques et affectent une part considérable des revenus de l’État au remboursement de la dette. Pour obtenir rapidement des liquidités, ils forcent les États surendettés à se séparer de leurs biens les plus précieux (systèmes de transport, compagnies d’eau et d’électricité, gisements de matières premières…), aggravant à terme leur situation financière. Ces politiques du « consensus de Washington » appliquées par le FMI et la Banque Mondiale ont ainsi ravagé des nations entières depuis les années 1980 sans réussir à résorber les montagnes de dettes. Le cas de la Grèce, qui a perdu un tiers de son PIB et dont l’endettement n’a cessé d’augmenter depuis son premier « sauvetage » en 2010, est à ce titre exemplaire.
Dans certains cas, l’endettement excessif d’États faibles a même servi de motif à leur colonisation, comme dans la cas de la Tunisie par la France ou de l’Egypte par la Grande-Bretagne dans la seconde moitié du XIXème siècle. Si la colonisation semble aujourd’hui appartenir au passé, les pratiques impérialistes demeurent. Ainsi, la Chine, qui se présente pourtant comme un pays en développement et évoquent des accord « gagnant-gagnant » lorsqu’elle prête sans rechigner à des États fragiles, a obtenu en 2017 de la part du Sri Lanka une concession de 99 ans pour un port qu’elle avait largement encouragé à construire malgré une viabilité économique douteuse.
Rembourser, à quel prix ?
Pour les États surendettés, rembourser à tout prix les créanciers représente un coût financier énorme (l’accumulation de nouveaux emprunts pour rembourser les précédents multipliant les montants à rembourser), sans même parler de la misère imposée à la population. Dans Le système dette est ainsi détaillé le cas de la Grèce moderne, dont le gouvernement provisoire en lutte pour l’indépendance vis-à-vis de l’empire ottoman n’a eu aucun problème à lever de l’argent auprès de spéculateurs français, britanniques et russes durant les années 1830. À partir de là, le pays a accumulé les restructurations, notamment celle de 1898 qui instaure une Commission Financière Internationale disposant directement des droits de douane et des revenus de nombreuses taxes. Cette ancêtre de la « troïka » contemporaine gérera le budget du pays jusqu’à l’invasion allemande de 1942 et forcera dans les années 1930 la Grèce à consacrer un tiers de ses revenus au service de sa dette en pleine crise économique !
Le remboursement total de la dette publique s’avère par conséquent souvent impossible pour les pays pauvres. Dans son best-seller Dette : 5000 ans d’histoire (Les liens qui libèrent, 2013), l’anthropologue David Graeber explique l’obsession du remboursement d’une dette. Selon lui, le problème vient d’une contradiction fondamentale entre deux systèmes moraux : celui de l’échange, qui consiste en un aller-retour tendant à l’équilibre entre égaux, et celui de la hiérarchie, c’est-à-dire d’une relation entre personnes qui n’ont pas le même statut ou la même position sociale. Or, la dette étant un « échange qui n’est pas allé jusqu’au bout », elle crée une relation hiérarchique provisoire entre deux personnes au nom du retour à l’équilibre propre au système social de l’échange. Mais le fondement d’égalité et d’autonomie des participants à l’échange est alors rompu, ce qui explique que l’oppression liée à la dette a toujours été combattue dans l’histoire (demandes de redistribution des terres, de libération de l’asservissement…).
Répudier les dettes illégitimes
Dès lors, sortir de l’asservissement par la dette impose d’interroger la légitimité de cette dernière. Dans son ouvrage, Éric Toussaint évoque la célèbre doctrine de la « dette odieuse » élaborée par le juriste russe Alexander Sack : si une dette n’a apporté aucun bénéfice à la population, et ce, avec la complicité des créanciers, alors elle n’a pas à être remboursée. Or, il est vraisemblable qu’une part importante des créances des pays pauvres ont servi à assurer le train de vie de dirigeants corrompus et que les bailleurs de fonds ont volontairement fermé les yeux. Mais le militant altermondialiste qu’est Toussaint rappelle que la doctrine de Sack est volontairement restrictive et donc difficile à utiliser, puisqu’il n’existe pas de tribunal international dédié à ces questions et qu’elle ne prend pas en compte les changements de régime, au cours desquels peut s’exercer le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Toussaint propose d’élargir la doctrine conçue par Sack en tenant compte du respect des droits humains et de la responsabilité directe – au lieu d’une simple complicité – des créanciers dans des politiques d’austérité calamiteuses. L’économiste plaide également en faveur d’un audit citoyen de la dette permettant d’estimer la proportion illégitime, que l’État en question répudierait ensuite unilatéralement. C’est la stratégie employée durant les années 1920 par le Mexique et la jeune URSS, alors tous deux écrasés de dettes dont ils avaient remboursé depuis longtemps le capital d’origine. Si l’hostilité des créanciers fut redoutable dans un premier temps, le niveau de mobilisation sociale dans les pays en question eut raison de leur cupidité. De façon surprenante, ces États n’auront d’ailleurs aucun problème à emprunter de nouveau sur les marchés internationaux à peine quelques années plus tard, les investisseurs ayant retrouvé confiance. La répudiation d’une grande partie de la dette équatorienne par Rafael Correa à la fin des années 2000 illustre la viabilité du processus proposé par Toussaint, régulièrement invité par des gouvernements à faire partie de comités d’audit citoyens.
Bien sûr, les répudiations unilatérales n’ont rien de simple. Elles supposent une puissante implication populaire qui se saisisse de l’enjeu et une détermination politique très forte. Il y a cinq ans, la Grèce a offert un exemple tragique d’absence de ce second facteur. Mais face à la catastrophe qui s’annonce, y aura-t-il une alternative à l’effacement ?