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SOURCE : France culture
Bulle économique |Attention la récession est là ! Félicitons nous, des plans de relance sont prévus. Où iront-ils ? Comment mesurera-t-on leur succès ? Par la croissance du PIB, le Produit Intérieur Brut. Or cet indicateur hégémonique ignore (entre autre) la solidarité et la destruction du patrimoine écologique. Et si on changeait (enfin) les cadres de la réflexion ?
S’il y a une chose à laquelle tout le monde dit oui en ce moment, c’est bien la relance. Plan de relance d’initiative franco-allemand, plan de relance de l’aérien, de l’automobile, du tourisme, plan de relance verte : la relance serait la solution évidente et indiscutable à la crise économique monumentale occasionnée par le confinement.
Aucun parti n’est contre. Les syndicats non plus. Et s’il y a des divergences, c’est surtout sur les montants mis sur la table par les Etats pour impulser la relance. 500 milliards d’euros comme le proposent Emmanuel Macron et Angela Merkel, c’est insuffisant critique la France Insoumise, car la perte du PIB européen sera bien supérieure à ce montant.
La relance est un mot magique, totalement consensuel. Que le débat soit réduit à 500 milliards d’euros, est-ce suffisant, est-ce possible, c’est une pensée extrêmement pauvre. La vraie question, c’est 500 milliards pour quoi faire. Florence Jany-Catrice, économiste spécialiste des indicateurs.
Des milliards de dette, pour combler des milliards de PIB en moins, voilà à quoi se résume au final, le débat politico-économique dominant.
Mais relancer quoi ? Selon quels critères ? Quand le Président français et la Chancelière allemande sont interrogés à ce propos, ils répondent, pour l’une : les régions qui ont le plus souffert, pour l’autre les secteurs les plus impactés.
Ces 500 milliards d’euros nous proposons de les utiliser pour faire des dotations budgétaires, et transférer du vrai argent budgétaire, dans les régions les plus touchées, dans les secteurs qui ont été le plus impactés. Emmanuel Macron, le 18 mai 2020.
Ce sont les régions qui ont le plus souffert qui vont profiter au maximum de ces ressources, c’est la philosophie de notre projet, c’est cela qui est original. Angela Merkel, le 18 mai 2020.
500 milliards de “vrai argent” mais encore ?
Ce qui est original dans le plan de relance d’initiative franco-allemand, c’est, non pas que c’est du VRAI argent, comme le dit étrangement notre chef d’Etat, mais que les 500 milliards seraient empruntés par l’Union Européenne, et remboursés par les Etats en fonction de leur poids économique dans l’UE, et pas en fonction de ce qu’ils auront reçu.
Mais d’une part, c’est loin d’être fait, car tous les autres Etats de l’UE doivent accepter à l’unanimité, et certains ont déjà dit qu’ils étaient contre.
D’autre part, quand il s’agira de savoir si ces milliards ont été bien dépensés, s’ils ont amélioré la situation, comment fera-t-on d’après vous ? Comment évaluera-t-on le bien fondé de toutes ses relances ?
Je prends les paris, qu’on regardera le PIB, du secteur, de la région, du pays qui a tant souffert, et s’il remonte, on se dira : mission accomplie. Nous voilà bien reparti…
Le PIB, ce carcan du siècle passé
La croissance pour la croissance, les limites de cette direction économique ont été énoncées dès les années 70 (fameux rapport Meadows). Une croissance infinie est-t-elle possible dans un monde fini ? La question se pose toujours autant qu’avant, mais ce n’est pas celle que je veux soulever dans cette chronique.
La question que je pose, c’est à quel aune, autre que la croissance du PIB, pourrait-on évaluer notre capacité à sortir par le haut de cette nouvelle crise ?
Disons d’abord pourquoi le produit intérieur brut est un indicateur du monde passé.
Petit rappel historique, il a été créé en 1944, au sortir de la guerre, quand l’économie était un champ de ruine au sens propre du terme. Qu’on mesure alors la production, c’était logique. Qu’aujourd’hui, on nous parle de rupture, de verdissement de notre économie, de solidarité, sans remettre en cause cette boussole relève, au mieux de la paresse intellectuelle.
Deuxième problème, très bien documenté depuis les années 80, le PIB ne permet pas de mesurer la destruction du patrimoine écologique d’un pays, de sa biodiversité, de son “capital naturel”, comme on dit parfois. Le PIB mesure des flux de production, il additionne tout ce qu’un pays produit, pas ce qu’il détruit pour cela.
Quand on parle de destruction, il n’y a pas que la planète qui compte, il y a aussi l’état de santé de la population, son capital sanitaire en somme et aussi ses droits. Dans quel état ces autres patrimoines se retrouveront-ils à l’issue de la crise ?
Si on prend les droits sociaux, on peut les envisager comme un stock de droits, un capital appartenant aux salariés. A quelles conditions les milliards des plans de relance seront-ils accordés ? Avec quels droits potentiellement en moins pour les salariés ? On voit la direction qui est prise, le gouvernement français ayant assoupli les règles pour les CDD. Un PIB qui augmente est parfaitement compatible avec des droits qui vont en s’amenuisant.
A lire/ écouter : CDD : des règles assouplies jusqu’à la fin de l’année
Dernier argument (mais il y en a beaucoup d’autres), le PIB ne prend en compte que ce qui a une valeur d’échange. Le bénévolat, notamment en est exclu. La contribution des administrations publiques n’est mesurée que par le biais des salaires de ses agents.
Rendez vous compte : tous les gestes de solidarité qui ont lieu pendant ces mois de confinement, les dons de masques ou de repas aux soignants, la distribution de colis alimentaires, les respirateurs fabriqués par les “makers” et leurs imprimantes 3D, toute cette entraide va compter pour zéro.
Les médecins en retraite qui sont venus aider leurs collègues, au péril de leur vie, zéro. Les parents qui font la classe à leurs enfants, zéro. Les heures prises sur les repas, la pause, le temps libre par les aides-soignantes ou les infirmières, zéro.
Rendez vous compte que les administrations publiques (dont la contribution à la production nationale a commencé à être été ajoutée au PIB en 1977) ne contribuent qu’à la hauteur des salaires (souvent faibles, en tout cas pour les infirmières et enseignant.es personne ne le conteste) qui sont versés à ses agents. Le PIB ignore complètement la qualité du service rendu, son caractère essentiel ou pas.
Ainsi, le surcroît d’activité des hôpitaux de ces derniers mois sera comptabilisé dans le PIB seulement par le biais de la prime qui sera accordée aux soignants et des heures supplémentaires quand elles seront payées.
Ce qui n’a pas de valeur monétaire, n’est pas compté dans le PIB, est-ce à dire que c’est sans valeur ? Est-ce encore ainsi que l’on veut penser la vitalité d’un pays dans ce fameux monde d’après ?
Pour résumer, veut-on, encore au XIXème siècle, évaluer les progrès et la santé d’un pays par le biais d’un indicateur insensible :
- à la destruction de la planète,
- au recul de nos droits
- aux gestes de solidarité
- à la mobilisation exceptionnelle du service public quand on a besoin de lui ?
Si la question se posait déjà hier, est-ce qu’elle ne devrait pas encore plus se poser aujourd’hui ?
Beaucoup de réflexions, peu de changements
Toutes ces critiques sur le PIB, sont anciennes, documentées, connues des politiques qui ont parfois même créée des commissions ad-hoc pour réfléchir à des indicateurs pouvant compléter le PIB. Cet article de Nature (en anglais) en fait un bon résumé.
Dans les années 60, Robert Fitzgerald Kennedy, avait dit lors d’un discours : “le PIB mesure tout, sauf ce qui est essentiel à la vie“. En 1990 est apparu, l’IDH, l’Indice de Développement Humain qui tient compte notamment de la mortalité, de la scolarisation. Après la crise de 2008, on a créée des commissions, en France, en Europe et à l’ONU pour réfléchir à d’autres indicateurs.
L’Union Européenne a un programme nommé « Beyond GDP » au-delà du PIB, l’OCDE a développé un Better Life Index, index de bien être, l’Etat du Vermont aux Etats Unis intègre désormais dans ses statistiques, le Genuine Progress Indicator, ou véritable indicateur de progrès qui tient compte notamment des inégalités sociales.
Il existe même un « Happy planet Index » qui multiplie la satisfaction de vivre par l’espérance de vie et divise le produit par une mesure de l’impact écologique.
L’ONU a créé en 2015 une agence chargée de coordonner les travaux des Etats sur les indices de développement durable, et la Commission Européenne publie chaque année un document qui décrit les objectifs de développement durable atteints, ou à atteindre pour chaque pays, document beaucoup moins commenté que ses évaluations de croissance pour chaque pays.
Le problème, c’est que plus il y a de commissions et d’indicateurs dits alternatifs, plus le PIB universel et synthétique assoit son hégémonie.
Il serait en théorie possible de se mettre autour d’une table comme on l’a fait à Bretton Woods en 1944, et de réfléchir à l’indicateur pertinent pour le siècle qui vient. Mais vu l’état des relations internationales, vu le désengagement des USA de toutes les institutions, vu l’attrait démesuré de notre société pour les chiffres (sans jamais se demander comment ils ont été calculé, selon quelles conventions et avec quelle méthode), le PIB a ses chances de rester le sempiternel indicateur de nos destinées.
On entend quand même quelques voix
Dans une tribune récente intitulée « Les raisonnements d’évangile sur la croissance salvatrice sont des croyances trompeuses », les fondateurs du Forum pour d’autres indicateurs de richesse rappellent utilement que ” ce qui compte le plus ne peut pas toujours être compté “.
Qu’on ne les méprenne pas, ils ne disent pas que le PIB est à jeter, et je ne le dis pas non plus. Le produit intérieur brut a le mérite d’être accepté et calculé dans tous les pays. Qu’il permette de piloter l’action publique, prévoir les rentrées fiscales, évaluer la production d’un pays, c’est son but ; dire que tout va bien quand il croît, et tout va mal quand il décroît, comme le font la quasi-totalité des politiques et des médias, est un raisonnement du siècle passé.
La bonne nouvelle, c’est que les idées, les initiatives, les propositions pour sortir du carcan du PIB sont de plus en plus nombreuses.
L’urgente nécessité de s’engager dans une société post-croissance ne fait plus vraiment de doute. Elle devra s’accompagner d’indicateurs sur « ce qui compte vraiment », choisis via un processus délibératif ” écrit dans le 1, Florence Jany-Catrice, présidente de l’AFEP.
Je propose d’aller vers la transition du bien-être et d’aller vers des facteurs et des indicateurs en phase avec le XXIe siècle tels que les inégalités, l’écologie ou le niveau de bonheur. C’est fondamental de se doter de tels indicateurs pour évaluer la croissance au-delà du PIB. Eloi Laurent, économiste, dans les Matins du 8 avril 2020.
Il semblera dès lors nécessaire d’élaborer de nouveaux indicateurs économiques, permettant de prendre en compte la production de néguentropie et les impacts sociaux et territoriaux des entreprises, ce qui suppose d’envisager d’autres critères que le profit immédiat et d’autres types de valeurs que la valeur d’échange dans les processus d’évaluation. Recherche contributive, un projet coordonné notamment par Bernard Stiegler.
Ce qui est malheureux, voire inquiétant, c’est que ces économistes porteurs de solutions alternatives à la toute puissance du PIB brillent pour le moment par leur absence dans les réunions organisées par Bercy depuis le début du confinement pour parler économie (selon la liste non publique que m’a transmise Bercy). Ici, un article du Monde qui évoque ces rendez vous du lundi.
Cela pourra peut être évoluer, qui sait ? Bercy m’a affirmé que la porte était ouverte à toutes les bonnes volontés. Pour le moment, aucun économiste de l’Afep, (l’association Française pour l’Economie Politique, dite hétérodoxe) n’en fait partie; le pluralisme n’est donc pas encore de mise.
Ce qui est heureux, c’est que les jeunes générations sont, plus que celles d’hier, conscientes que le capital naturel ou social qui est détruit, par le PIB ou sa quête ne seront pas remplaçables. Si des “jeunes” le comprennent, pourquoi pas nous ?
Je fais une modeste proposition. Puisque nous ne sommes pas encore prêt.es à nous passer du PIB, introduisons dans le débat public, la question de la soutenabilité des modèles de croissance. On en parle pour les dettes, (la dette est-elle soutenable ?), il faut en parler pour les plans de relance.
Soutenabilité forte ou soutenabilité faible, c’est à cette aune que nous pourrions évaluer en amont les plans de relance qui se dessinent, qu’ils soient labellisés verts ou pas.
Soutenabilité faible, c’est l’idée que le capital naturel est substituable, autrement dit que ce qui est détruit par la croissance pourra être remplacé dans l’avenir, notamment grâce au progrès technique. Soutenabilité forte, c’est l’idée inverse. Le capital naturel détruit ne sera pas remplaçable. Ce qui est détruit, est détruit.
Soutenabilité faible ou forte : un débat nécessaire
En l’absence de remise en question du PIB, ce serait un minimum d’aborder ces notions de soutenabilité forte ou faible dans le débat public quand on parle de relance. On pourrait même (soyons folle !) questionner les politiques, éditorialistes, économistes qui passent sur les plateaux sur leur “obédience” : “et vous, vous êtes plutôt soutenabilité forte ou faible ? ”
En espérant que ce soit l’option soutenabilité forte qui l’emporte au final, mais c’est loin d’être gagné.
Ci-dessous, la vidéo dont est extraite la chanson sur le PIB que l’on entend dans la bulle parlée qui a été mise en ligne par un professeur de Science Economique et Sociale, et qui explique très bien la différence entre soutenabilité forte et faible.