Crise du coronavirus : “La surveillance généralisée fait partie d’une logique de fabrication de vérité”

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SOURCE : Marianne

Professeur de philosophie politique à l’université de Columbia, spécialiste de renom du philosophe Michel Foucault et auteur de “La Société d’exposition” (Le Seuil, 2020), Bernard E. Harcourt défend la pertinence des grilles d’analyse foucauldiennes pour décrypter la crise sanitaire.

 

Marianne : L’œuvre de Michel Foucault comporte plusieurs concepts qui trouvent un remarquable écho dans la crise actuelle et la manière dont elle est gérée : on pense à la “biopolitique”, à l’enfermement, à la discipline, au pouvoir médical, au régime de vérité – je fais ici référence à l’éphémère plateforme gouvernementale “Désinfox coronavirus”. Par-delà ces schémas précis, dans quelle mesure le prisme foucauldien permet de décrypter le moment que nous vivons ?

Bernard E. Harcourt : Ce que les textes de Foucault nous offrent de plus intéressant dans cette période de pandémie et de confinement, c’est une grille d’analyse plutôt que des schémas prêt-à-porter. Foucault nous a incité à nous demander comment le pouvoir circule dans notre société, et non pas comment “le pouvoir” gère la crise. C’est précisément cette distinction entre ces deux termes, entre ces deux manières de penser le pouvoir — d’un côté celle qui consiste à se focaliser sur le pouvoir souverain comme chez Hobbes, et de l’autre celle qui essaye de comprendre comment circule un pouvoir que nous exerçons tous — qui reflète comment Foucault a révolutionné la pensée politique.

Comme vous le faites remarquer, Foucault a proposé un certain nombre de schémas spécifiques qu’il a identifiés comme dominants dans différentes périodes historiques : la discipline, qu’il a associée à la France du milieu du XIXe siècle avec l’ouverture de la colonie pour jeunes délinquants à Mettray en 1840 ; l’enfermement, qu’il a associé à la naissance de la prison dans les temps modernes ; ou encore la “biopolitique”, dont il a pu identifier l’origine dans des formes plus anciennes du pouvoir pastoral.

Dans cette crise pandémique, il est possible d’identifier des aspects qui relèvent de chacun de ces schémas. Le terme même de confinement soulève des analogies à la fois avec la forme juridique de l’enfermement dans Théories et institutions pénales, et avec l’analyse des traitements différents de la lèpre, la peste et la variole dans son étude du biopouvoir dans Sécurité, Territoire, Population.

Cela dit, ces schémas sont devenus dépassables au tournant du XXIe siècle. En fait, l’objectif de mon ouvrage La Société d’exposition était précisément de démontrer comment le pouvoir circule différemment à l’ère des sociétés numériques – non simplement comme forme de surveillance, ou comme spectacle, mais à travers nos propres passions et désirs de nous exposer sur les médias sociaux et internet. Cela n’a fait qu’empirer durant le confinement, puisque nous n’avons plus le choix de nous exposer ou non : nous sommes désormais sommés de vivre de manière plus virtuelle.

L’urgence de la pandémie écarte, à juste titre, la plupart de nos autres préoccupations et craintes

Pour mieux comprendre les nouvelles voies inédites de circulation du pouvoir en cette période de pandémie, il faudrait déployer la méthode et l’approche de Foucault, plutôt que l’un ou l’autre de ses schémas particuliers. Autrement dit, il faut penser avec Foucault, et non simplement emprunter les schémas qu’il a trouvés utiles il y a plusieurs décennies.

Dans votre livre, vous appeliez à dépasser le concept de “société de surveillance” pour lui substituer celui de “société d’exposition”. Pensez-vous que la place qu’ont occupée les réseaux sociaux, et les médias numériques en général, pendant cette crise conforte votre thèse ?

Je crains qu’elle ne fasse que renforcer notre société d’exposition. L’urgence de la pandémie écarte, à juste titre, la plupart de nos autres préoccupations et craintes. Et cela donne naissance à une nouvelle norme dans laquelle nous passons maintenant tout notre temps sur Internet – toutes nos réunions, toutes nos activités quotidiennes, nos rencontres avec des amis et de la famille, tout se passe maintenant virtuellement, ce qui signifie que nous sommes en train de perdre nos données personnelles à des taux exponentiels. Nous le faisons en grande partie avec “servitude”.

De plus, nous n’avons aujourd’hui plus le choix que d’être en ligne pour pouvoir travailler et entretenir des relations virtuelles. En ce qui me concerne, par exemple, tout mon enseignement à Columbia University a migré vers Zoom du jour au lendemain, et je n’avais pas d’autres options, avec une classe de 100 étudiants, pour répondre aux exigences de l’administration : il faut pouvoir imaginer les risques pour la sécurité et la vie privée que cela représente.

C’est précisément en ces moments de crise – lorsqu’on est mis en garde contre les menaces du terrorisme ou d’une pandémie – qu’on baisse la garde et qu’on se familiarise avec ces nouvelles formes d’exposition. Et graduellement, ils deviennent la nouvelle norme.

Revenons à Foucault. Un foucauldien convaincu dirait que les logiques du pouvoir disciplinaire sont déjà à l’œuvre en “temps normal”. La crise actuelle ne les aurait qu’exacerbées et révélées au grand jour. Dans quelle mesure cette analyse est-elle valable ?

L’identification du pouvoir disciplinaire dans les sociétés occidentales libérales modernes opérée par Foucault avait quelque chose de prémonitoire dans les années 70 et représentait une critique virulente des sociétés occidentales qui se complaisaient à critiquer le bloc de l’Est. L’idée du philosophe français selon laquelle nous vivons dans “un archipel carcéral”, en référence à L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne, était une terrible accusation du libéralisme et est arrivée exactement au moment de l’explosion des emprisonnements, particulièrement aux États-Unis.

Cependant, il est important d’insister sur le fait que Foucault avait lui-même dépassé l’étude du pouvoir disciplinaire dès la fin des années 70, en se focalisant davantage sur des formes subtiles de gouvernement à l’ère néolibérale, et que les schémas qu’il avait élaborés, et que vous énumériez dans votre première question, ne s’excluait pas mutuellement : on peut donc retrouver des formes disciplinaires fonctionner en « temps normal » — cela dit, on remarque que de nombreux systèmes pénitentiaires occidentaux sont devenus des entrepôts et des réserves pour les humains plutôt que des centres de réadaptation.

De fait, aujourd’hui, l’application de recherche de contacts StopCovid par exemple, révèle une dimension du pouvoir disciplinaire : elle est panoptique, elle nous suit partout. Le danger qu’elle représente n’est pas le fait qu’elle essaye de modeler directement notre comportement ou nous transformer en sujets dociles, mais il consiste plutôt en son potentiel de rassembler toutes nos données personnelles et de les redistribuer aux commerces pour que ceux-ci soient en mesure de nous envoyer des offres publicitaires plus ciblée. Donc, les dangers sont moins ceux conventionnellement associés à des pouvoirs disciplinaires, mais davantage ceux que j’associerais aux nouveaux paradigmes de gouvernement qui nous rabaissent à de simples consommateurs ou qui nous traitent comme des ennemis de l’Etat.

Le gouvernement avait lancé, avant de faire marche-arrière, une plateforme pour sélectionner les articles de presse “sûrs et vérifiés” sur la pandémie. Ne sommes-nous pas face à un cas concret des corrélations serrées entre “pouvoir” et “vérité” auxquelles s’est intéressé Foucault dans ses derniers travaux ?

A vrai dire, cette question a constamment intéressé Foucault. D’ailleurs, ses théories du savoir-pouvoir et de la volonté de savoir, toutes deux influencées par son dialogue et ses confrontations avec Nietzsche, reflètent la consistance de cette problématique. Il suffit de se référer à ses conférences à Rio, en 1973, La vérité et les formes juridiques, pour saisir l’importance que Foucault accordait à la production de la vérité sous différentes formes (ici, légales, mais ailleurs, historiques ou économiques). Les expressions et le langage qu’il emploie varient avec le temps, éventuellement se rapprochant plus de formules comme “régime de vérité”, le “dire vrai”, la “véridiction”, la “parrêsia”, et le “courage de la vérité”, que savoirs et connaissances. Néanmoins, c’est toujours la relation entre la façon dont le pouvoir circule et celle dont il module nos subjectivités, nos connaissances et nos conceptions de la vérité qui était au cœur de sa théorie.

Ce qui a le plus passionné Foucault était de nous faire remarquer qu’il n’y a pas de savoir sans politique

Vous donnez un parfait exemple du gouvernement plaçant son imprimatursur certains articles médiatiques, représentant une illustration parfaite de la modulation des connaissances par les relations de pouvoir. C’est de la même manière que l’évaluation par les pairs a modifié la science, que les plateformes comme Wikipédia, qui ont mis à l’épreuve la conservation des connaissances des dictionnaires et encyclopédies (bien qu’aujourd’hui, Wikipédia, ait ses propres éditeurs tyranniques revendiquant la protection de leurs savoirs). De plus en plus, de nos jours, le numérique permet à des personnes ou des groupes de personnes de remettre en question ces fonctions de protection des savoirs, comme le PEERS Project, avec son libre accès, ses données et ses évaluations accessibles librement. Toutefois, même ce fonctionnement représente davantage une façon nouvelle de la circulation du pouvoir qu’une absence de pouvoir.

Ce qui a le plus passionné Foucault était de nous faire remarquer qu’il n’y a pas de savoir sans politique, autrement dit que le vrai savoir n’est jamais exempt des relations de pouvoir. Toutefois, cette position est très radicale et extrêmement déstabilisante. Elle implique que mêmes les connaissances scientifiques sont entremêlées à des relations de pouvoir et ne peuvent s’en défaire. La meilleure illustration de cela est la controverse autour du brillant docteur et microbiologiste Didier Raoult. Tout ce qui se rapporte à ses recherches scientifiques sur l’hydroxychloroquine démontre le lien inextricable qui existe entre le savoir et le pouvoir.

Dans l’œuvre de Foucault, la notion de “régime de vérité” se trouve articulée à celle de “surveillance généralisée”. Quels sont les liens entre les deux ?

Il se trouve que la connexion fut fortuite, la conséquence d’une coïncidence, car le concept de régime de vérité est beaucoup plus large et peut emprunter un grand nombre d’autres schémas de circulation du pouvoir dans une société. Aujourd’hui, je dirais plutôt que la surveillance généralisée fait partie d’une logique de fabrication de vérité. A l’ère digitale, où la surveillance est devenue facile à organiser et moins coûteuse, une forme totale et omnisciente de récolte d’informations personnelles a été rendue possible et a permis aux GAFAM et aux agences d’intelligence d’en savoir plus sur nous que nos partenaires, nos époux…

Foucault lui-même était victime d’une pandémie

Justement, de quelle manière cette surveillance généralisée que vous décrivez, et qui est facile à organiser aujourd’hui, participe à une logique de “fabrication de la vérité” ?

Des productions de vérité… il y en a partout et tout le temps autour de nous. Toutes les mesures que nous prenons – la distanciation sociale, les masques faciaux, l’enfermement, en France les attestations de sortie et le périmètre de l’éloignement du domicile, à New York les camions frigorifiques remplis de cadavres faisant office de morgues temporaires et les sirènes déchirantes qui résonnent dans les gorges vides de Broadway — oui, toutes ces expériences et pratiques façonnent la vérité de cette pandémie.

Du reste, cela pourrait nous surprendre mais Foucault lui-même était victime d’une pandémie – atteint par le virus de l’immunodéficience humaine VIH qui a touché plus de 75 millions personnes et tué plus de 32 millions d’hommes et de femmes. Arrêtons-nous une minute sur ces 32 millions de décès causés par le VIH : est-ce que vous saviez qu’il y en avait autant ? Avez-vous déjà pensé que le VIH était une pandémie qui aurait pu appeler une réponse mondiale égale à celle du Covid-19 ? Est-ce que vous imaginiez que Foucault lui-même fut victime d’une pandémie ? Vous êtes-vous déjà rendu compte que vous vivez entouré de la pandémie du VIH ? C’est là, peut-être, une bien triste mais pertinente illustration de la manière dont la circulation du pouvoir façonne la connaissance et notre propre subjectivité.


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