SERGIO BOLOGNA : “LE TEMPS EST VENU D’INVOQUER LE DROIT DE RÉSISTANCE”

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SOURCE : ACTA

Entretien avec Sergio Bologna, historien du mouvement ouvrier, cinquante ans après la promulgation en Italie du « Statut des travailleurs » de mai 1970.

La meilleure manière de saisir le sens de l’avancée impétueuse de la classe ouvrière et de sa défaite, entre 1960 et 1985, est de se mettre à la place d’un jeune homme qui lutte aujourd’hui contre la précarité. Il pourrait demander à Sergio Bologna, historien du mouvement ouvrier et l’un des fondateurs de la revue Primo Maggio, à quoi ont abouti les conquêtes qui ont coûté tant de sacrifices ? Où sont passés tous les droits ?

Bien sûr, en parlant de cette période si lointaine, on est curieux de savoir comment un jeune travailleur perçoit ses droits aujourd’hui. Savez-vous que vous avez des droits, savez-vous ce que signifie de défendre un droit sur le lieu de travail ? Le Statut des droits des travailleurs de mai 1970 a été un geste important de civilisation, la reconnaissance et la protection des droits syndicaux ont constitué un pas en avant pour le système démocratique. Pourtant, de nombreux cadres syndicaux et les courants politiques les plus proches de nous, le considéraient à l’époque comme déjà ancien, déjà dépassé. Je vous donne un exemple : alors que l’article sept du Statut se limitait à déclarer que les sanctions disciplinaires étaient contestables et rien de plus, les travailleurs de la grande majorité des usines avaient de fait aboli, ou en tout cas limité à l’extrême, le pouvoir des contremaîtres. Le Parti communiste italien s’est abstenu de voter sur le Statut au parlement et n’a pas approuvé le Statut parce que l’article 18 n’était pas applicable aux entreprises de moins de 15 employés.

Aujourd’hui, je vois encore des jeunes – tant des salariés que des indépendants, notamment des activités intellectuelles ou créatives – qui non seulement ont peur de remettre en cause certaines conditions de leur relation de travail, mais qui ont même peur d’en parler. Dans leur esprit, le Statut est annulé et a été remplacé par un « Statut des droits des patrons » sans limites. Mais je vois aussi un nombre croissant de jeunes qui s’organisent, se coalisent, discutent de leur situation, décident de réagir et d’ouvrir un conflit, prennent l’initiative, demandent le soutien du syndicat et, si celui-ci ne bouge pas, ils forment leur propre syndicat. En fin de compte, il faut que quelque chose change.

Quelles étaient les idées fortes des luttes ouvrières en Italie qui ont aussi conduit au Statut des travailleurs ?

Sans doute l’idée que le travailleur est un être humain et qu’il a le droit non seulement d’exprimer ses opinions politico-religieuses mais aussi de travailler dans un environnement et à un rythme qui ne soit pas nuisible à sa santé (articles 5, 6 et 9 du titre I du Statut). Il y a peu de traces d’autres idées-force, telles que l’égalitarisme, dans le Statut. Et là encore, nous pouvons constater le retard du Statut par rapport à la pratique et au niveau de cohésion de la classe ouvrière, qui avait déjà appris en 1970 à défendre sa santé et son intégrité physique en ralentissant les rythmes s’ils étaient trop fatigants, c’est-à-dire en arrêtant directement la chaîne de montage. L’action directe, et non le début d’une négociation épuisante… La défense de la santé, de l’intégrité physique, puis progressivement la grande action menée notamment dans les usines chimiques, en contact étroit avec les techniciens et les scientifiques, pour fermer les usines nocives et limiter les situations à risque, représentent l’héritage le plus important de cette saison. Nous avons oublié tout cela.

Un exemple aujourd’hui de cette détermination ouvrière ?

L’urgence provoquée par l’épidémie de Covid-19 l’a ramenée sur le devant de la scène. La Confindustria1voulait garder toutes les usines en activité, y compris celles où il manquait même du savon dans les salles de bain pour se laver les mains. Dans de nombreuses situations, les travailleurs ont dû faire grève pour obtenir des équipements de protection (nous en avons longuement parlé dans le premier numéro de l’Officina Primo Maggio après avoir interrogé des dizaines de délégués). L’Italie du nouveau millénaire est donc revenue aux années 1960 – l’accident de Marghera en dit long aujourd’hui. Il semble que la majorité des petites usines, celles où les « petits patrons » travaillent dans les ateliers eux-mêmes, aient pris soin de créer des conditions minimales de sécurité. En revanche, la Confindustria, au nom des grands employeurs, a exigé de l’État le remboursement des frais de désinfection des locaux et de la distribution des équipements de protection. Misérable…

Avec Giairo Daghini, vous avez rédigé une mémorable enquête sur le mois de mai 1968 en France, publiée d’abord dans Quaderni piacentini, puis dans un livre. Quelle était la différence avec l’Italie ?

La grande différence est qu’en France, la vague s’est éteinte en un mois, en Italie, la longue vague a duré dix ans. J’ai eu le sentiment immédiat que les travailleurs français travaillaient dans des conditions difficiles, mais pas au point de porter atteinte à la dignité humaine. En Italie, il y avait vraiment des comportements de gestion d’usine qui semblaient être faits pour humilier les gens plutôt que pour les discipliner. Ce n’est pas un hasard si, lorsqu’ils ont demandé à un délégué de la FIAT quelle était la différence entre avant et après l’automne chaud, la réponse a été « nous pouvons enfin aller aux toilettes ! » Les employeurs, à quelques exceptions près, considéraient l’embauche d’un travailleur ou d’une travailleuse comme un acte de générosité, de magnanimité, ils n’avaient pas l’idée qu’en embauchant une personne ils signaient un contrat, c’est-à-dire qu’ils faisaient un échange. Au lieu de cela, Adriano Olivetti, qui gérait les relations avec le personnel de manière civilisée, a été objet d’une guerre sans merci, allant même jusqu’à inviter les consommateurs à boycotter ses produits. Olivetti a quitté la Confindustria.

À cette époque, la Confindustria était dirigée par des entrepreneurs d’un certain calibre, et non par des marionnettes grotesques comme aujourd’hui. Contrairement à la France, ce conflit, défini comme « permanent », a duré si longtemps pour deux raisons fondamentales : d’une part, l’exaspération accumulée les années précédentes, l’humiliation infligée aux hommes et aux femmes, qui avaient besoin de se défouler, de rendre coup pour coup, et d’autre part le fait que les acquis obtenus après les luttes étaient plus fictifs que réels : des accords signés et non respectés par l’autre partie (il fallait donc faire deux fois plus de grève pour les faire appliquer) et un taux d’inflation très élevé qui a érodé les augmentations de salaire nouvellement obtenues.

Tu as soutenu que la Cassa Integrazione2 était utilisée comme un instrument de pacification de masse. Qu’est-ce que cela signifie ?

Dans la rédaction de Primo Maggio, il y avait des ouvriers de l’automobile et de l’agroalimentaire qui étaient en Cassa Integrazione [CIG], ils venaient de deux grandes usines de Milan et avaient leur propre réseau de camarades dans une douzaine d’autres usines. Avec eux, nous avons essayé de comprendre le rôle de cette institution qui représente aujourd’hui l’amortisseur social du plus large éventail. Nous voici donc à nouveau en présence d’un exemple de la manière dont l’expérience des années 1970 peut servir d’aide pédagogique à ce qui se passe aujourd’hui en pleine urgence pandémique. La Cassa Integrazione est née avec un tout autre objectif, c’était un système intelligent qui consistait à donner un peu de répit aux entreprises en difficulté afin qu’elles puissent reconvertir leurs usines ou revoir leurs stratégies de marketing ou mettre en place une nouvelle ligne de produits sans perdre leur personnel. Pour qu’ils puissent reprendre leur activité plus forte et plus compétitive et que, pendant ce temps, les employés puissent survivre, avec un salaire réduit mais en tout cas de manière à ne pas les affamer. Il s’agissait donc d’une mesure temporaire, de six mois au maximum.

Que s’est-il passé à la place ?

Agnelli et Lama3 ont convenu de transformer la CIG en une sorte de lazaret où les entreprises sont hospitalisées au détriment de la fiscalité générale, pendant des années, pendant des décennies ! Sans que la direction de l’usine ne bouge le petit doigt pour reconvertir la production, elle pouvait au contraire se tourner les pouces pendant des années. Mais ce n’est pas tout. Le principal problème était que la CIG aurait du être gérée comme un robinet : « fermé », tout le monde à la maison, « ouvert » tout le monde au travail. Or non ! « Ouvert » ça a signifié que pouvaient reprendre le travail uniquement ceux que la direction décidait de rappeler, et si des délégués ou des militants syndicaux dérangeaient, ils pouvaient rester chez eux. Ainsi, peu à peu, des nombreuses « avant-gardes d’usine », comme on les appelait autrefois, ont été mises dehors et des milliards et des milliards de lires ont été jetées sans être employées pour le premier objectif de la loi : reconvertir les usines, les moderniser, devenir plus compétitives. C’est pourquoi j’ai utilisé le terme « moyens de pacification de masse ».

Y a-t-il des analogies avec notre situation actuelle ?

Au fil des années, la CIG a subi de nombreux ajustements, dans les usines les militants syndicaux ont été décimés, licenciés par dizaines de milliers (malgré l’art. 18 du Statut), le syndicat a pris d’autres chemins, s’est concentré sur des services individuels (services à la personne, organismes bilatéraux). Le gouvernement Conte a élargi les bénéficiaires aux entreprises n’ayant qu’un seul employé, puis il a déchargé sur l’INPS4, déjà éprouvé par le versement de 600 euros à plus de 4 millions de personnes qui le souhaitaient, une masse de demandes ingérable tant du point de vue bureaucratique que des ressources. Il s’est donc tourné vers les banques pour anticiper les versements de la Cassa, mais les banques ont des procédures plus lentes. Les Fonds en dérogation sont passées par contre par les régions et la bureaucratie régionale n’est pas plus efficace que celle de l’État, au contraire. Bref, c’est un gros problème. Mais à mon avis, ce qui pose le plus de questions est l’utilisation de la CIG en tant que service caritatif, adressé sans distinction aux entreprises en difficulté et aux entreprises florissantes. Les mêmes qui ont envoyé leurs journaux, leurs députés et leurs associations vomir des insultes contre le revenu de citoyenneté.

Un autre résultat de la vague de luttes de travailleurs a été les « 150 heures ». Qu’est-ce que c’était ?

L’automne chaud est de 1969, le statut de 1970, les 150 heures sont conquises en 1973. Elles constituaient une avancée des conventions collectives signées lors de ce cycle, qui prévoyaient le droit des travailleurs à un certain nombre d’heures d’apprentissage rémunérées dans des écoles et des collèges de leur choix. La majorité des travailleurs en ont profité pour achever la scolarité obligatoire, ou pour obtenir un diplôme de collège. Ce fut une belle occasion de rattraper l’analphabétisme du retour, et cela vous donne la mesure de la condition ouvrière de l’époque. Mais nombreux sont ceux qui en ont profité pour suivre des cours de formation et une culture variée. Pensez à celui qui était élu délégué, qui devait comprendre ce qui était écrit sur son bulletin de salaire et sur celui de ses collègues, qui devait comprendre ce qui était écrit dans le contrat de travail, dans les accords d’entreprise, qui devait savoir négocier, savoir écrire un tract, un article, une lettre à la direction ; il devait comprendre comment fonctionnait l’organisation du travail, pour éventuellement défier le chronométreur.

Mais au-delà de cela, il y avait une soif plus générale de connaissances, de comprendre l’État, le système de partis, la Constitution, l’économie, les multinationales, le marché des différents biens de consommation, la technologie. À l’université de Padoue, où j’ai enseigné, j’ai organisé un cours sur l’histoire et la pratique du mouvement ouvrier, une vingtaine de travailleurs de différentes entreprises sont venus, notamment du pôle de Marghera. Et cette demande d’apprentissage de la part d’un nouveau type de public a également déclenché une dynamique d’innovation dans l’enseignement. Il fallait rédiger des polycopiés, des manuels clairs, simples et accessibles, sans perdre en rigueur. C’était une grande expérience, un petit saut de civilisation. Que vous donne l’entreprise aujourd’hui ? Un bon pour acheter une paire de sous-vêtements « Intimissimi » et l’appeler « bien-être de l’entreprise ». Et les managers nous font des diapositives pour les présentations : « notre entreprise met l’homme au centre ! Notre peuple est notre fierté ».

Le mai rampant italien a été une mobilisation générale de la société. Que reste-t-il aujourd’hui ?

Oui, cet aspect de 1968 a été négligé et pourtant il me semble être le plus intéressant et le plus résistant au temps. Lorsque les étudiants ont commencé à remettre en question à la fois les méthodes d’apprentissage et les programmes universitaires, ils ont jeté les bases d’une révolution au sein des professions qu’ils allaient exercer une fois diplômés et entrés dans le monde du travail. Un nouveau type de journalisme est né : Il Manifesto5 de Rossanda, Pintor et Parlato en est un exemple. Et puis une nouvelle façon d’être médecin, architecte, urbaniste, ingénieur, avocat, magistrat et même enseignant, professeur d’université. Toutes les professions se sont interrogées sur la manière et les principes selon lesquels elles étaient exercées et donc sur les institutions – de l’école à l’hôpital, du tribunal à l’hôpital psychiatrique  – dans lesquelles elles étaient pratiquées.

Une grande partie de la classe moyenne s’est rangée du côté des travailleurs, mais pas de manière opportuniste, en leur tapant dans les mains, « c’est bien, c’est bien, luttez, luttez ! » mais elle s’est heurtée à la résistance de leur propre milieu, dont beaucoup ont été marginalisés ou expulsés. Cela a contribué à la naissance d’une « nouvelle science ». Vous voulez un exemple qui revient sur le devant de la scène aujourd’hui ? En 1973, à Milan, un médecin, professeur de biométrie, Giulio Maccacaro, a pris la direction de la plus ancienne revue scientifique italienne, Sapere, et a réuni autour de lui des universitaires de diverses disciplines, scientifiques et humanistes, ainsi que des techniciens et des ouvriers d’usine particulièrement actifs au niveau syndical. En très peu d’années, il a jeté les bases d’une nouvelle médecine du travail, d’une médecine fondée sur les besoins du patient (sa « Charte des droits de l’enfant » est extraordinaire) et surtout d’un système de santé fondé sur les pratiques d’hygiène publique et la médecine territoriale. En 1976, il a fondé la revue Epidemiologia e prevenzione où sont clairement énoncés tous les principes qui auraient dû guider les institutions et les autorités sanitaires pour faire face à la pandémie de Covid-19. Que voulez-vous de plus ?

Pense-tu que cette alliance puisse être reprise aujourd’hui, entre qui et sur quelles bases ?

Elle existe déjà en partie, pas seulement pour la classe ouvrière, mais aussi pour le travail indépendant, les travailleurs précaires, l’économie du spectacle, les migrants. Les circuits de solidarité, la production d’intelligence et d’innovation ont tous leurs racines dans ces années que certains crapules continuent de définir comme « de plomb ». Ils doivent tôt ou tard trouver un débouché politique, autrement nous serons submergés par l’infamie du populisme souverainiste (qui n’a été capable que d’agir comme un chacal pendant l’épidémie), par le grotesque néo-fascisme patriotique (des chacals de réserve quand les autres sont trop bruyants) et par cette troisième composante que je ne saurais définir, pour laquelle j’ai peut-être encore plus de mépris,  qui me rappelle les petits singes de Berlin – je ne parle pas, je ne vois pas, je n’entends pas – et qui se rassemblent sous des drapeaux et des formations de centre gauche.

Dans le premier numéro de la revue Primo Maggio, qui a vu le jour précisément à la suite des luttes ouvrières de 1973, l’enquête et la co-recherche militante se sont vu attribuer un rôle important. Aujourd’hui, vous êtes revenu à la pratique dans la nouvelle revue Officina Primo Maggio. Quel est le rôle du travail intellectuel aujourd’hui ?

Nous n’avons rien inventé en ce qui concerne la « conricerca » (co-recherche) ou l’enquête ouvrière. Ce sont des méthodes de travail largement utilisées par le courant « opéraïste » du marxisme italien depuis les années 1960. Lorsque nous avons fondé cette revue, nous avons fait un autre raisonnement. Nous nous sommes dit : il y a un besoin de culture et de formation dans les usines, dans le syndicat, dans toutes les instances qui se sont développées à partir de 1968, et qui doit être satisfait par l’exploration de nouveaux domaines de recherche. Le premier exemple qui me vient à l’esprit est celui de la monnaie. Dans les cercles de la gauche radicale, il n’y avait pas encore la conscience, l’intuition, que l’économie capitaliste s’orientait vers une financiarisation progressive. Si l’on pense au point où nous en sommes aujourd’hui, à la masse de liquidités trente fois supérieure au PIB mondial et surtout à l’écart inconcevable – alors – entre les super-riches et la population mondiale, il faut admettre que nous n’étions pas aveugles.

Un deuxième exemple concerne l’histoire militante. À une époque où il y a des bouleversements si forts et des changements si soudains dans la conscience des gens, il est absolument nécessaire de s’arrêter un instant et de regarder en arrière, car il s’agit de reconstruire une généalogie de ce qui se passe sous vos yeux. Il faut réarranger, réajuster, la ligne de l’histoire. Il se peut qu’on oublie des choses très importantes, qu’on pense avoir mis en place de nouvelles choses, et qu’au lieu de cela on avait fait mieux 60/70 ans auparavant. Lorsque nous avons redécouvert l’histoire des Industrial Workers of the World (IWW) aux États-Unis, où de nombreux Italiens ont joué un rôle important, cela nous a permis de mieux comprendre comment nous rapporter à la conflictualité ouvrière. Un troisième exemple, et j’en reviens ici au problème de l’enquête ou, si vous préférez, de la « co-recherche », est celui des relations d’échange, de la solidarité avec les dockers génois. Certains ont considéré notre travail avec les « camalli » [dockers génois] comme une sorte d’amour esthétisant pour les situations pittoresques. En réalité, ils nous ont ouvert les yeux sur le commerce maritime, sur les flux mondiaux, et de là, nous sommes rapidement arrivés à la logistique. Réfléchissez maintenant, qui oserait aujourd’hui se moquer de ces choses ?

En quoi consiste l’enquête d’un travailleur ? Et une co-recherche ?

Le point essentiel est que nous n’avons pas fait d’études sociologiques, nous avons rassemblé des éléments utiles à ceux qui pratiquaient des processus organisationnels, revendicatifs, conflictuels. Nous n’avons pas fait une revue, nous avons fait une opération politico-culturelle. La relation avec les « camalli » dure encore aujourd’hui, 45 ans plus tard ! Nous sommes toujours à leurs côtés lorsqu’ils défendent la valeur de leur travail et nous aident à raisonner, à comprendre, lorsque nous essayons de soutenir les immigrés dans les coopératives de la logistique. Avez-vous déjà pensé que les luttes logistiques actuelles, en Italie en 2020, sont peut-être les seules, avec celles des livreurs, qui ne sont pas seulement défensives ?

Comment mener une enquête sur l’état du travail intellectuel aujourd’hui ?

Je vais simplement te dire ce que je vois un peu parmi les travailleurs de la connaissance qui gravitent autour de l’ACTA6, l’Association des indépendants, et parmi ceux qui font partie de notre réseau international, les travailleurs du spectacle, de la mode, des événements culturels au sens large, mais aussi les professionnels qui travaillent dans la logistique, l’informatique, le transport maritime, la finance et les secteurs connexes. Toutes les associations de catégorie ont mené des enquêtes auprès de leurs membres pour savoir comment ils ont fait face à l’urgence. Beaucoup sont par terre. Dans toutes ces activités qui impliquent une relation avec le public et qui sont fermées et qui sait quand elles rouvriront, tu peux y trouver des gens qui font la queue pour une assiette de soupe gratuite. D’autres ont continué à travailler sans être dérangés, ils ont toujours fait du travail à distance. Partout dans le monde, on a compris que les travailleurs indépendants n’ont pas de sécurité sociale. Le Covid-19 a donc au moins servi à préciser qu’il existe un segment spécifique de la main-d’œuvre. Ceux qui continuent à prétendre que les indépendants ne sont que des entreprises ont finalement dû cesser de dire des bêtises. Beaucoup ont travaillé mais ne sont pas du tout certains d’être payés.

Quels sont les résultats de ces nouvelles recherches ?

Au cours des deux dernières années, nous avons beaucoup progressé dans la connaissance du travail indépendant et du travail en free-lance, grâce à la recherche et grâce à l’activisme des associations représentatives ou des groupes d’autodéfense. Et malheureusement, nous avons constaté une forte baisse des honoraires, qui ont chuté de pas moins de deux tiers en dix ans. L’expérience, l’ancienneté et la compétence comptent de moins en moins. L’apprentissage tout au long de la vie ne vous maintient pas à flot, c’est l’un des slogans habituels du charlatanisme de l’Union européenne. L’important n’est donc pas de savoir quel est le rôle du travail intellectuel, mais comment enrayer sa dévaluation. Ceux qui travaillent dans ces domaines en tant que professionnels/techniciens/artistes indépendants, se sont toujours considérés comme différents des précaires. L’intermittence du travail, le manque de sécurité sont considérés comme allant de soi, ils constituent un risque calculé. Aujourd’hui, une grande partie de ce monde finit par glisser dans le grand chaudron de l’économie de plateforme.

Dans ces conditions, est-il possible de s’inspirer des conflits ouvriers des années 1970 ?

Cela peut être utile tant que nous ne répétons pas la leçon opéraïste comme des perroquets. Pour se protéger, le travail intellectuel d’aujourd’hui doit trouver d’autres voies que celle de l’ouvrier masse. Il faut inscrire le problème dans la crise générale de la classe moyenne, la référence au binôme chaîne de montage/rejet du travail est inutile. Les jeux ont changé, la classe ouvrière industrielle, que ce soit celle de la Rust Belt américaine ou celle de Bergame et de Brescia, est l’un des viviers du populisme trumpiste ou leghiste [de la Ligue du Nord – NdT]. Certaines personnes pensent les évangéliser en prêchant l’amour chrétien pour les migrants, mais il faut vraiment avoir la mentalité de l’Armée du salut pour être aussi imbécile. Il s’agit là de rouvrir le conflit industriel, le thème de la santé proposé à nouveau par le coronavirus peut être le pivot sur lequel s’appuyer. Au contraire, sur le plan du travail intellectuel, aujourd’hui soumis à une dévaluation brutale, la libération ne peut avoir lieu qu’en combinant les dispositifs du mutualisme des origines avec les techniques numériques de communication les plus sophistiquées.

Beaucoup affirment que le temps est venu de rédiger un Statut des travailleurs. Qu’en pensez-vous ?

Pour l’amour du ciel ! Il nous manquait plus que ça ! Les lois reflètent toujours ce que l’on appelle la « constitution matérielle » d’un pays, c’est-à-dire les rapports de force entre les classes. Toute loi écrite aujourd’hui, avec « ce » Parlement, avec « ce » climat dans la société civile, porterait le signe du déséquilibre qui existe aujourd’hui entre le capital et le travail. La Constitution italienne existe déjà, et elle serait suffisante pour protéger le travail. Si elle était appliquée. Non, de nouvelles lois ne sont pas nécessaires, une mobilisation capillaire est nécessaire pour changer la constitution matérielle du pays, pour changer les rapports de force. Une fois que nous aurons réussi à renverser la situation, nous pourrons la consolider par de nouvelles lois. Il est temps d’invoquer le Widerstandsrecht, le droit de résistance. Cela signifie aussi, pour être clairs, de critiquer une certaine non-violence « à tout prix ».

Entretien mené par Roberto Ciccarelli, paru sur Il Manifesto le 21.05.2020

  1. L’équivalent du Medef en Italie [NdT]
  2. La cassa integrazione guadagni (CIG) est la caisse d’indemnisation du chômage partiel qui se substitue aux revenus des salariés lors d’une réduction ou d’une suspension temporaire d’activité.
  3. Gianni Agnelli, patron emblématique de la FIAT ; Luciano Lama, dirigeant de la CGIL, équivalent italien de la CGT [NDT].
  4. Institut national de la sécurité sociale italienne.
  5. Journal politique italien crée en 1969 par un groupe de dissidents du Parti Communiste Italien [NDT].
  6. Associazione Consulenti del Terziario Avanzato

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