Pourquoi faut-il augmenter les salaires afin de reconnaître l’utilité sociale ?

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SOURCE : L'humanité

Rachel Silvera. © Patrick Nussbaum

L’Humanité, 8 juin 2020

Soignants, éboueurs, caissières… ces métiers en première ligne, nécessaires au bien commun, offrent une rémunération qui permet tout juste de survivre. La crise sanitaire, qui a agi comme un révélateur et un amplificateur des inégalités, pose, entre autres, la question de la justice salariale. Pour en débattre, les économistes Séverine Lemière et Rachel Silvera, du Réseau Mage, animateur de l’Omos, et Cathy Apourceau-Poly, sénatrice PCF du Pas-de-Calais.

LA VALEUR PROFESSIONNELLE 

Par Séverine Lemière et Rachel Silvera, économistes, Réseau Marché du travail et genre (Mage)

Avec la crise sanitaire, certains métiers ont été mis sur le devant de la scène. En première ou deuxième ligne, ils sont apparus indispensables à la continuité de nos vies quotidiennes, la preuve de leur utilité sociale. Nombre de ces métiers sont très majoritairement occupés par des femmes : infirmières et aides-soignantes, aides à domicile et aides ménagères, agentes d’entretien, caissières et vendeuses, enseignantes ou travailleuses sociales.

Une tribune et une pétition, signées par les organisations syndicales salariées et plus de 65 000 signataires, revendiquent l’urgence à revaloriser ces emplois. Assimilés à des « métiers de femmes », ces métiers éduquent, soignent, assistent, nettoient, font du lien, écoutent, prennent soin, etc. Or ces compétences ne sont pas reconnues comme de véritables compétences professionnelles, comme des techniques nécessitant connaissances et savoir-faire. Ne pas reconnaître le caractère professionnel de ces métiers participe de leur sous-valorisation et des inégalités salariales entre femmes et hommes. Pourtant le principe juridique de l’égalité salariale existe en France depuis 1972, il exige l’égalité salariale à travail égal, mais également pour un travail de valeur égale. Ainsi l’égalité salariale doit aussi s’appliquer entre emplois différents de même valeur. La loi sur l’égalité professionnelle de 1983 précise que « sont considérés comme ayant une valeur égale les travaux qui exigent des salariés un ensemble comparable de connaissances professionnelles consacrées par un titre, un diplôme ou une pratique professionnelle, de capacités découlant de l’expérience acquise, de responsabilités et de charge physique ou nerveuse ».

Avec ces critères, mesurant les exigences professionnelles, la valeur des emplois féminisés et celle des emplois masculinisés peuvent être comparées. La valeur de l’emploi est ici strictement professionnelle. Il s’agit de reconnaître, par exemple, les responsabilités auprès de personnes malades et fragilisées en les comparant aux responsabilités budgétaires ou financières ; ou de reconnaître le fait de soutenir – physiquement et psychiquement – un patient en fin de vie ou de passer des milliers d’articles par heure à une caisse, comme des formes de pénibilité, comparables à celles de métiers masculinisés.

Aujourd’hui la notion d’utilité sociale est discutée, les acteurs économiques, sociaux ou politiques s’en emparent pour réfléchir à un projet de société nouveau. Mais pourquoi attendre ce nouveau monde pour reconnaître la valeur professionnelle des métiers féminisés ? N’y a-t-il pas un risque de demander encore aux femmes d’attendre qu’un projet plus large, d’un intérêt supérieur, s’enclenche ? Un risque que l’égalité entre femmes et hommes passe encore au deuxième plan ? Le droit de l’égalité salariale entre femmes et hommes existe depuis plus de 40 ans en France, il n’attend qu’à être appliqué ; il ne demande pas de définir l’utilité sociale des métiers, il demande d’abord de reconnaître équitablement leur valeur professionnelle. Et si le monde de demain appliquait déjà le droit d’aujourd’hui et revalorisait enfin les salaires et les carrières des métiers à prédominance féminine ?

LA NOTION DE TRAVAIL 

Par Pierre Zarka, animateur de l’Observatoire des mouvements de la société (Omos)

Le travail est en général confondu avec l’emploi. Qui dit emploi, dit employeur et employé, ce qui trace un rapport d’assujettissement. Essayez de faire le même exercice avec le mot travail… C’est sous l’influence de ceux qui détiennent l’argent et le pouvoir que les différents moments du parcours de vie et de travail de la personne sont dissociés. L’activité hors emploi comme les activités domestiques, culturelles, citoyennes contribuent à la formation de soi et est réutilisée par les entreprises. Il y a ainsi une unité de l’individu. Il met ce qu’il est dans son travail. Évidemment les capitalistes se gardent bien de reconnaître qu’ils bénéficient de caractéristiques acquises sur du temps qu’ils ne paient pas.

Le mot « compétence » utilisé par le patronat mérite attention. Un entretien d’embauche porte moins sur la technicité que sur des caractéristiques acquises hors emploi et hors formation professionnelle. Si vous n’avez pas le diplôme correspondant, vous n’avez pas l’entretien. Ainsi le « hors emploi » participe directement à l’efficacité de l’entreprise. Un prof de lettres qui, le dimanche, va au théâtre, il se détend ou il se forme ? Un mécanicien titulaire d’un CAP explique qu’il est devenu chef d’atelier parce que, « hors emploi », il anime une équipe sportive. Son expérience d’animation d’un collectif lui a valu cette promotion. À la fin des années 1990, des sociologues ont attiré l’attention du PDG d’Air France sur le fait que les équipes des ateliers de mécanique qui avaient le meilleur rendement étaient celles où se trouvaient des syndicalistes : lorsque plusieurs équipes rencontraient des difficultés, elles appelaient le chef d’atelier. Mais pendant que le chef d’atelier aidait une équipe, les autres attendaient leur tour d’où une baisse de leur rendement. Les équipes incluant des syndicalistes sont celles qui attendaient le moins l’aide du chef d’atelier. Selon les sociologues, pas plus que les syndicalistes n’acceptent que la direction leur résiste, ils n’acceptent que le moteur leur résiste ; au final, leur acharnement fait gagner du temps.

Pour Marx (Critique du programme de Gotha), le travail n’est source de richesses que dans la mesure où il cristallise toutes les pratiques sociales de l’individu. C’est plus actuel que jamais. Aujourd’hui l’intellectualisation du travail – même ouvrier – accroît considérablement la part de la subjectivité des individus et leurs capacités d’initiative sont de plus en plus requises par le « management ». Contrairement à ce que l’on nous serine, la modernité veut que le rôle de l’humain grandisse et se complexifie et que ce soit le temps d’emploi qui diminue.

Si ces activités sont aussi essentielles au bien commun que le temps passé en entreprise, ne faut-il pas repenser ce que doit recouvrir la rémunération ? Nous ne partons pas de rien : il y a déjà des brèches dans le rapport salarial : les congés payés, les heures de délégations syndicales, les congés maternité ne sont ni du travail ni de la formation, c’est la société qui finance sa propre reproduction. Les intermittents du spectacle sont intermittents parce qu’il est reconnu qu’entre deux emplois il est nécessaire qu’ils s’immergent dans d’autres pratiques sociales. Pourquoi seulement eux ? Prendre l’initiative d’aborder ainsi le travail, c’est priver de toute justification la précarité, le chômage, les journées de travail trop longues et les bas salaires. C’est commencer à changer le rapport des forces tout de suite.

L’INFIRMIÈRE ET LE TRADER 

Par Cathy Apourceau-Poly, sénatrice PCF du Pas-de-Calais

La crise sanitaire que nous traversons a agi comme un révélateur des faiblesses de notre organisation sociale, et, en particulier, elle pose la question du travail sous ses formes actuelles, et de la justice des rémunérations. Tout le monde a en tête les personnels de santé, les agents de la protection civile (policiers, pompiers, gendarmes), les éboueurs, les travailleurs de la grande distribution qui sont restés en activité malgré les risques, pour que le pays tourne et permettre l’approvisionnement, le soin, la sécurité. De nombreux ouvriers ont également maintenu leurs activités, faute de pouvoir télétravailler. Les deux mois de confinement ont ainsi fait la démonstration que certaines activités sont indispensables à la vie du pays, et que ceux qui les assument sont souvent sous-payés.

Le gouvernement a tenté de surfer sur cette question en proposant des primes avant de s’embourber dans ses propres contradictions. Ce qui a finalement renforcé la question autour de la reconnaissance de l’utilité sociale. Mais cette reconnaissance passe-t-elle par la rémunération et, si oui, sous quelle forme ? La déconnexion entre utilité sociale et rémunération n’est pas une chose neuve.

Ces éléments nous incitent à nous interroger sur notre analyse marxiste du travail, et notamment de ses évolutions. Alors que nous défendons en ce moment même au Sénat la proposition de loi de Fabien Gay et Pascal Savoldelli sur les droits des travailleurs des plateformes numériques, le télétravail, le chômage partiel, la réquisition sont autant de concepts qui ont envahi le domaine public de façon forte. Mais le travail a-t-il vraiment changé depuis le XIX e siècle ? Les livreurs à vélo, bien que présentés comme prestataires de services autonomes sont en réalité des salariés, puisqu’ils sont soumis à des injonctions contraignantes, mais ils ne disposent pas des protections sociales dont jouissent les salariés. Dans le système de production capitaliste, les formes évoluent mais le fond reste : ce n’est pas l’utilité qui fonde la valeur, mais le prix de marché. L’eau, bien qu’indispensable, vaut moins cher que des produits de luxe.

Reconnaître l’utilité sociale passe donc nécessairement par une remise en question du mode de production capitaliste et sa répartition des richesses, mais ne se limite pas à une augmentation des salaires. Une prime symbolique ne peut compenser une vie de travail au service de la collectivité dans des conditions de plus en plus dégradées du fait de l’austérité. La période est propice à porter ces questions dans le débat public. La rémunération du travail ne peut traduire l’utilité sociale qu’à travers un rapport de forces. C’est le but de la conquête de nouveaux droits pour les salariés. C’est aussi tout le débat entre les primes et les augmentations de salaire. C’est enfin la démonstration de tout l’intérêt de notre combat politique : forger une société des communs et de l’utilité sociale.

Aujourd’hui plus que jamais, nous avons une opportunité de réinterroger le système de production et d’affectation des richesses pour valoriser les activités utiles socialement, vertueuses écologiquement et émancipatrices. Une infirmière devrait être mieux payée qu’un trader. Mais c’est une remise en question totale du système qui s’impose : combattre le capitalisme, réaffûter nos outils théoriques pour s’adapter à ses mues. À quelques mois du centenaire de notre Parti, saisissons-nous du débat public autour de ce que doit être « le jour d’après ».


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