Faut-il instaurer un revenu maximum ?

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SOURCE : Usbek & Rica

Alors que l’Observatoire des Inégalités publie ce mercredi 10 juin un rapport sur les écarts de richesse en France, nous nous sommes penchés sur les propositions qui visent à instaurer un revenu maximum. À l’aune des urgences économique, écologique et démocratique actuelles, l’idée pourrait-elle ressurgir dans le débat public ?

Baisser les salaires, supprimer les jours de RTT, augmenter le temps de travail… Depuis quelques semaines, partis politiques et organisations patronalespoussent (dans le même sens) pour la mise en place de mesures d’exception qui viseraient à compenser les effets de la crise économique actuelle sur l’emploi. Certaines de ces suggestions sont d’ailleurs entrées dans la loi depuis 2017 et la création des fameux « accords de performance collective ». Ce dispositif, instauré par une ordonnance de la très contestée réforme du code du travail, a été remis sur le devant de la scène ces derniers jours, notamment par la ministre du Travail Muriel Pénicaud.

Mais d’autres dispositifs plus « égalitaires » peuvent-ils, eux aussi, être remis sur le devant de la scène ? À l’image du revenu minimum pour toute la population, admis depuis la création du revenu minimum d’insertion (RMI) en 1988, l’instauration d’un revenu maximum est-elle une hypothèse crédible ? Beaucoup moins médiatisée que la proposition pour un revenu universel, la proposition pour un plafonnement des revenus trouve pourtant un écho particulier dans la période actuelle, à l’heure où les inégalités semblent à la fois de plus en plus criantes et de moins en moins acceptées socialement. C’est pourquoi nous avons voulu l’explorer.

Le seuil de richesse, un premier pas ?

L’idée consistant à encadrer « par le haut » le niveau des revenus répond d’abord à un constat difficilement contestable, que la période de confinement n’a fait qu’exacerber : les inégalités de richesse augmentent. La lecture du dernier rapport de l’Observatoire des Inégalités, publié ce 10 juin, est de ce point de vue très instructive. Au cours des deux dernières décennies, les personnes riches en France se sont tout simplement « enrichies », écrivent les deux rédacteurs du texte, Anne Brunner et Louis Maurin. Pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres, l’écart entre le niveau de vie médian de la population et le niveau de vie moyen des 10 % les plus riches est passé de 27 800 euros annuel en 1996… à 36 300 euros en 2017.

« Contre les ultra-riches, nous pouvons être tous unis : nous sommes à 99 % contre un. Il y a là une dose de démagogie »

Comment mesurer avec finesse l’évolution de cette richesse ? Quels indicateurs prendre en compte ? Le rapport propose de répondre à ces questions à travers la création d’un « seuil de richesse ». Fixé à 3 470 euros par mois après impôts pour l’équivalent d’une personne seule, celui-ci correspondrait au double du niveau de vie médian. « On s’inspire du seuil de pauvreté communément admis, qui correspond en général à 50 % ou 60 % du niveau de vie médian, nous explique par téléphone Anne Brunner. Symétriquement, on propose d’admettre que quelqu’un qui est riche aujourd’hui en France, c’est quelqu’un qui gagne deux fois plus que la personne située au milieu de la distribution des revenus dans notre société. »

Conférence à l’Ecole polytechnique de Bernard Arnault “LVMH, la construction d’un leader mondial français”, en 2017. Crédits : Jérémy Barande / Ecole polytechnique Université Paris-Saclay / CC BY-SA 2.0.

Selon elle, l’intérêt d’un tel seuil serait de pouvoir comprendre « qui on peut objectivement qualifier de riche à l’heure où personne ne se définit comme tel », mais aussi de servir de « préalable méthodologique pour dresser un tableau du nombre de riches chaque année ». En évitant, au passage, les analyses trop simplistes du sujet : « Une vision restrictive de la richesse, par exemple du seul 1 % du sommet ou de la haute bourgeoisie, permet de mettre beaucoup de monde d’accord, note le rapport. Contre les ultra-riches, nous pouvons être tous unis : nous sommes à 99 % contre un. Il y a là une dose de démagogie. Le risque est grand de rendre invisible une catégorie de la population un peu moins aisée, qui disparaît du radar et peut ainsi se dédouaner de la solidarité. Pas vu, pas pris. »

6 000 euros mensuels pour une personne seule

Au-delà de ce simple critère méthodologique, certains proposent d’aller plus loin et suggèrent, depuis de nombreuses années, la mise en place d’un revenu maximum. C’est le cas de l’économiste Pierre Concialdi, qui participait justement en 2019 à la publication d’un livre sur le sujet : Vers une société plus juste : manifeste pour un plafonnement des revenus et des patrimoines, édité par la Fondation Copernic et Les Liens qui libèrent. « Pour cette année, on sait déjà que le PIB devrait baisser de près de 10 %, ce qui se traduira forcément par des baisses de revenus parfois violentes, observe aujourd’hui le chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES). Cette nouveauté de la crise actuelle renforce la nécessité d’agir sur les revenus. »

« C’est une banale question de rééquilibrage »

Avec sa méthode de calcul, le chercheur aboutissait en 2019 à une proposition d’un revenu maximal d’environ 6 000 euros mensuels pour une personne seule après impôts directs. Méthode relativement simple à comprendre, qu’il nous explique en ces termes : « Considérons que toute la population devrait avoir accès à un revenu minimum décent : partant de là, on observe la distribution des revenus et on s’aperçoit qu’il y a certaines parties de la population qui n’ont pas accès à ce minimum décent — aujourd’hui en France, c’est environ 35 % de la population. On peut donc imaginer quel serait le volume du transfert nécessaire, hypothétique, pour que chaque personne atteigne ce minimum. De fait, cela crée à l’autre extrémité du spectre de la richesse un seuil maximum de revenus à ne pas dépasser, sous peine d’empêcher l’autre extrémité d’avoir accès au minimum. C’est une banale question de rééquilibrage. »

Toute la difficulté, on l’aura compris, est donc de définir ce niveau du seuil minimum « décent » auquel chaque citoyen devrait avoir accès. « Le seuil de pauvreté tel qu’il est actuellement défini est tout à fait conventionnel et ne dit rien de la réalité sociale qu’il y a derrière lui », poursuit Pierre Concialdi. Depuis 2008, cependant, des chercheurs britanniques développent une nouvelle méthode permettant de définir le contenu d’un « panier minimum de biens et services nécessaires pour participer à la vie sociale », à partir de réunion participatives où des petits groupes de citoyens se réunissent pour discuter eux-mêmes de cette question.

Manifestation à Oakland, aux Etats-Unis, en 2011. Crédits : glennbphoto / Flickr (CC BY 2.0).

C’est précisément sur cette méthode, adoptée en France par l’Observatoire de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES), que s’appuie Pierre Concialdi. Résultat ? En France, pour une personne seule, le minimum décent se situerait à environ 1 500 euros après impôts et prélèvements, un chiffre supérieur au salaire minimum actuellement admis, situé à 1 219 euros net. Avec ce nouveau système, l’échelle des revenus se situerait donc entre 1 500 euros et 6 000 euros (toujours pour une personne seule, et après impôts).

Des dispositifs déjà existants

À bien y regarder, l’idée de plafonner les revenus semble d’autant moins farfelue… qu’elle est d’ores et déjà en vigueur dans certains domaines. Dans la fonction publique, l’échelle des rémunérations est ainsi définie par un barème, avec un plafond de traitement et des grilles indiciaires, malgré quelques exceptions. Depuis 2012, un écart maximal de rémunérations de 1 à 20 est également imposé à (presque) tous les dirigeants des entreprises publiques. Côté privé, le Centre national du cinéma fixe lui aussi un cachet maximal par film… à hauteur de 990 000 euros. Là encore, pour un acteur tournant dans trois ou quatre films par an, toucher trois millions d’euros semble déjà extrêmement élevé mais, dans les faits au moins, le principe existe.

« Comment voulez-vous être audible, donner l’exemple, quand vous êtes dans un rapport de 1 à 100, voire bien plus, avec le salaire minimum ? »

Et historiquement ? Preuve que l’idée n’est pas réservée à la gauche radicale, en 1976, le Premier ministre giscardien Raymond Barre décidait le plafonnement des hauts salaires pour faire face aux conséquences du premier choc pétrolier. Une mesure temporaire, ouvrant « la première vraie faille entre la droite et les cadres » selon L’Express… et que l’on retrouve aussi débattue en 2011 dans les colonnes de Libération, à l’occasion de la sortie du film Pater. « On ne peut pas le nier. Il y a des salaires indécents dans ce pays au sommet des grandes entreprises et ce n’est pas bon pour l’image des patrons, s’inquiétait à l’époque Gontran Lejeune, ex-président du Centre des jeunes dirigeants d’entreprise(CDI). Comment voulez-vous être audible, donner l’exemple, quand vous êtes dans un rapport de 1 à 100, voire bien plus avec le salaire minimum ? »

De l’autre côté de l’Atlantique, au début du XXe siècle, le pourtant très capitaliste Henry Ford théorisait lui aussi l’acceptabilité de son système de production de masse à travers un écart de 1 à 40 entre le salaire du patron et celui de l’ouvrier. Avant lui, le banquier JP Morgan fixait le ratio encore plus bas, de 1 à 20. Quelques décennies plus tard, en 1942, le président Roosevelt déclaraitqu’« aucun citoyen américain ne devrait avoir un revenu supérieur à 25 000 dollars par an » (même si sa proposition ne fut finalement jamais appliquée telle quelle).

Henry Ford, en 1921. Crédits : cea + / Flickr (CC BY 2.0).

Aujourd’hui relativement oubliée, la proposition pourrait-elle trouver un nouveau souffle à l’aune des urgences écologique et démocratique actuelles ? « L’idée d’un revenu maximal heurte de plein fouet l’idéologie de la croissance qui continue, consciemment ou non, d’imprégner les esprits, répond Pierre Concialdi. Or il est de plus en plus clair aujourd’hui que la croissance ne peut pas être infinie, ce que montre notamment la prise de conscience écologique. L’idée d’un revenu maximal heurte aussi, bien évidemment, de multiples intérêts, notamment parmi les couches le plus privilégiées de la société, celles qui ont la capacité d’influencer l’opinion publique. »

Tout en rappelant que la visée de l’Observatoire des Inégalités demeure « factuelle », Anne Brunner juge elle aussi les très hautes rémunérations actuelles « choquantes » et admet que l’idée pourrait s’inscrire dans le prolongement du seuil de richesse proposé par l’organisme indépendant. « Certaines rémunérations actuelles n’ont aucun sens et aucune utilité sociale, mais on n’a pas forcément un avis sur le niveau de richesse maximum qui devrait exister dans notre société, expose-t-elle prudemment. Il est certain, en tout cas, que l’enrichissement des plus riches sur ces trente dernières années est problématique car, dans le même temps, les revenus des plus pauvres ont très peu évolué, voire diminué. »

Débats juridique et sémantique

D’un point de vue pratique, cependant, les obstacles à la mise en place d’une telle mesure ne sont pas négligeables. Dans son programme présidentiel de 2017, le candidat de la France Insoumise Jean-Luc Mélenchon proposait un « revenu maximum autorisé » censé être 20 fois supérieur au revenu médian… mais certains juristes se montraient relativement dubitatifs quant à son instauration. « Cette mesure porterait sans doute atteinte à la liberté contractuelle de ces entreprisesanalysait à l’époque Dominique Rousseau, professeur de droit public à l’Université Paris-I. Mais cette atteinte peut trouver son fondement dans un intérêt général supérieur, celui des exigences minimales de la vie dans l’entreprise qui seraient méconnues par un écart trop important entre les rémunérations des dirigeants et des salariés et qui, par conséquence nécessaire, porteraient une atteinte excessive aux principes d’égalité et de solidarité. »

Le plafonnement des salaires des patrons

Entre « liberté contractuelle » et « principe d’égalité », quelle orientation la Cour constitutionnelle privilégierait-elle ? Pourrait-elle se prononcer en faveur d’un revenu maximum à hauteur de 6 000 euros ? Faudrait-il, d’ailleurs, plutôt parler de « revenu » ou de « salaire » maximum ? Qu’il s’agisse de cette proposition ou d’autres, le débat sémantique n’est pas tranché. L’économiste Thomas Piketty (partisan d’une forme de « revenu universel ») juge par exemple qu’un « simple » salaire maximum pourrait être facilement contourné à travers d’autres types de rémunérations comme les dividendes ou les primes, tandis que le sociologue du travail et économiste Bernard Friot (partisan d’un « salaire à vie ») estime qu’un « revenu » est octroyé à des « êtres de besoins », alors qu’un « salaire » reconnaît l’individu comme producteur de « valeur économique » pour la communauté.

« C’est un moyen et non un objectif en soi »

De son côté, Pierre Concialdi insiste sur le fait que le revenu maximal est « un moyen et non un objectif en soi ». « C’est la condition nécessaire d’une politique visant à établir un socle minimum d’égalité. C’est pourquoi on ne peut se satisfaire de l’idée de fixer un salaire maximum ou un taux marginal d’imposition élevé », assume-t-il. Et d’évoquer au moins deux autres mesures phares à mettre en place dans une société qui admettrait l’instauration d’un revenu maximum : « un emploi à un salaire minimum décent pour toutes les personnes qui le souhaitent » et « un revenu de base pour les enfants, principalement sous forme de services publics gratuits : éducation, santé, culture… ».

L’idée d’un revenu maximum poursuit en tout cas son chemin. Dans un passionnant exercice de prospective publié il y a quelques années dans La Vie des Idées, l’économiste Jean Gadrey, lui aussi défenseur de cette proposition, envisageait « un début de XXIIe siècle où plus personne ne conteste la nécessité de plafonner les écarts de revenus », mesure adoptée au tournant des années 2010 pour garantir la cohésion sociale et préserver l’environnement. « Le capitalisme actionnarial et ses alliés politiques et médiatiques étaient parvenus, jusqu’à la “deuxième grande crise”, à ce que des mesures que l’immense majorité des citoyens trouvait justes et raisonnables soient présentées comme totalement utopiques ou nocives. Mais la crise multiforme des années 2008-2015, qui était encore loin d’être finie en 2012, réveilla le sens de la justice », imaginait-il alors. Trop tard pour les années 2010… mais peut-être pas pour 2020 ?

 

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Image à la Une : Extrait du film Le Loup de Wall Street. Crédits : Copyright Metropolitan FilmExport.


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