Violences policières : “L’indépendance de l’IGPN est très, très faible”

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SOURCE : Telerama

À Paris le 2 août 2019, près du bureau de l’IGPN, après la mort de Steve Maia Caniço, lors de la Fête de la musique à Nantes qui s’est terminée par un charge controversé de la police. 

Quelles suites judiciaires sont données aux affaires de violences policières ? Alors qu’“Envoyé spécial” pointe, dans son émission du jeudi 11 juin, la paresse des enquêtes internes, nous avons demandé au politologue Sebastian Roché de revenir sur les dysfonctionnements de l’IGPN, la “police des polices” française.

Diffusée ce jeudi 11 juin dans Envoyé spécial (France 2), l’enquête d’Élise Menand et Benoît Sauvage Violences policières : quelle justice ? se penche sur les suites données aux affaires de violences policières. Plusieurs victimes attendent, depuis des mois, des réponses aux agressions qu’elles ont subies lors des manifestations des Gilets jaunes. Toutes craignent que leurs plaintes soient classées sans suite.

Au cœur de cette enquête : le rôle de l’IGPN, la « police des polices » française. Pour mieux comprendre comment fonctionne cette instance, nous avons interrogé Sebastian Roché, politologue spécialiste des questions de sécurité, auteur de De la police en démocratie (en 2016) et directeur de recherche au CNRS.

L’IGPN est chargée de veiller au respect des lois et du code de déontologie de la police nationale. Elle peut diligenter des enquêtes. Pourquoi est-elle alors si souvent mise en cause dans les affaires de violences policières ?
Le problème, c’est la question de son indépendance. Sa directrice, Brigitte Jullien, est nommée et révocable à tout moment par le ministre de l’Intérieur. Son salaire est payé par le ministère, sa prime est décidée par le directeur général de l’administration, l’affectation des agents choisie par le directeur général de la police nationale. Tous les gens qui travaillent à l’IGPN savent qu’ils retourneront ensuite dans les services actifs auprès de leurs collègues.

Aucun audit ne peut être réalisé par l’IGPN sans une demande explicite des autorités supérieures (cabinet du ministre, directeur général, ministre). Du point de vue du fonctionnement, des carrières et des affectations, l’indépendance est très, très faible. Certes, pendant leurs enquêtes, les policiers rendent des comptes à un magistrat. Mais cela ne suffit pas pour rendre cet organisme indépendant.

Les plaignants se heurtent à la difficile, voire impossible, identification des policiers mis en cause. Pourquoi?
L’IGPN devrait faire des propositions pour améliorer la traçabilité des comportements individuels, et permettre l’identification des policiers et des actes qu’ils commettent, mais on voit que ce n’est pas le cas. En matière de contrôle d’identité, on a pu constater le refus de remettre des récépissés [pour limiter les contrôles au faciès, ndlr] : on a affaire à la même logique avec les violences policières. On refuse d’enregistrer, dans des dispositifs officiels, les agissements des agents.

C’est encore la même chose avec le port des numéros RIO [le Référentiel des identités et de l’organisation est le matricule qui identifie individuellement les agents, ndlr] : ceux-ci sont microscopiques. Le ministère de l’Intérieur n’a pas adapté la taille des identifiants sur les uniformes et les tenues aux nécessités de la recherche des responsabilités individuelles. Sans compter que la hiérarchie n’exige pas que les agents portent ce numéro, contrairement à l’arrêté de décembre 2013.

Brigitte Jullien, directrice de l'IGPN (Inspection Générale de la Police Nationale), directrice de la police française, présente le rapport annuel 2019 de son département le 9 juin 2020 à Paris, les plaintes contre les officiers ayant augmenté de près d'un quart l'an dernier.

Brigitte Jullien, directrice de l’IGPN (Inspection Générale de la Police Nationale), directrice de la police française, présente le rapport annuel 2019 de son département le 9 juin 2020 à Paris, les plaintes contre les officiers ayant augmenté de près d’un quart l’an dernier.

© FRANCOIS GUILLOT / AFP

Il y a une défaillance de la hiérarchie à tous les niveaux, parce que c’est le rôle de l’encadrement de veiller à l’application de cette réglementation. Ce n’est pas juste qu’on n’y arrive pas, l’administration n’a rien fait pour qu’on puisse y arriver. Ce n’est pas un hasard : il n’y a pas de volonté de contrôler, de manière précise et suffisante, l’usage de la force et de l’ensemble des moyens de coercition dans la police. C’est un gros trou dans le système qui participe à l’opacité de l’État en France.

“Le gouvernement ne s’est engagé à rien en matière de résultat, et n’a pas débloqué de nouveaux moyens. Il n’y a pas de plan d’action, pas de stratégie.”

Y a-t-il de meilleurs élèves en matière de contrôle de la police chez nos voisins?
Oui, le Danemark, la Grande-Bretagne, la Belgique, la Finlande, les Pays-Bas… La première mesure prise par ces pays a été de ne pas mettre un policier, mais un magistrat, à la direction des instances de contrôle. Pour casser les « biais cognitifs » de ceux qui partagent la même identité sociale et professionnelle. Ils ont aussi fait en sorte que les agents qui mènent les enquêtes ne soient plus eux non plus rattachés au ministère de l’Intérieur. Ils ont coupé un à un tous ces fils.

Au Danemark, l’autorité indépendante est présidée par un magistrat, son conseil d’administration est aussi exclusivement constituée de non-policiers qui pilotent et jugent toutes les affaires. En Grande-Bretagne, l’IOPC (Independant Office for Police Conduct), présidé par un magistrat complètement indépendant, sélectionne les affaires qu’il veut traiter en interne. Il délègue une partie des autres aux services de police, mais c’est lui qui est à la manœuvre.

Le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner vient d’annoncer des mesures pour lutter contre « la question du racisme et de la mise en cause des forces de l’ordre »
À mon sens, rien de nouveau. Certes, il a annoncé que l’IGPN allait travailler avec l’IGGN (l’équivalent côté gendarmerie) et l’IGA (Inspection générale de l’administration). Mais cela reste complètement interne à l’administration. Il n’y a pas de plan d’action, pas de stratégie. Le gouvernement ne s’est engagé à rien en matière de résultat, et n’a pas débloqué de nouveaux moyens. Cela veut tout dire.

Seule la ligne de défense a un peu évolué. Le gouvernement martelait jusqu’à peu : « Il n’y a pas de violences policières », « Il n’y pas de racisme ». Aujourd’hui, l’argumentaire est un peu plus souple : « Ce n’est pas parce qu’il y a des policiers racistes que la police est raciste. »Reste que la défaite du gouvernement en ce qui concerne les termes employés est spectaculaire. Le secrétaire d’État Laurent Nuñez est obligé de parler de « violences de policiers » pour ne pas dire « violences policières ». Ils ont aussi été obligés de réviser les doctrines de maintien de l’ordre. Jamais la France n’avait pensé en arriver là, puisqu’elle avait, soi-disant, « les meilleures du monde »…

“La police, c’est d‘abord une question de démocratie, et non une simple question technique.”

Dans quelle mesure la police française peut-elle se réformer?
Cela prendra du temps, beaucoup de temps. À Montréal, les Canadiens ont voulu améliorer partiellement la police de proximité : ce chantier a pris dix ans. Quand on parle de changer les fondations d’un système de police, c’est un programme sur vingt ans. Depuis 2001, un document du Conseil de l’Europe approuvé par la France dit que notre pays doit se doter d’un organe indépendant. On est en 2020 et aucune solution immédiate n’a encore été trouvée…

Tout est lourdeur : quand vous voulez modifier un petit morceau de texte, cela impacte des dizaines d’autres textes de loi. Mais la police, c’est d’abord une question de démocratie, et non une simple question technique. Elle questionne le rapport d’égalité, qui est fondamental car il constitue l’un des principes de la République et interroge ce qu’on appelle la « domination » en sciences politiques : la quantité de violences que l’État s’autorise. Or, actuellement, on ne reconnaît pas les mêmes droits à tout le monde.


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