L’un étant la conséquence de l’autre, comment parler de déconfinement sans parler d’abord de confinement ? Les expert.es l’avaient prévu : nombreuses ont été les victimes de cette période et de ses effets psychiques néfastes. Cela étant, il est important de souligner que tous.tes n’ont pas été victimes de la même manière.

Selon Léa*, psychologue clinicienne et psychanalyste, toute analyse doit se baser sur l’avant-confinement car « le confinement a mis en lumière les inégalités que l’on connaît. » En effet, de manière générale, les plus marginalisé.es sont moins bien soigné.es que les autres car la médecine n’a pas été créée pour elleux. De ce fait, l’ignorance de leurs spécificités mêlée à leur stigmatisation dans la société ne peut leur être que dommageable.

C’est pourquoi Ilona*, psychologue clinicienne en psychiatrie adulte dans un centre hospitalier, avance que « les biais sexistes, racistes, LGBTIA-phobes influencent fortement la façon dont sera reçue la personne et va donc influencer son diagnostic et/ou sa prise en charge. » On part donc d’une situation initiale défavorable à laquelle s’est rajoutée une situation inédite défavorable. D’un coup, ces personnes ont dû gérer les angoisses les plus communes (anxiété face à une situation inhabituelle, doutes quant à l’avenir…) mais aussi des préoccupations très terre-à-terre, spécifiques à leur condition.

Dans la ville – très précaire – où Léa exerce, certain.es patient.es présentant des symptômes du coronavirus refusaient de consulter. La raison ? Iels n’avaient pas de couverture sociale. Ses patient.es travaillant au noir n’avaient plus de revenus. Celleux qui devaient travailler subissaient une pression non négligeable : s’arrêter de travailler rimait avec perte d’argent mais continuer rimait avec potentielle contamination (d’elleux-mêmes mais aussi de leur famille).

C’est ce qu’on appelle une injonction paradoxale : la personne est soumise à deux contraintes contradictoires ou incompatibles. Sans parler des personnes ayant connu le manque ou la guerre qui ont vu ressurgir des symptômes de stress post-traumatique (le « nous sommes en guerre » du président n’arrangeant rien). En bref, « le confinement a été majoritairement angoissant pour tout le monde, rappelle Léa, mais quand il y a précarité, on parle des besoins primaires, d’un truc concret – manquer d’argent, mettre en danger sa famille… »  

Un « retour à la normale » angoissant

Puis arrive le déconfinement. Alors que l’Etat avait mis en place une atmosphère des plus régulées et des plus sécuritaires, voilà qu’il nous annonce que nous allons enfin pouvoir sortir… mais pas trop. C’est cet entre-deux que souligne Annabelle Yanyem Bezo, psychologue digitale : « Comment s’adapter à ce scénario de mauvais film de science-fiction ? »

Il y a une semaine encore, on avait des horaires pour prendre le métro, on pouvait se déplacer mais pas trop loin, les magasins étaient ouverts mais pas tous. « Une zone de flou peut être angoissante là où confinement rimait avec protection », explique la psychologue. Léa témoigne du même problème : « Il y a des mères au foyer précaires qui ont adoré le confinement parce qu’elles avaient toute la famille réunie à la maison. Cela leur procurait un sentiment de sécurité. Là, elles craignent pour leurs proches, elles n’ont plus le sentiment de maîtrise. »

Cela fait aussi écho à l’angoisse des opprimé.es qui, selon la psychologue, n’ont jamais eu le luxe de faire confiance au monde extérieur. Mathilde*, psychologue en établissement scolaire, illustre ces propos avec le risque pour les femmes « du retour des violences sexistes quotidiennes (…) que l’on peut rencontrer habituellement à l’extérieur du domicile. »

Il semblerait que cette peur du monde extérieur soit aussi justifiée lorsqu’on constate les violences policières qu’ont subi plusieurs citoyen.nes pendant le confinement : « Dans un contexte post confinement violent, (…) où certains quartiers ont vécu une recrudescence de violences policières, déconfinement rime aussi avec réveil, sortir et sortir dire les choses au grand jour. » Le contexte actuel – lié au meurtre récent de George Floyd – donne raison à Annabelle Yanyem. Entre les événements en eux-mêmes, l’effervescence des réseaux sociaux, les nombreuses manifestations et les débats télévisés, cette affirmation ne pourrait être mieux illustrée.

Si les présentateurs.rices et chroniqueur.ses s’évertuent à comparer la France aux Etats-Unis, arguant que l’un est moins pire que l’autre, les personnes racisées – et noires, notamment – savent qu’il n’y a aucune différence : « voir des personnes qui nous ressemblent se faire violenter et décéder en direct génère un sentiment d’urgence voire d’action, explique la psychologue. Cela peut entrainer une forme d’anxiété réactionnelle à tout cela. »    

Alors, cette situation inédite et difficile crée des dégâts. Léa constate par exemple une apparition de phobies. Claustrophobie, germophobie, phobie sociale, phobie scolaire…la liste est tristement longue. Plus inquiétant encore, certain.es souffrent de dépression car iels ont été soumis à une angoisse trop longue causée par l’impression que plus rien n’avait de sens.

On remarque ce souci surtout chez les travailleur.ses précaires. C’est le cas d’une des patientes de Léa. Vendeuse, elle trouve non seulement son travail dénué de sens (d’autant plus en ce moment), mais elle doit aussi faire appliquer des gestes barrières à des client.es qui l’insultent de nazie. Pourquoi se démener autant pour un travail qui ne lui apporte rien – si ce n’est un maigre salaire ?

Tout cela ne rime à rien pour elle et les symptômes traumatiques qu’elle a développés le montrent. Pour la même raison, la psychologue a vu certain.es de ses patient.es démissionner de leur travail alors qu’iels sont pourtant précaires. Il y a parmi elleux ce sentiment d’être jeté.es sous le bus alors qu’iels sont les plus vulnérables, ce qui – encore une fois – n’a pas de sens. Et ce sentiment concerne toujours les mêmes.

Le déconfinement : une chance pour la psychologie de mieux faire ?

Doutes, angoisses, adaptation et « réveil » difficiles… ce poids est difficile à porter seul.e, c’est pourquoi il ne faut pas hésiter à se faire accompagner rappelle Annabelle Yanyem. Malheureusement, la psychologie a du mal à prendre en compte les oppressions dont souffrent les plus marginalisé.es.  C’est ce que Léa appelle le « tout psychologique » : on considère que tous.tes sont des êtres humains, alors on les traite tous.tes pareil.

Pourtant, les oppressions dont souffre un.e patient.e représente un pan entier de sa réalité, réalité qu’on doit prendre en compte dans son intégralité. Et les patient.es le savent. C’est pourquoi Annabelle Yanyem a des patient.es noir.es qui l’ont choisie parce qu’elle est noire aussi. « Il y a un côté ‘On se sait’ » comme elle le dit en riant : iels savent qu’iels ont plus de chance d’être compris.es avec elle. Un de ses patients racisés lui a dit « moi, mon ancienne psy, il fallait que je lui explique tout ».

Or, expliquer le racisme, c’est laborieux. Personne ne consulte un psychologue pour se voir ajouter une telle charge mentale. D’autant plus que le métier de psychologue c’est soulager la douleur, apporter des clefs : « Il faut aussi faire prendre conscience aux gens quand ils sont opprimés. Mon métier c’est foutre la merde », soutient Léa avec humour.

Le moment pour la profession de moderniser son approche

Heureusement, nombreux.ses sont les étudiant.es et jeunes psychologues qui, grâce aux réseaux sociaux, se conscientisent. Lorsque Ilona modérait la page Paye ton Psy, elle a remarqué que les demandes de ressources inclusives abondaient. Accueillir correctement les victimes d’oppression est indispensable – et Léa y travaille concrètement. En plus de se déconstruire elle-même, elle prend de son temps (une demi-journée par semaine) pour orienter vers les structures adaptées les gens qui lui font appel.

Dans l’espace de vie communautaire qu’elle a installé, elle promeut des associations et met à disposition des magazines que tout le monde n’a pas les moyens d’acheter. Dans les toilettes, des protections périodiques gratuites sont à disposition. Elle adapte aussi ses tarifs : ses patient.es paient en fonction de leurs revenus. De son côté, Annabelle Yanyem fait partie du collectif Psys NoirEs – collectif à l’origine d’une permanence gratuite et solidaire destinée aux personnes isolées et précarisées mises à mal par le confinement et le déconfinement.

Si le confinement a permis aux psychologues de moderniser leur profession dans la forme (notamment par la mise en place de sessions par écrans interposés), espérons qu’il leur a permis de la moderniser aussi dans le fond. Depuis mars, les événements exceptionnels s’enchaînent, secouant la société jusque dans ses fondements.

Ceux-ci révèlent plus que jamais les rapports de force dont certain.es profitent, et que d’autres subissent. Ces dernier.es, non épargné.es par un réveil parfois brutal, devront pouvoir bénéficier d’une prise en charge psychologique enfin à la hauteur. Espérons que la nouvelle génération de psychologues soit prête, un vrai challenge les attend.

Sylsphée BERTILI