C. L. R. James, historien et écrivain socialiste trinidadien pionnier, est mort le 31 mai 1989 à Londres, ses funérailles se tenant quelques semaines plus tard, au cimetière Tunapuna à Trinidad. À l’arrivée de son corps, son vieux camarade John La Rose a lu des passages d’Aimé Césaire, extrait de son Cahier d’un retour au pays natal, grand poème caribéen sur l’exil et le retour. Dans cet article, Jackqueline Frost enquête sur les connexions continentales de James et de Césaire, ainsi que sur la politique du retour.

Ce texte a initialement été publié sur le site des éditions Verso à l’occasion des 30 ans de la mort de C.L.R. James. Jackqueline Frost, originaire de Lafayette en Louisiane, est historienne de la littérature et de la philosophie. Sa thèse porte sur l’émergence des nouvelles philosophies du temps et de l’histoire chez des écrivains anticolonialistes et antifascistes des années 1940 aux 1970. Parallèlement, Jackqueline travaille avec Jorge Lefevre Tavárez sur les engagements tricontinentalistes des intellectuels francophones et anglophones présents au Congrès culturel de La Havane en 1968. Elle vit à Paris.

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Après un long voyage et une controverse mineure avec le gouvernement, le corps de Cyril Lionel Robert James – ou Nello, comme ces amis l’appelaient – fut enterré au cimetière Tunapuna à Trinidad, dans l’après-midi du lundi 12 juin1989[1]. Les funérailles elles-mêmes ont été divisées entre une « cérémonie du retour », qui s’est tenue à l’aéroport national, et une « célébration d’une vie » au club du syndicat des travailleurs des champs pétrolifères de Trinidad, et comportaient des hommages rendus par de célèbres romanciers et chanteurs de calypso. Entre autres détails, les biographes notent que des versions du Rite du Printemps et de l’Internationale, sur des steel drums, ont été jouées pour plus d’un millier de personnes présentes[2].

Des photographies de l’événement montrent le corbillard en procession lente, le cercueil rempli de broméliacées et d’oiseaux de paradis, ainsi que les parapluies des participants aux funérailles sur leur chemin vers le cimetière. Une photo montre le corps de James sorti par des membres de l’O.W.T.U. sous l’aile d’un avion[3].

Le moment, où le corps de James est arrivé de Londres à l’aéroport de Piarco, littéralement le moment de son retour au pays, est celui qui a semblé, à son ami de longue date et camarade politique John La Rose, être le plus symbolique. Sur le tarmac de Piarco, La Rose et l’acteur Errol Jones ont consacré ce moment du retour en lisant de longs passages de la traduction anglaise du Cahier d’un retour au pays natald’Aimé Césaire. Ni les récits biographiques, ni les nombreuses photos des funérailles ne rappellent cet instant. C’est un évènement que nous ne connaîtrions peut-être pas, ou dont nous ne nous souviendrions pas, si La Rose n’avait pas griffonné la sélection des passages dans la quatrième de couverture de son exemplaire du Cahier[4].

[Image reproduite avec la permission du George Padmore Institute]

À l’aide des notes de La Rose, nous sommes en mesure de reconstituer les passages qui ont été lus lors de la Cérémonie du retour de James, une sélection qui met en lumière plusieurs des moments les plus célèbres du Cahier[5]. Mais quelle est la signification, s’il y en a une, de ce petit document qui relie Césaire et James de cette manière ?  La relation théorique et politico-historique de Césaire et de James est elle-même un sujet qui n’a que peu été pris en considération par la recherche. Alors qu’ils sont souvent mentionnés en tandem comme deux géants de la pensée anticoloniale ou deux membres de la liste évolutive de ce que nous appelons la tradition radicale noire, aucune analyse systématique de leurs convergences et divergences n’existe[6].

C’est que ces deux écrivains et militants politiques caribéens vivaient principalement en Europe, ont écrit des histoires et des pièces de théâtre portant sur la révolution haïtienne, ont tous deux participé à la politique caribéenne d’un point de vue universaliste radical, ont férocement attaqué le colonialisme sans pour autant rejeter les traditions culturelles européennes, et ils ont tous les deux mis en avant l’interdépendance historique des civilisations du monde atlantique. Leurs trajectoires semblent indissociablement liées. En effet, aux yeux d’amis proches, l’affinité entre James et Césaire était tout à fait évidente. Le choix des passages lus lors de la cérémonie de James met en exergue un certain nombre de liens rarement pris en considération entre les deux hommes, dont le plus solide est l’attention constante que l’écriture de James porte à Césaire après 1960 et la notion politique du retour que le Cahier de Césaire a inauguré pour plusieurs générations de militants caribéens, dont James.

Travailler sur la relation de Césaire à la Révolution cubaine avec mon collaborateur, Jorge Lefevre Tavárez, nous a permis d’entrer en contact avec les archives du poète, éditeur et militant, John La Rose. Les archives contiennent la petite bibliothèque personnelle avec laquelle La Rose a toujours voyagé, ainsi qu’une grande collection de documents du Congrès culturel de La Havane de 1968, à laquelle il a participé avec Césaire et James. Notre objectif, en suivant Césaire dans son activité de congressiste, était de reconstruire le réseau d’échanges entre le poète martiniquais et les institutions culturelles cubaines révolutionnaires à l’avant-garde de sa réception dans l’Amérique latine des années 1960, sur laquelle rien de substantiel n’a encore été écrit[7].

Le lien entre Césaire et le Cuba révolutionnaire est si peu exploré que nous avons localisé, sans que cela ne demande beaucoup d’efforts, le document de la conférence perdue de Césaire dans les archives cubaines, un texte que les savants croyaient disparu. Ce que nous avons trouvé à côté de cette preuve était une masse de documents sur les rapports qu’entretenait Césaire avec les intellectuels non cubains du tiers-monde présents au congrès, une histoire dans laquelle les membres du Caribbean Artists Movement basés à Londres sont devenus de plus en plus centraux.

Beaucoup de lecteurs de James, en dehors du Royaume-Uni surtout, savent peu de choses sur son implication dans le Caribbean Artists Movement qui, entre 1966 et 1972, a fonctionné comme un forum public et un espace de réunion pour les écrivains et artistes noirs et/ou caribéens de la région de Londres. Initié par Kamau Braithwaite, John La Rose et Andrew Salkey, le CAM comprenait de nombreux membres illustres tels que le sociologue Orlando Patterson, les romanciers Wilson Harris et George Lamming ainsi que les artistes visuels Aubrey Williams et Althea Mcnish. Stuart Hall a fait le discours liminaire lors de leur conférence de 1968 et Sylvia Wynter a publié un premier essai dans leur journal, Savacou.

Bien que l’adhésion au CAM ait été en grande majorité liée aux îles du Commonwealth, celui-ci a élaboré une politique culturelle panafricaine qui a cherché à tenir compte du caractère spécifique de l’ensemble des Antilles et de son rôle dans les mouvements du tiers monde et du Black Power de la fin des années 1960 et du début des années 1970. L’influence du trilingue La Rose, connu pour son activisme syndical radical à Trinidad dans les années 1940-50, a établi un lien fort entre la culture caribéenne anglophone, francophone et hispanophone dans les projets de CAM. L’intérêt pour les écrivains cubains Nicolás Guillén, Alejo Carpentier et le mouvement Negrismo des années 1920-30 a été une expression claire de cette approche qui allait se retrouver à un degré plus important encore dans les discussions collectives et les rapports avec la Negritude de Césaire[8].

En tant que référence omniprésente dans les réunions du CAM, Césaire, et la traduction anglaise du Cahier, ont servi de base essentielle à partir de laquelle les membres du CAM ont construit la rencontre entre le pouvoir noir et l’art caribéen. La centralité du Cahier à la fin des années 1960 et au début des années 1970 doit être entendue comme ayant une dimension politique renouvelée à la lumière de l’indépendance des États anciennement fédérés dans la Communauté des Caraïbes et de la révolution socialiste à Cuba, qui a donné un nouveau sens à l’idée d’un retour au pays natal..

Andrew Salkey, romancier et grand membre de la CAM, a écrit en 1976 Come Home, Malcolm Heartland [en français, Rentre chez toi, Malcolm Heartland, où « heartland » signifie un mot composé de « cœur » et de « terre »], un roman noir qui fait du retour un thème essentiel. Dans le roman (épuisé depuis longtemps), Malcolm, un militant jamaïcain du Black Power vivant à Londres, est sur le point de revenir à Kingston après quinze années d’absence[9]. Les tentatives d’amis proches et de nouveaux camarades pour l’amener à rester en Angleterre et continuer son militantisme dans la métropole déclenche l’intrigue du livre. Ces efforts lancent Malcolm dans une longue série de réflexions sur les dimensions existentielles et la valeur politique du retour dans les Caraïbes afin de s’organiser au sein des nouveaux cadres nationalistes permis par l’indépendance et imbriqués avec la perspective d’un changement radical incarné par la révolution cubaine.

Après la dissolution éphémère de la Fédération des Indes occidentales en 1962, l’indépendance vis à vis du Royaume-Uni menant à la révolution sociale dans les Caraïbes anglophones a continué de briller par son potentiel politique tout au long des années 1970, malgré les contre-exemples – comme la dictature de Duvalier en Haïti – tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des Caraïbes. La notion de retour de l’intellectuel politique parti sous les auspices de l’espoir de classe ou de la fuite politique revêt une force nouvelle pour ces écrivains et artistes militants dont les mouvements nationalistes de gauche de leurs pays semblent ouvrir des possibilités pour des formes d’engagement concret « sur le terrain », au-delà du simple radicalisme intellectuel.

Dans le cas de Cuba, la question existentielle du déplacement provoquée par la transformation sociale reposait, comme dans le roman d’Edmundo Desnoes Mémoires du sous-développement[Memorias del Subdesarollo], sur la notion de rester plutôt que de retour. Mais le Cuba révolutionnaire de la fin des années 1960 constituera un point de rencontre important pour les personnes en réflexion sur la question du retour, produisant une série de rencontres entre des artistes caribéens politisés aujourd’hui peu connus. Avec Desnoes, le poète cubain Pablo Armando Fernández a assisté à une réunion du CAM à la maison de Patterson à Londres en mai 1967 et a ensuite invité la majorité des membres actifs à être délégués au Congrès culturel de La Havane en janvier 1968. Ce congrès de plus de 400 délégués représentant plus de 70 pays a été le troisième événement d’une série de réunions anti-impérialistes de masse à La Havane, après la Tricontinental, en 1966, et l’Organisation pour la Solidarité latino-américaine, ou OLAS, en 1967.

La délégation du CAM a été réduite au triptyque James, La Rose et Salkey, après que de nombreux membres s’avèrent incapables de faire le voyage. Leurs activités, tant au congrès qu’en dehors de celui-ci, sont enregistrées de manière captivante dans le Journal de La Havanede Salkey[10]. James et La Rose, en tant que francophones, fraternisaient souvent avec des délégués francophones, parfois de vieux amis et le plus souvent des influences réciproques, comme Césaire, René Depestre, Michel Leiris, Pierre Naville et Daniel Guérin. C’est à La Havane, en 1968, que Césaire et James ont passé du temps ensemble pour la première fois, ce que ce dernier a rappelé dans un bref discours de 1978 intitulé « Fanon et les Caraïbes »[11].

Bien que ce texte soit, d’après son titre, dédié à Fanon, James consacre la plus longue section de celui-ci à raconter comment il a rencontré Césaire à Cuba. A cet égard, il aborde l’éducation des intellectuels caribéens tels que Césaire et lui-même, ayant étudié la littérature latine, grecque et française dans les écoles coloniales, et qui sont retournés dans ces mêmes écoles en tant que professeurs après un long séjour en Europe. James remarque que si la trajectoire académique de Césaire, en aller-retour à Fort-de-France via l’École Normale Supérieure et la Sorbonne, peut sembler complètement banale, elle représente en fait une manière de comprendre la trajectoire politique de Fanon.

Affirmant (à tort) que Fanon était l’ancien élève de Césaire, l’argument général de James est le suivant : être éduqué à la manière coloniale préparait paradoxalement les penseurs comme Césaire et Fanon, après de longues années d’étude de la société de leurs oppresseurs, à connaître et comprendre beaucoup plus ces sociétés que les gens qui les constituent. Cette double conscience, bien que malheureuse, accessible à l’intellectuel caribéen au prix douloureux d’être à la fois « coupé de la masse » et éduqué dans les institutions et les langues de ceux qui les dominent, donne naissance à la clarté des critiques de Fanon et de Césaire vis à vis de l’Europe. Selon James, Césaire avait « commis l’attaque la plus sauvage que je puisse imaginer contre la société bourgeoise. Il l’a fait parce qu’il pouvait l’attaquer, parce qu’il la connaissait à fond. »

Cette analyse de la situation de l’écrivain colonial, pris entre critique et contribution à la civilisation européenne, se retrouve dans une grande partie de la littérature de la période précédant immédiatement la décolonisation formelle en Afrique et dans les Caraïbes. Dans Portrait du colonisé, Albert Memmi note le « [c]urieux destin que d’écrire pour un autre peuple que le sien ! Plus curieux encore que d’écrire pour les vainqueurs de son peuple! […] A ce public précisément, dès qu’ils osent parler, que vont-ils dire sinon leur malaise et leur révolte[12] ? »

De la même façon, le grand poème de Césaire sur la malaise et la révolte, tout en étant, selon James, le « plus beau et le plus célèbre poème jamais écrit sur l’Afrique », faisait aussi inextricablement partie — tant par ses influences que par sa réception — du canon de la littérature française. une notion essentielle de la conférence qu’il a donné au Congrès culturel de La Havane[13]. Ce que Memmi appelle un « curieux destin » évoque la notion de James de la forme particulière de conscience imposée à l’intellectuel caribéen de sa génération, un destin que James va thématiser d’une façon récurrente, presque obsessionnelle, dans ses écrits des années 1960-70.

Cette ascension de la notion politique de retour coïncide avec un leitmotiv des textes et discours de James entre 1963 et 1981. Une liste d’intellectuels et de penseurs politiques des Caraïbes du XXe siècle dont le travail et la pensée ont joué un rôle déterminant dans le contexte de la décolonisation africaine est présente dans pas moins de huit textes distincts de cette période. Cette liste varie légèrement d’un texte à l’autre, bien qu’elle nomme généralement Marcus Garvey, George Padmore, Aimé Césaire, Frantz Fanon, et parfois James lui-même.

Cette même liste est reprise plus ou moins à l’identique dans l’Annexe à Black Jacobins (1963), « National purpose for Caribbean Peoples » (1964), « Black Power » (1967), la conférence « The Responsibility of Intellectuals » (1968), « The Old World and the New » (1971), « Presence of Blacks in the Caribbean and its Impact on Culture » (1975), « Fanon and the Caribbean » (1978) et « Walter Rodney and the Question of Power » (1981)[14].

Dans chacun de ces huit textes, James propose que la communauté des intellectuels du Tiers-Monde, et en particulier ceux des Antilles, fasse le point sur une  importante anomalie historique, à savoir qu’un nombre significatif d’intellectuels politiques caribéens étaient des figures de proue dans la décolonisation d’une région qui n’était pas la leur. Dans « De Toussaint Louverture à Fidel Castro », James affirme :

Abordons maintenant un des plus étranges épisodes de toute l’histoire. Pris un à un, les faits en sont connus, mais personne n’en a jamais fait la synthèse, ni n’a attiré sur eux l’attention qu’ils méritent. Si l’émancipation de l’Afrique est aujourd’hui un des événements majeurs de l’histoire contemporaine, il faut souligner que dans l’entre-deux-guerres, alors que l’on travaillait à cette émancipation, les dirigeants incontestés du mouvement, dans toutes les sphères publiques, en Afrique même, en Europe, aux Etats-Unis, ne furent pas des Africains, mais des Antillais[15].

La réponse, selon James, expliquant la centralité excessive des Antillais dans la décolonisation africaine, est que les intellectuels des Caraïbes ont accès à de précieux outils discursifs — les langues européennes et les codes civilisationnels — en faisant partie d’une société dont la structure est basée sur le modèle colonial. Pour James, il n’y a pas d’autres outils que ceux qui viennent de la maison du maître et le poids de ces outils, qui aient été prêtés ou volés, nécessite qu’ils soient utilisés politiquement. Pourtant, la haute valeur qu’attribuait James à la culture européenne a été perçue comme une faiblesse théorique par d’autres auteurs, comme George Lamming, qui a fait remarquer dans une interview que

« James n’a jamais vraiment abandonné […] l’idée que la chance suprême de la Caraïbe était son lien avec la civilisation européenne — c’était LE fait — et son lien avec ce qu’il considérerait comme étant les langues majeures[16] ».

Cette affaire est aussi le contenu d’une digression entre James et le poète jamaïcain, Mikey Smith, capturée dans le documentaire de 1982 « Upon Westminster Bridge ». Smith y informe un James, fragile mais vif, que malgré l’enthousiasme de ce dernier pour le vers anglais, la dub poetry et la lutte sociale qui s’y articule n’ont pas besoin de Shakespeare ou de Wordsworth[17].

Mais cette épine conservatrice dans la pensée de James fait partie d’une impasse de sa propre dialectique. Par exemple, selon James, le Cahier de Césaire a « mis en avant l’union de la sphère africaine d’existence avec l’existence vécue dans le monde occidental », ce qui démontre que « [l]e passé de l’humanité et son avenir sont historiquement et logiquement liés[18]. » Pour James et Césaire, les Antilles étaient un espace inéluctablement façonné par la culture européenne, ce qui explique le mouvement des Caribéens éduqués par l’école coloniale vers leurs métropoles, puis vers les luttes africaines, dont ils ont largement appris et qu’ils ont organisé dans des contextes européens.

Dans l’événement que constitue la révolution cubaine, James a vu une rupture historique concernant ce mouvement. Le socialisme caribéen réel a créé une brèche dans la triangulation des Antillais entre l’Europe et l’Afrique, permettant à une nouvelle génération de militants caribéens de trouver dans leur propre « heartlands» la source de l’avenir politique. Au Congrès de La Havane, James fait cette observation prescriptive au point numéro sept de sa courte présentation en dix thèses :

La Révolution cubaine nous dit que les formidables contributions que les intellectuels Antillais avaient apportées à l’émancipation de l’Afrique et au développement de la civilisation occidentale doivent maintenant prendre fin. Cette capacité inédite de contribution créative aux civilisations ne doit maintenant plus être principalement appliquée à l’étranger, comme auparavant, par rapport à l’Afrique ou au développement de la littérature française et britannique. C’est dans l’application de cette capacité à la vie des Amériques que l’intellectuel antillais trouvera les éléments nécessaires au développement de son énorme potentiel[19]

[Fête au Congrès de la Havane pour le 67e anniversaire de CLR James’s  (de gauche à droite) Aimé Cesaire, l’interprète, CLR James, Edmundo Desnoes]

Dans le déterminisme systématique de James, le retour aux Caraïbes pour les intellectuels politiques prend la dimension d’une prophétie. C’est la logique à l’œuvre dans le dernier paragraphe de « Fanon et les Caraïbes », où James examine ce que le révolutionnaire algérien ferait en 1978 s’il était encore en vie. Bien qu’à la fin de sa vie Fanon ne se considère plus comme un Antillais, le but de James dans ce court texte est de montrer que l’éducation de Fanon dans la société martiniquaise a inévitablement fait de lui l’acteur politique et le penseur qu’il était.

En abandonnant les Antilles pour l’Afrique, dans le cadre d’une génération de militants caribéens dont l’engagement politique majeur a pris des formes similaires, Fanon affirme plutôt qu’il ne nie son identité caribéenne. James affirme ici que « dès que Fanon a appris que Cuba était libre dans les Caraïbes et que les autres pays accédaient à l’indépendance, il a dit qu’il retournerait là-bas pour lutter avec eux ». Que la promesse de Fanon de retourner dans les Caraïbes puisse être considérée comme authentique ou apocryphe, la tendance au retour a permis ce genre de pensées. Les affreux résultats du retour de James à Trinité-et-Tobago en 1958 et de son aventure dans la politique électorale au milieu des années 1960 ne l’ont pas dissuadé de chanter les louanges des Antillais et de leur société pour faire progresser la civilisation mondiale grâce à leurs « contributions créatives » spécifiques.

Comme James l’écrit dans Beyond a Boundary, il avait découvert que ce qui comptait, c’était « le mouvement, non pas où vous êtes ni ce que vous avez, mais d’où vous venez, où vous allez et à quel rythme vous y parvenez[20] ». Voici quelques-unes des paroles gravées sur sa pierre tombale à Tunapuna, Trinidad. En revenant à l’endroit d’où on vient, ce qui a une signification particulière pour les Antillais de la seconde moitié du XXe siècle, James nous rappelle qu’aucun objet culturel n’est jamais déconnecté de la société qui a produit son auteur. À l’occasion du 30e anniversaire de la mort de James en 2019, son épitaphe et les passages lus lors de sa Cérémonie du retour nous mettent en garde contre l’ignorance des mondes sociaux que nous tenons souvent à l’écart des actes politiques et des poétiques qu’ils génèrent.

 

Des liens comme celui de Césaire et de James, dont le travail n’a pas été reçu comme celui d’individus atomisés mais saisi dans le contexte des milieux politiques anticoloniaux, révèle les limites de l’étude des penseurs antillais d’une manière radicalement déconnectée des écologies politiques qui ont formé et irrigué leur pensée. James occupe une position particulière, comme s’il avait dépassé le statut d’intellectuel « régional », franchissant une frontière pour atteindre l’« universel », ce que peu d’intellectuels politiques des Caraïbes ont fait. Mais qu’est-ce que cela signifie d’étudier la pensée de James dans le cadre du canon général tout en considérant la vie et le travail de ses camarades comme appartenant aux histoires mineures d’une région périphérique ?

En énumérant les réalisations des populations caribéennes dans la transformation globale qu’a été la décolonisation formelle, James nous invite précisément à ne pas commettre cette erreur. En l’honneur de sa méthode, voici une liste d’intellectuels antillais qui ont, selon l’auteure actuelle, apporté une contribution à la culture politique et qui sont largement négligés dans les études de gauche. À travers eux, nous pouvons peut-être voir davantage de ce monde dont la singularité et l’importance pour l’Histoire mondiale constitue ce que James a dévolu sa vie à restituer : Claudia Jones, Jacques Stephen Alexis, Elsa Goveia, Gérald Bloncourt, John La Rose, Sara Gomez, Jacques Roumain, Nancy Morejón, René Depestre, Andrew Salkey, Suzanne Césaire, Mikey Smith, Walterio Carbonell.

 

Illustration : Early Trinidad – University of the West Indies, Trinidad, Archive Collection / https://www.clrjames.uk/gallery/archives/. 

 

Notes

[1]    Un scandale a éclaté concernant la possibilité de funérailles d’État, que les camarades de James rejetèrent vigoureusement à la lumière de la détention à domicile de James en 1965 par le gouvernement PNM de Williams. La cooptation de James comme héros national par l’État a été décriée par des amis, comme Walter Annamunthodo, qui a accusé des politiciens de « sauter sur un corbillard, et non sur un train en marche, pour déclarer C.L.R. un héros ». Annamunthodo observe avec dégoût qu’il y avait plus de policiers qui le gardaient en résidence surveillée en 1965, qu’il n’y en avait pour escorter son corps de l’aéroport de Piarco aux cérémonies funéraires. Voir le texte d’Annamunthodo dans la collection de photographies O.W.T.U., https://www.clrjames.uk/gallery/archives/.

[2]    Voir Kent Worcester. C.L.R. James: A Political Biography. Albany: State University of New York Press, 1995. P. 211.

[3]    Funérailles de C.L.R. James : https://www.clrjames.uk/gallery/archives/

[4]    Les notes de La Rose se lisent comme suit : Ceremony of Return / for the body of / CLR James / at Piarco International Airport / Trinidad / on Thursday 8 June 1989 / Selections chosen by John La Rose / and Read by Errol Jones / pgs 60, 61, 62 « I should arrive… / …. dancing bear » / p. 64, 65, 66 « Mine these few…/ …. a wide swathe » / pgs 138, 138, 140 « And we are standing…/ …. rendez-vous of victory »

[5] Citations tirés de Cahier d’un retour au pays natal / Return to my Native Land. Trans. Émile Synder, 2nd edition, Paris: Présence Africaine, 1968.

« (…) j’arriverais lisse et jeune dans ce pays mien et je dirais à ce pays dont le limon entre dans la composition de ma chair : ‘’J’ai longtemps erré et je reviens vers la hideur désertée de vos plaies’’.

Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : ‘’Embrassez-moi sans crainte…

Et si je ne sais que parler, c’est pour vous que je parlerai’’.

Et je lui dirais encore :

‘’Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir’’.

Et venant je me dirais à moi-même :

‘’Et surtout mon corps aussi bien que mon âme gardez-vous de vous croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse… ‘’. »

« Ce qui est à moi, ces quelques milliers de mortiférés qui tournent en rond dans la calebasse d’une île et ce qui est à moi aussi l’archipel arqué comme le désir inquiet de se nier, on dirait une anxiété maternelle pour protéger la ténuité plus délicate qui sépare l’une de l’autre Amérique ; et ses flancs qui sécrètent pour l’Europe la bonne liqueur d’un Gulf Stream, et l’un des deux versants d’incandescence entre quoi l’Equateur funambule vers l’Afrique. Et mon île non-clôture, sa claire audace debout à l’arrière de cette polynésie, devant elle, la Guadeloupe fendue en deux de sa raie dorsale et de même misère que nous, Haïti où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité et la comique petite queue de la Floride où d’un nègre s’achève la strangulation, et l’Afrique gigantesquement chenillant jusqu’au pied hispanique de l’Europe, sa nudité où la Mort fauche à larges andains. »

« Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent, ma main petite maintenant dans son poing énorme et la force n’est pas en nous, mais au-dessus de nous, dans une voix qui vrille la nuit et l’audience comme la pénétrance d’une guêpe apocalyptique.

Et la voix prononce que l’Europe nous a pendant des siècles gavés de mensonges et gonflés de pestilences,

car il n’est point vrai que l’œuvre de l’homme est finie

que nous n’avons rien à faire au monde

que nous parasitons le monde

qu’il suffit que nous nous mettions au pas du monde

(…)

mais l’œuvre de l’homme vient seulement de commencer

(…)

et il reste à l’homme à conquérir toute interdiction immobilisée aux coins

de sa ferveur

et aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l’intelligence, de la force et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête et nous savons maintenant que le soleil tourne autour de notre terre éclairant la parcelle qu’a fixée notre volonté seule et que toute étoile chute de ciel en terre à notre commandement sans limite. »

[6]    Philip Kaisary compare les écrits de James et de Césaire sur la révolution haïtienne à la lumière des débats contemporains sur le discours sur les droits dans « Human Rights and Radical Universalism: Aimé Césaire’s and CLR James’s Representations of the Haitian Revolution », Law and Humanities. Vol. 6, 2012 – Issue 2 p. 197-216.

[7]    Jackqueline Frost et Jorge Lefevre Tavárez, « Tragedy of the Possible: Césaire in Cuba, 1968 ». Article à paraître dans the Journal of Historical Materialism.. Alex Gil et Katerina Gonzalez Seligmann reconstruisent les liens entre Césaire et l’intelligentsia cubaine avant la révolution de 1959. Voir l’article de Gil : Aimé Césaire and the Broken Recordhttps://via.hypothes.is/http://record.elotroalex.com/et Seligmann : « Governing Readability, or How to Read Césaire’s Cabrera », INTI, 75/76: 210-222, 2012. Article à venir de Seligmann dans the Global South : « Caliban Why? Caribbean Intellectual Visibility and the 1968 Cultural Congress of Havana » qui discutera des activités de James au congrès en question ainsi que son texte de conférence.

[8]    Voir Anne Walmsley. The Caribbean Artists Movement, 1966-1972: A Literary and Cultural History. Londres, New Beacon Books, 1992.

[9]    Andrew Salkey. Come Home, Malcolm Heartland. Londres, Hutchinson, 1976.

[10]  Andrew Salkey, Havana Journal.Londres, Penguin, 1971.

[11]  C.L.R. James, « Fanon and the Caribbean.” 1978, https://www.marxists.org/archive/james-clr/works/1978/11/fanon.html

[12]  Albert Memmi, Portrait du colonisé / Portrait du colonisateur, Paris, Payot, 1973, p.138.

[13]  C.L.R. James. The Black Jacobins, p. 399.

[14]  C.L.R. James, « From Toussiant L’Ouverture to Fidel Castro », Black Jacobins, Londres, Penguin, 1963 ; « National purpose for Caribbean Peoples », « The Old World and the New », « Presence of Blacks in the Caribbean and its Impact on Culture » At the Rendezvous of Victory: Selected Writings, Londres, Allison & Busby, 1984 ; « Black Power » (1967), https://www.marxists.org/archive/james-clr/works/1967/black-power.htm. « The Responsibility of Intellectuals » (1968), documents d’archive, George Padmore Institute. « Walter Rodney and the Question of Power » (1981)https://www.marxists.org/archive/james-clr/works/1981/01/rodney.htm.

[15]C.L.R. James, « De Toussaint Louverture à Fidel Castro » in C.L.R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue, éditions Amsterdam, Paris, 2017, p. 437.

[16]  George Lamming et Paul Buhle, « C.L.R. James: West Indian. George Lamming interviewé par Paul Buhle » (November 25, 1987). C.L.R. James’ Caribbean. Ed. Henry Paget and Paul Buhle. Durham : Duke University Press, 1992. p. 32.

[17]  Anthony Wall, Upon Westminster Bridge, film, 1982. https://www.youtube.com/watch?v=NE3kVwyY2WU.

[18]C.L.R. James, « De Toussaint Louverture à Fidel Castro », op. cit., p. 443.

[19]  C.L.R. James, « The Responsibility of Intellectuals », Conference Text (1968), Archival Document, Havana Cultural Congress Papers, Archive of John La Rose, George Padmore Institute.

[20]  Image de la tombe de C.L.R. James, National Trust of Trinidad and Tobago. http://nationaltrust.tt/location/tomb-of-clr-james/