Camille Peugny : “La colère d’avant le coronavirus s’est amplifiée”

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SOURCE : Marianne

Camille Peugny est professeur de sociologie à l’Université Versailles-Saint-Quentin, spécialiste des inégalités sociales, il étudie notamment les phénomènes de déclassement. Il a publié plusieurs essais dont “Le Destin au berceau : inégalités et reproduction sociale” (éd. Seuil, 2013).

La question des métiers a resurgi dans le débat public à la faveur de l’épidémie de Covid-19. Pour le sociologue Camille Peugny, la gauche ne pourra pas gagner à l’avenir si elle ne porte pas la voix des premiers de corvée.

Marianne : Pendant le confinement, on a beaucoup remercié les soignants et les caissières. Que vous inspire la colère qui s’exprime aujourd’hui ?

Camille Peugny : Malheureusement, c’était attendu : le risque était grand que le retour à la “normale” entraine avec lui des mécontentements. Cette colère qui existait avant le coronavirus s’est amplifiée, non sans raison. Le vocabulaire de l’héroïsme auquel ont eu recours pendant plusieurs semaines les pouvoirs publics comme l’ensemble de la société ne peut pas masquer les conditions de travail et de rémunération des “premiers de corvée”. Après plusieurs mois passés à souligner le dévouement de ces salariés, la réalité éclate dans toute sa brutalité en dépit des médailles. Il faut se méfier des mouvements consensuels. Applaudir les soignants à sa fenêtre le soir répondait à un besoin d’exprimer collectivement sa reconnaissance dans un moment d’émotion. Et le fait est qu’on a vu des images de caissières pleurer parce que des clients les remerciaient, des éboueurs émus que des gens mettent des mots sur leur poubelle. Mais on en fait d’autant plus dans le registre de l’héroïsme qu’on est impuissant à améliorer leurs conditions de vie. Nous entrons maintenant dans un moment politique qui révèle les limites du consensus. Les applaudissements masquent mal le fait qu’on vit dans une société fracturée par des intérêts divergents. Par exemple, améliorer les conditions de travail des caissières implique de redistribuer les richesses et le pouvoir au sein du secteur de la grande redistribution.

Comment s’articule la séquence actuelle avec le mouvement desGilets jaunes ?

Le lien est en effet assez simple à faire. Les gilets jaunes, c’est en partie la France du Smic. Certaines aides-soignantes en première ligne avec la crise du Covid-19 étaient sur les ronds-points. On pourrait ajouter que ce sont à leurs “avantages” que cherche à s’attaquer la reforme des retraites. Mais le fil rouge entre ces deux séquences tient aussi aux revendications : comme les Gilets jaunes, les professions les plus exposées pendant l’épidémie expriment aujourd’hui la demande de pouvoir vivre dignement de ces activités sociales qui furent si utiles en plein confinement.

La question du travail est-elle en train de resurgir dans le débat public ?

Elle avait peut-être disparu des radars médiatiques mais l’histoire sociale de ces deux dernières décennies est émaillée de conflits sociaux. De la fermeture de Renault Vilvorde à la mise à l’arrêt des hauts fourneaux de Florange, des ouvriers manifestent parfois violemment contre la destruction de leur outil de travail. Depuis plusieurs années, des grèves conduites par les femmes de ménage des grands hôtels explosent. Bien avant la crise sanitaire, on a vécu plusieurs mobilisations de personnels hospitaliers. Les conflits liés au travail n’ont pas cessé même s’il est vrai que récemment, la question de sa pénibilité et des conditions d’emploi a resurgi dans le débat public avec les Gilets jaunes et la réforme du régime des retraites, laquelle a conduit à interroger le lien entre conditions de travail et espérance de vie. Il y aurait aujourd’hui une écoute disponible pour qui, dans le champ politique, voudrait tenir un discours fort sur le travail.

La visibilité nouvelle des professions dévalorisées signe-t-elle le retour des classes sociales sur le devant de la scène ?

Ce débat sur les classes sociales revient régulièrement. Après le rejet de référendum sur la Constitution européenne en 2005, on s’est soudain souvenu de l’existence des classes populaires car ceux qui avait massivement voté “non” étaient les ouvriers et les employés. On a vu fleurir des articles qui déjà reconnaissaient du bout des lèvres que la France et les pays européens n’étaient peut-être pas que des sociétés de classes moyennes. La période actuelle rappelle que nous vivons au sein d’une société dans laquelle il existe des formes de conflictualité sociale, où le but de l’action politique consiste à arbitrer entre des intérêts divergents apparus au grand jour. Dans une société à l’arrêt, on a vu des personnes continuer d’assurer les fonctions vitales – nourrir, soigner, protéger – alors que les cadres étaient en télétravail. Par ailleurs, on a republié des statistiques sur le surpeuplement dans certains logements, la proportion et la localisation des ménages qui avaient des résidences secondaires, les catégories d’enfants qui avaient repris le chemin de l’école… A bien des égards, cette crise du Covid-19 a souligné à quel point le concept de classes sociales – il faut oser le mot – demeure pertinent.

A ce mot qu’il faut oser, dites-vous, certains en préfèrent d’autres comme les “invisibles” ou les “délaissés”.

Je suis capable de chiffrer le nombre d’ouvriers à partir des données Insee, mais pas le nombre d’invisibles ! Bien qu’il renvoie à un registre plus subjectif, ce vocabulaire n’est toutefois pas dénué de sens : ce que l’on perçoit de notre propre situation est très prédicteur de notre vote ou de notre abstention. En sociologie électorale, le sentiment d’être déclassé augmente par exemple très fortement la probabilité de voter pour le Rassemblement national. Ces terminologies recoupent aussi en partie le débat qui agite le champ académique sur les gagnants et les perdants de la mondialisation. Le vocabulaire des classes sociales, quant à lui, peut paraître un peu désuet. On l’associe à Marx qui écrivait dans le cadre de sociétés industrielles aujourd’hui disparues. Je crois cependant que ce concept, qui désigne des univers de vie radicalement distincts, garde une certaine portée dans l’opinion publique. Les sciences sociales travaillent à construire un schéma de classes cohérent dans les sociétés de service. Une femme de ménage qui gagne péniblement 1.000 euros par mois en exerçant son activité dans une dizaine de domiciles de clients particuliers chaque semaine est payée à la tâche, comme les journaliers que décrivait Marx ! On parle par ailleurs d’ouvriérisation du travail des employés. Des mots nouveaux n’en sont pas moins utiles d’un point de vue politique : chercher de nouvelles expressions plus parlantes est légitime afin d’attirer l’attention des partis politiques sur le sort de populations qui se sentent délaissées, inaudibles, déclassées, invisibles… Et pour entrainer de l’adhésion politique, il vaut sans doute mieux parler des “délaissés” ou des “premières de cordées” que des classes populaires du tertiaire.

Le “Travailler plus pour gagner plus” de Nicolas Sarkozy a marqué les esprits. La gauche a-t-elle laissé à la droite la question du travail ?

Le slogan de Nicolas Sarkozy avait beaucoup séduit dans les populations à la frontière entre les classes populaires et les classes moyennes parce qu’il répondait à ce besoin de vivre dignement des fruits de son travail. Mais on ne peut pas dire que la gauche ait totalement abandonné ce terrain ces dernières décennies. Quand Martine Aubry a introduit la notion du care au début des années 2010, c’était aussi une manière d’insister sur le respect dû à un certain nombre de professions en rapport avec le soin et le lien social. Mais à l’évidence, la gauche n’a pas trouvé l’équivalent du”Travailler plus pour gagner plus”. On l’a même accusée de se tromper au moment du débat sur les 35 heures : ce qu’attendraient les classes populaires, ce ne serait pas tant de travailler moins qu’un salaire décent. Pour retrouver leur oreille, il faut parler des femmes de ménage, des aides à domicile, des auxiliaires de vie, des caissières…

Si la gauche ne redescend pas du ciel des idées, elle ne gagnera pas. Quel beau programme politique ce serait que de réfléchir à la manière de réduire le fossé entre la hiérarchie des revenus et celle de l’utilité sociale. Cela ne veut évidemment pas dire qu’il ne faut pas parler des questions dites de “société”. On ne peut pas, de toute façon, construire un projet politique en ignorant ces combats portés par les nouvelles générations. Mais il ne faudrait pas être d’autant plus disert à ce sujet qu’on se sent impuissant à formuler un discours de rupture sur la question sociale. Si Mitterrand a gagné en 1981 après des décennies gouvernées par la droite, c’est parce que le PS de l’époque a été capable de faire la synthèse entre l’aspiration au libéralisme culturel qui suit Mai 68 dans les catégories moyennes et supérieures et les valeurs de la gauche classique. Il y a aujourd’hui un boulevard pour qui voudrait se présenter comme le candidat ou la candidate des premiers de corvée.


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