Le “truc” politique

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SOURCE : Monde diplomatique

Par Pierre Rimbert

Trois jours après la nomination à la cogérance de Libération d’un chef d’entreprise et haut fonctionnaire d’obédience néolibérale, M. Denis Olivennes, le quotidien consacre sa « une » à deux actrices féministes et antiracistes. Aïssa Maïga et Adèle Haenel, l’une noire, l’autre blanche, engagées dans le mouvement contre les violences policières, se félicitent du « réveil intersectionel »(l’articulation des luttes contre les discriminations de genre, de race, de classe, d’âge, de handicap, etc.). « Enfin il se passe un truc politique », titre le journal en détournant leur propos (13-14 juin 2020).

Si le mouvement des « gilets jaunes » et la lutte contre la réforme des retraites n’évoquent pas aux timoniers de Libération un « truc politique », c’est-à-dire un « truc » susceptible de doper les ventes, il en va tout autrement de la conjoncture actuelle, marquée selon le directeur de la rédaction par « une utile convergence ». « Celle,explique Laurent Joffrin, des combats antiraciste et féministe, comme l’illustre l’entretien qu’Adèle Haenel et Aïssa Maïga ont accordé à Libération.  » Ladite convergence n’avait pas attendu l’imprimatur de l’éditocrate barbichu pour se manifester dans les rues ces dernières semaines, tant aux États-Unis qu’en France. Toutefois, il manquait pour la rendre tout à fait digérable au grand estomac de la petite bourgeoisie cultivée une formulation stylée mais sans sel.

Représenter les mouvements politiques comme des tendances esthético-culturelles incarnées par des personnalités dont on parle en soirée, telle est justement la spécialité de Libération. Rien n’embarrasse plus ses dirigeants éditoriaux que les masses en mouvement : impersonnelles, moutonnières, simplistes, parfois même incendiaires, elles semblent ignorer les dernières percées conceptuelles des sciences sociales, qui tapissent les pages « idées » du quotidien. Comme le publicitaire, le journaliste fabrique des icônes — d’Ernesto « Che » Guevara à Assa Traoré — et ne perçoit le collectif qu’au travers d’individus extraordinaires, dont il brosse le portait nécessairement singulier, contradictoire, complexe.

Passées à cette moulinette, plus de vingt mille personnes massées devant le tribunal de Paris le 2 juin dernier à l’appel du comité Vérité et justice pour Adama afin de protester contre les violences policières débouchent sur un entretien entre deux comédiennes dans le journal du milliardaire Patrick Drahi. À l’issue de l’échange, le « réveil intersectionnel » trouve son lit politique :

Libération. — Seriez-vous prêtes à vous engager politiquement, au sens de soutien électoral 

Aïssa Maïga.  Non, c’est inenvisageable (…). Peut-être que le ou la candidate qui pourrait déclencher cette passion en moi n’est pas encore arrivé.e. Bon à une exception près…

Adèle Haenel. — Taubira 

Aïssa Maïga. — J’allais le dire !

Adèle Haenel. — Cette intelligence, cette lucidité, cette vision politique m’enthousiasment.

Si chacun connaît la militante anticolonialiste engagée contre les discriminations de genre et de couleur de peau, souvent cible d’attaques racistes, la ministre qui a défendu la loi du « mariage pour tous », peu se souviennent que Mme Christiane Taubira, députée de Guyane, vota la confiance au premier ministre de droite Édouard Balladur en 1993 et se présenta l’année suivante aux élections européennes sur la liste de l’homme d’affaires Bernard Tapie. Candidate à la présidence de la République en 2002, partisane de Mme Ségolène Royal en 2007, ministre de M. François Hollande en 2012, y compris quand M. Manuel Valls était premier ministre (elle démissionna en janvier 2016), elle participe depuis aux recompositions incessantes du centre gauche français, où, désormais, le rose et le vert convergent pour ripoliner l’ordre économique aux couleurs du temps.

À Libération aussi, cette « vision » d’un capitalisme écologique et « diversitaire » enthousiasme. Et, songeant au « truc politique » suprême, l’élection présidentielle, Laurent Joffrin caresse rêveusement son clavier : « Et si c’était elle ? »

Pierre Rimbert


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