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SOURCE : métropolitiques.eu
Dès le début du confinement, le 17 mars, plusieurs médias ont rendu compte des inégalités sociales face à la crise sanitaire que nous traversons [1] et des difficultés quotidiennes plus grandes auxquelles doivent faire face les habitant·es des quartiers populaires. Dans son discours du 13 avril, Emmanuel Macron lui-même mentionnait les inégalités scolaires et de logement pour borner l’horizon temporel des mesures de confinement. Début avril, dans le sillage de la publication des chiffres actualisés de morts du Covid-19 par Santé publique France et l’Insee, une salve d’articles faisait état de niveaux de surmortalité « inquiétants » en Seine-Saint-Denis au regard notamment des autres départements d’Île-de-France. Pourtant, les inégalités sociales et spatiales de santé sont restées absentes du discours présidentiel. Plus largement, elles restent peu appréhendées dans cette crise, y compris dans les entretiens ou tribunes que des chercheur·es en sciences sociales lui ont consacré en lien avec la question des inégalités. Celle-ci est plus souvent saisie sous l’angle économique, du genre et, dans une moindre mesure, ethno-racial. Or, en matière de santé, ces dimensions s’imbriquent et se cumulent.
Les inégalités socio-spatiales de santé étaient au cœur de l’enquête sur les politiques, les professionnel·les et les pratiques de santé en territoires populaires que nous avons réalisée de 2012 à 2017 au sein d’une ville populaire de la Seine-Saint-Denis, que nous nommerons Rouvil [2]. Une ville marquée, comme le reste du département, par la précarité de sa population et par la désertification en matière de médecine libérale. Sa situation en termes d’équipements et de ressources sanitaires est cependant moins critique que d’autres villes du département grâce à la présence d’un centre hospitalier, à l’existence, de longue date, d’une politique locale de santé et à un maillage associatif dense. Nous nous appuyons sur cette enquête pour analyser l’accroissement des inégalités sociales de santé provoqué par la crise sanitaire. Nous avons poursuivi l’enquête durant le confinement par un travail documentaire (presse, réseaux sociaux), par des entretiens et par l’exploitation d’une base de données collaborative sur l’épidémie dans les départements français [3].
Le temps long de la recherche permet d’analyser la crise actuelle au regard des relations entre inégalités sociales, santé et politiques publiques. Le système de santé est partie prenante de ces inégalités, nous y reviendrons dans un second volet [4]. Ce premier texte montre que le Covid-19 met en lumière le cumul d’inégalités sociales dans les quartiers populaires en matière de conditions de travail, de vie et de santé, mais aussi que la crise sanitaire et sa gestion politique tendent à aggraver ce cumul d’inégalités. Ces dernières ont en effet surexposé au virus les classes populaires urbaines racisées [5] : si celui-ci a touché, plusqu’ailleurs, la population de ce département pourtant jeune, il l’a aussi touchée différemmentd’ailleurs, concourant à dégrader de manière globale l’état de santé des classes populaires.
Une énigme apparente : une population jeune surexposée au Covid-19
Au sein des deux régions françaises les plus touchées par l’épidémie, le Grand Est et l’Île-de-France, la situation de la Seine-Saint-Denis, deuxième département le plus touché par la surmortalité, peut surprendre (figure 1), alors même qu’il s’agit du département le plus jeune de la métropole (12 % de plus de 65 ans, contre 21,5 % dans le Haut-Rhin par exemple) et que la létalité du virus est bien plus importante chez les personnes de plus de 65 ans. La Seine-Saint-Denis est restée, du 3 au 13 avril, le département où la surmortalité des moins de 65 ans était la plus élevée (+70 %), le Haut-Rhin étant en cinquième position (+ 47 %) derrière d’autres départements d’Île-de-France.
© Base collaborative 2020. Source : Insee.
Des classes populaires urbaines racisées plus exposées et plus touchées
Les inégalités sociales face à la maladie et à la mort (Gelly et Pitti 2016) sont particulièrement accentuées en Seine-Saint-Denis au regard des moyennes nationales. La forte fréquence des maladies chroniques, facteurs importants de comorbidité en cas de Covid-19, a rendu les classes populaires du département plus fragiles face au virus. La Seine-Saint-Denis occupe le premier rang des départements français pour le diabète, après La Réunion et la Guadeloupe (figure 2), le huitième rang pour les maladies respiratoires, le quatorzième pour l’hypertension artérielle. La part des adultes souffrant d’obésité y est aussi très élevée, bien plus qu’à Paris par exemple. À l’instar de Rouvil avec des expérimentations locales du « sport santé » depuis quelques années, plusieurs villes du département tentent d’ailleurs d’agir sur ces inégalités sociales de santé.
© Base collaborative 2020. Source : SNDS-DCIR, Insee. Exploitation Santé publique France.
© Base collaborative 2020. Source : Insee, 2016.
Ces conditions de travail s’articulent avec des conditions de vie plus dégradées qu’ailleurs, en matière alimentaire et de logement. La Seine-Saint-Denis est le département le plus pauvre de France hexagonale : 27,9 % de personnes y vivaient en dessous de seuil de pauvreté en 2017, contre 15,2 % à Paris. La faiblesse des ressources économiques de la population a des effets sur l’alimentation, et par conséquent sur la santé (diabète, maladies cardiovasculaires). Cette question fait l’objet de campagnes de prévention et d’expérimentations depuis plusieurs années dans les villes du département qui développent une politique de santé publique, telles que Rouvil. En matière de logement, outre les foyers de travailleurs – habitat collectif avec une forte densité – plus nombreux en Seine-Saint-Denis qu’ailleurs, une partie importante des habitant·es du département vit dans des logements en suroccupation. En 2016, plus d’un quart des logements du département était suroccupé (26,5 %), le plaçant au deuxième rang des départements de France hexagonale en la matière, derrière Paris (32,3 %). Or, le logement a des effets sur l’état de santé : avant l’épidémie déjà, notre enquête à Rouvil a notamment montré les effets sanitaires de l’insalubrité des logements, en particulier sur les pathologies respiratoires. Suroccupation et insalubrité participent à intensifier la progression de l’épidémie en Seine-Saint-Denis (Gilbert 2020), provoquant ce que des journalistes ont qualifié de « clusters familiaux », en reprenant cette catégorie épidémiologique désignant un foyer de contamination.
Quand l’épidémie aggrave des états de santé déjà dégradés
Au-delà du nombre de morts (chez les moins de 65 ans en particulier), l’épidémie a aussi accentué les inégalités sociales cumulées en provoquant une dégradation générale des conditions de travail et de vie, qui contribue à son tour à dégrader la santé des habitant·es – au-delà du seul Covid-19. Car la santé n’est pas que l’absence de maladies. D’après la définition adoptée par l’Organisation mondiale de la santé en 1946, elle est un « état de complet bien-être physique, mental et social ». À Rouvil, une partie des professionnel·les de santé et du social et des agents en charge de l’action publique locale en matière de santé s’appuient sur cette définition « globale » pour tenter de réduire les inégalités sociales de santé (Mariette et Pitti 2016 ; Mariette 2017).
Or, sur ce plan du « bien-être physique, mental et social », la crise sanitaire vient aggraver encore les inégalités en matière d’emploi et de conditions de vie. Selon des entretiens informels menés à Rouvil, une partie des classes populaires a connu une diminution importante de revenus en raison de pertes d’emploi ou de passage à temps partiel pendant le confinement. Ce dernier est aussi venu accroître les tensions conjugales et familiales dans un contexte de suroccupation des logements et de fermeture des écoles, et aiguiser l’enjeu alimentaire, à l’image des effets de la suppression, en situation de confinement, des repas pris à la cantine pour les enfants et adolescent·es scolarisé·es, et plus largement de ce qui est qualifié par certains hauts fonctionnaires et journalistes de « crise alimentaire [6] ».
Toujours sur le plan du « bien-être physique, mental et social », la crise sanitaire et sa gestion politique ont aussi accru la stigmatisation du département. De longue date, les membres des classes populaires urbaines qui l’habitent, pour beaucoup racisés, cumulent des stigmates qui en font de nouvelles figures des « classes dangereuses », selon l’expression forgée par Louis Chevalier pour désigner la perception des classes laborieuses par la puissance publique dans la première moitié du XIXe siècle, notamment après l’épidémie de choléra de 1832 (Chevalier 1958). Ces habitant·es racisé·es sont, là aussi de longue date, inégalement traité·es et discriminé·es en matière de santé comme de services publics, comme le soulignait le rapport des députés Cornut-Gentille et Kokouendo en mai 2018 concluant à un cumul et une reproduction d’inégalités face à l’école, la police et la justice, dont l’action publique est partie prenante. Ces classes populaires urbaines racisées sont aussi altérisées, considérées comme autres par nature et ce faisant stigmatisées, dans nombre de discours publics et médiatiques, comme l’a montré le traitement journalistique du « non-respect » du confinement « dans les quartiers », appréhendé comme le corrélat d’habitudes dites « culturelles » essentialisées – « non-respect » invalidé par les déclarations du préfet de Seine-Saint-Denis. L’accentuation des contrôles ciblés sur les quartiers populaires (« 220 000 contrôles en Seine-Saint-Denis » entre le début du confinement et le 23 avril, « un peu plus du double de la moyenne nationale », selon le ministre de l’Intérieur) a renforcé ce traitement inégalitaire et discriminatoire [7], tandis que des faits réitérés de violences policières ont remis au jour le substrat raciste de nombre de ces contrôles [8]. Or, la stigmatisation et les discriminations ont des effets sur la santé et, comme une récente enquête l’a montré (Khlat, Wallace et Guillot 2019) [9], sur l’espérance de vie en particulier pour la fraction masculine des descendants d’immigré·es d’Afrique du Nord – ceux-là mêmes qui sont tout particulièrement l’une des cibles des contrôles [10].
Enfin, sur la question des pathologies, l’épidémie et le confinement viennent aggraver les maladies chroniques (diabète, maladies respiratoires, hypertension artérielle, obésité), déjà très fréquentes en Seine-Saint-Denis. La sous-dotation du département en équipements sanitaires a conduit, sans doute plus qu’ailleurs, les établissements hospitaliers à se réorganiser en « unités covid » et à suspendre temporairement le suivi des maladies chroniques, comme en témoignait le 20 avril Yasmina Kettal, infirmière dans un service d’urgences d’un des centres hospitaliers du département : « Début mars surtout, notre hôpital est passé en “plan blanc élargi” […]. On a fermé ce qu’on appelle les consultations et l’hôpital de semaine, mais en les fermant on savait que ça allait forcément poser des problématiques de suivi des pathologies chroniques, que ça allait avoir un impact sur la santé de nos patients [11]. »
Le Covid-19 a ainsi plus touché la Seine-Saint-Denis que d’autres départements d’Île-de-France et du Haut-Rhin, mais la crise sanitaire et sa gestion politique y ont aussi des conséquences plus importantes qu’ailleurs sur la dégradation de la santé « physique, mentale et sociale » de ses habitant·es et l’augmentation du cumul d’inégalités. Pour comprendre les effets amplifiés de l’épidémie en Seine-Saint-Denis, il est dès lors impératif d’objectiver les inégalités de moyens – en l’occurrence la sous-dotation en équipements et en ressources sanitaires du département par rapport au reste du territoire (Amdaoud et al. 2020), face à une population pour qui l’accès aux droits et aux soins est plus réduit qu’ailleurs (voir « Covid-19 en Seine-Saint-Denis (2/2) »).
Bibliographie
- Amdaoud, M., Arcuri, G., Levratto, N. 2020. « Covid-19 : analyse spatiale de l’influence des facteurs socio-économiques sur la prévalence et les conséquences de l’épidémie dans les départements français », Working paper, Economix.fr [en ligne], 18 avril.
- Brun, S. et Simon, P. (dir.). 2020. Dossier « Inégalités ethno-raciales et coronavirus », De facto [en ligne], n° 19, mai.
- Chevalier, L. 1958. Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle, Paris : Plon.
- Gelly, M. et Pitti, L. 2016. « Une médecine de classe ? Inégalités sociales, système de santé et pratiques de soins », Agone, n° 58, p. 7-18.
- Gilbert, P. 2020. « Le Covid-19, la guerre et les quartiers populaires », Métropolitiques[en ligne], 16 avril.
- Khlat, M., Wallace, M. et Guillot, M. 2019. « Divergent Mortality Patterns for Second Generation Men of North-African and South-European Origin in France : Role of Labour Force Participation », SSM – Population Health, 5 juillet.
- Marchand, A. 2016. « Quand les cancers du travail échappent à la reconnaissance », Sociétés contemporaines, n° 102, p. 103-128.
- Mariette, A. 2017. « Des agents locaux aux prises avec une catégorie floue d’action publique. Enquête sur la “santé publique” dans une commune populaire de la banlieue parisienne », Lien social et politiques, n° 78, p. 151-170.
- Mariette, A. et Pitti, L. 2016. « “Médecin de première ligne dans un quartier populaire”. Un généraliste en banlieue rouge des années 1960 aux années 2010 », Agone, n° 58, p. 51-76.
Notes
[1] Si le volume d’articles traitant des inégalités reste relativement faible, il l’est moins que l’année précédente à la même période : une recherche via Europresse sur les occurrences du terme « inégalités » dans les articles de la presse généraliste française montre que ceux-ci représentent 1,9 % des articles parus entre le 17 mars et le 15 avril (contre 1,4 % pour l’année précédente).
[2] L’enquête PopSanté a reposé sur l’exploitation de données statistiques nationales, régionales et locales en matière d’équipements sanitaires, de couverture sociale et d’accès aux soins des populations ; sur des observations répétées du travail médical, social et administratif – à l’hôpital, en centres de santé, à la direction municipale de la santé et au sein du monde associatif – et sur des entretiens (69) avec les différents acteurs impliqués (64) dans la production et la mise en œuvre des politiques de santé.
[3] Base construite à partir de données de l’Insee, de Santé publique France, de la Drees, de l’Observatoire des territoires, de la CNAMTS et du fonds CMU. Nous remercions E. Penissat, C. Rodrigues et C. Hugrée de leur appui dans l’exploitation de cette base.
[4] Second volet sur la prise en charge médico-sociale des habitant·es du département (voir « Covid-19 en Seine-Saint-Denis (2/2) », à paraître dans Métropolitiques le 10 juillet).
[5] On désigne par « racisés » les individus et les groupes qui, en raison de leur couleur de peau, leur langue maternelle, leurs origines géographiques, leur culture ou leur religion, réelles ou supposées, font l’objet d’un processus de racisation, i.e. d’altérisation, d’essentialisation des différences et de stigmatisation.
[6] À l’instar du préfet de Seine-Saint-Denis qui, dans un échange avec le préfet de région, le 18 avril, indiquait : « Mon principal risque dans les quinze jours qui viennent est, si l’on excepte le risque sanitaire, le risque alimentaire » (propos rapportés par Le Canard enchaîné, 22 avril 2020).
[7] Voir Amnesty international France, Usage illégal de la force et pratiques discriminatoires : analyse de certaines pratiques des forces de l’ordre pendant le confinement, note du 5 mai 2020.
[8] Voir « Ils m’ont frappé, j’étais comme un ballon de foot : le témoignage de Samir », Là-bas si j’y suis, 8 mai 2020, https://la-bas.org/la-bas-magazine/reportages/ils-m-ont-frappe-j-etais-comme-un-ballon-de-foot-le-temoignage-de-samir.
[9] L’enquête a comparé l’espérance de vie des descendants d’immigré·es d’Afrique du Nord et d’Europe du Sud. Les descendants d’immigré·es d’Afrique subsaharienne, autre cible des contrôles de police, ne faisaient pas partie du périmètre de cette enquête sur les causes de mortalité des hommes descendants d’immigré·es.
[10] Défenseur des droits, Relations police/population : le cas des contrôles d’identité. Enquête sur l’accès aux droits, vol. I, 2017.
[11] « On n’a pas fait une médecine de guerre, on a fait une médecine de pénurie », interview de Y. Kettal par Acta.Zone, 20 avril 2020, https://acta.zone/on-na-pas-fait-une-medecine-de-guerre-on-a-fait-une-medecine-de-penurie/#.