LES IDÉES D’AILTON KRENAK POUR RETARDER LA FIN DU MONDE

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SOURCE : Lundi matin

C’est en cultivant son potager qu’Ailton Krenak, le grand leader de la lutte des peuples de la Forêt au Brésil, a communiqué à l’Université de Brasilia, qui le sollicitait par téléphone, le titre de la conférence qui donne son titre au petit livre que les Editions Dehors viennent de publier avec une postface de son ami Eduardo Viveiros de Castro : Idées pour retarder la fin du monde [1]. Le chaman yanomami Davi Kopenawa, l’auteur avec Bruce Albert de cette œuvre « fantastique » qu’est La chute du ciel, à laquelle Ailton Krenak rend hommage dans son petit livre, est lui aussi souvent au potager. Il s’y rend pour y travailler la terre chaque fois que ça va mal. Et ça va mal.

Ce mal, Antonin Artaud, avant de le fuir, sur place ou au Mexique, chez les Tarahumaras, l’a désigné à la gueule de ses compatriotes comme « le mal blanc » [2] : le simple passage sur une île d’un navire qui ne contient que des gens « bien-portants » et provoque l’apparition de maladies inconnues, des maladies qui, dit Artaud, « sont une spécialité de nos pays » – « zona, influenza, grippe, rhumatismes, sinusite, polynévrite, etc., etc. » À quoi, depuis cinq siècles d’histoire dérobée à l’île-Continent Abya Yala [3], il faut ajouter toutes ces machines d’extraction capitaliste de minerai de vies, minérales, végétales et animales, qui, en œuvrant inéluctablement à travers l’espace colonial, ont couvert la Terre d’épaisses fumées épidémiques asphyxiantes, toutes les formes de mort ou, si l’on préfère, d’inexistence, inventées par l’Europe des puissants et des mangeurs d’or : le culte de Jiji Cricri, l’Etat-Nation et sa monnaie frappée, le Droit, la Science et la Philosophie royales des Universités, le travail contraint, la dépendance alimentaire, vestimentaire, médicale et scolaire, les guerres d’extermination, la prostitution des femmes, l’alcool et les objets à profusion.

Tout ce qui, chez nous comme partout où le mal blanc a fini par s’étendre (puisqu’il ne fait de doute pour personne qu’il s’est d’abord déclaré de notre côté de l’Océan), accomplit par immunité adaptative, cette formidable dégénérescence de l’humain qu’est sa clientélisation : son incapacité foncière à ajouter du monde au monde sans l’acheter en boîte dans un commerce, à l’état de marchandise – fut-ce même comme un livre – au prix d’immenses destructions de ressources. Une immunité acquise qui fait de chacun d’entre nous, consommateurs d’objets et d’idées, de terribles porteurs asymptomatiques des agents pathogènes du capitalisme étatique et reconduit le plus souvent cette conviction d’innocence, qu’Artaud dénonce comme notre manque de « culture », tellement caractéristique des colonisateurs blancs, « bien-portants » seulement d’avoir trop longtemps séjournés dans un bain de déjections urbaines et d’avoir survécus aux maladies mortelles qu’il y ont contractées, à force d’en mourir par millions.

On ne comprendra pas la pensée et le message de grande envergure du petit livre qu’Ailton Krenak adresse aux Blancs – par l’entremise d’universitaires amicaux et bien-portants venus l’interroger dans son potager – si l’on ne parvient pas à se situer au point de contact où il se trouve avec nous depuis cinq siècles. Il est vrai que les Indiens nourrissent les imaginaires de nombreux brésiliens, et plus encore peut-être de nombreux euro-occidentaux, tant il est vrai que la presque totalité de leurs traités modernes d’économie, de politique et de métaphysique, reposent sur des fictions théoriques, le plus souvent racistes, parfois panégyriques, des modes d’existence des peuples « sauvages ». La pandémie en cours dans le monde des « bien-portants » a vu fleurir dans la presse française l’espoir d’une révolution sociale et politique inspirée des modes de relation amérindiens aux non-humains, comme si leur exemple portait la possibilité d’une métamorphose ou d’une révolution historique à venir de nos propres modes de vie, grâce à quoi, dans un ultime sursaut de conscience, nous pourrions échapper à la catastrophe imminente. Ce qui est une autre manière de nier la portée et le sens de l’intrusion de notre absence de monde dans le monde indien, et plus généralement partout où existait un monde, c’est-à-dire une communauté de communautés d’êtres et de personnes spécifiées sans spécisme, sexuées sans sexisme, affiliées sans racisme. Car Ailton Krenak ne parle pas du moyen d’éviter, ni même d’ailleurs de repousser la fin du monde. La fin du monde n’est pas, de son point de vue, ce que les Blancs ont potentiellement devant eux comme perspective d’échec à plus ou moins long terme, en raison de leur dispendieuse façon d’habiter, on devrait plutôt dire d’inhabiter, la Terre et que, repentis, ils pourraient anticiper et conjurer avec l’aide d’un Indien. La fin du monde, c’est les Blancs. Comme le rappellent avec force Deborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro dans L’arrêt de monde [4], elle a déjà irrémédiablement eu lieu par une nuit d’octobre 1492, et a continûment lieu depuis cette date : elle définit l’état du monde. La guerre avec l’ennemi blanc est depuis longtemps perdue. C’est depuis la défaite de ses peuples qu’Ailton Krenak écrit ses Idées – et cette défaite a été jusqu’à présent, pour nous qui sommes d’abord, tant bien que mal, socialisés par le capitalisme, assistés par l’Etat-Nation, consommateurs de biens matériels et d’idées, que cela nous plaise ou non, notre victoire. La fin du monde, c’est nous, et rien ne peut plus réchapper à ce que nous sommes.

La poésie et la créativité des « sujets collectifs » amérindiens, la relationalité forte, sensible, qu’ils tissent avec tout ce qui les entoure, la technique du rêve comme moyen de communier avec la Terre, cette « politique du rêve contre l’Etat », pour reprendre la belle expression de L’arrêt de monde, bref, tout ce qu’Ailton Krenak propose comme Idées pour retarder la fin du monde, cela n’appartient à aucune « culture ethnique traditionnelle » (trois termes forgés par l’anthropologie euro-occidentale coloniale), mais relève d’« une stratégie consciente de résistance » au cosmocide, adoptée et pratiquée en situation par des collectifs au contact du mal blanc et intégralement partageable et amendable par tous ceux qui sont encore capables dans l’état actuel de fin du monde d’éprouver le plaisir d’être en vie. Car, ces Idées ne sont pas pour les amphithéâtres des Universités, ni pour les politiciens qui confondent l’imagination d’un autre monde possible pour une part avec la réorganisation des relations sociales entre les membres d’un « club de l’humanité » fermé aux autres gens, par exemple à nos « sœurs » les pierres, et, d’autre part, avec la régulation de l’exploitation des ressources naturelles par la sanctuarisation d’espaces « sauvages » d’où sont immanquablement exclus les collectifs humains susceptibles de les rêver. Une double exclusion létale, du non-humain hors de l’humanité et de l’humanité hors du non-humain. Les Idées d’Ailton Krenak sont une invitation adressée à tous ceux qui sont capables de sérieusement penser, c’est-à-dire de chanter, que le rio Doce inondé en novembre 2015 par 60 millions de tonnes de boue toxique est dans le coma, c’est-à-dire est encore vivant. A ceux qui sont capables de ce que l’anthropologue et philosophe congolais Patrice Yengo appelle la « vivantité » [5], c’est-à-dire qui sont capables d’intimement lier leur propre existence vivante à tous les vivants, de ne pas se produire eux-mêmes vivants sans produire un monde de vivants, et surtout de le faire au lieu même de la mort, sous le coup de la dévastation massive du monde par les forces de mort du capitalisme étatique global. De refuser la mort qui tue, la mort blanche qui a l’invraisemblable arrogance de prétendre pouvoir précipiter les vivants dans l’inexistence, – et de décider, selon l’expression de l’écrivain Sony Labou Tansi auquel Yengo aime emprunter, de mourir vivant. Voilà ce que signifie « retarder la fin du monde » : c’est retarder la mort en restant vivant après qu’on vous ait tué, résister à la mort implacablement infligée, ré-exister dans la mort. Ce qui est l’inverse exact de l’état de morts-vivants auquel les bien-portants vouent ceux dont ils envahissent les îles.

Le refus de mourir cette mort-là, la mort qui assassine, est le choix, comme le rappelle Ailton Krenak, de centaines de peuples autochtones, « qui sont encore bien vivants, [qui] racontent des histoires, chantent, voyagent, nous parlent et nous enseignent plus que ce que nous avons à apprendre de cette humanité qui n’est pas cette chose à part et la plus intéressante au monde, mais qui fait partie du tout ». C’est pourquoi les Idées pour retarder la fin du monde ne demandent pas leur assistance aux Blancs naturellement enclins, par leur propension à se considérer bien-portants (autant d’un point de vue médical que moral et politique), à exprimer leur commisération aux peuples indigènes dont ils pillent la dignité par ailleurs sans la moindre honte – « peuples indigènes » selon toute l’extension qu’Eduardo Viveiros de Castro donne, au Brésil, à cette expression dans Les involontaires de la patrie [6] : le peuple indien, le peuple noir, le peuple LGBT, le peuple des femmes ; les peuples de tous ceux qui, « immanents à la terre », ayant la terre pour corps, résistent à leur assujettissement par une quelconque autorité transcendante aliénigène et cultivent cette précieuse constance dans la désobéissance que, curieusement, les Blancs appellent leur « inconstance » . Non, ce qui préoccupe Ailton Krenak, c’est les Blancs : « comment, eux, vont-ils faire pour s’en sortir ? » Car, leur victoire a cessé de les protéger aussi efficacement d’eux-mêmes et les effets commencent à se faire ressentir sur eux de leur propre avidité à manger la Terre, à tel point qu’il leur vient de prendre conscience de l’état terrifiant du monde. Sauront-ils être assez libres pour s’en foutre d’être Blancs et apprendre à rêver d’autre chose que d’eux-mêmes ? Et trouver, ce faisant, selon les tout derniers mots des Idées pour retarder la fin du monde, « une heureuse façon de chuter mieux » ?

Jean-Christophe Goddard

[1Ailton Krenak, Idées pour retarder la fin du monde, traduit par Julien Pallotta, Bellevaux, Dehors, 2020.

[2Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, in Œuvres, Gallimard, p. 507.

[3Abya Yala (dans la langue Kuna : « Terre de pleine maturité ») est le nom adopté en 1992, à l’occasion du 500e anniversaire de l’invasion colombienne, par les nations indigènes pour désigner les deux continents « américains ».

[4Deborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro, « L’arrêt de monde », in De l’Univers clos au monde infini, Émilie Hache (éd.), Bellevaux, Dehors, 2014.

[5Patrice Yengo, Vivre et penser avec des masques. Exercices de « vivantité » par temps de Covid-19http://covid-19-cameroon.org/vivre-et-penser-avec-des-masques#page-content


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