Miguel Amorós, Sur Jaime Semprun, 2017

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SOURCE : Et vous n'avez encore rien vu

Miguel Amorós évoque la vie et les œuvres de Jaime Semprun (26 juillet 1947 – 3 août 2010) avec une mention spéciale à son ouvrage de 1997, L’Abîme se repeuple récemment traduit en espagnol par les éditions Pepitas de Calabaza.

Cazarabet est le nom d’une librairie du Mas de las Matas (Teruel), en Espagne, où à eu lieu l’interview.

Photo de Jaime SemprunCazarabet : En tant qu’ami de Jaime et proche de sa pensée, quelle a été l’influence de la figure de son père, Jorge Semprun ?

Miguel Amorós : Jorge Semprun était son père uniquement en un sens biologique. Dans les quelques moments qu’il a passés auprès de lui, l’adolescent non-conformiste qu’était Jaime a reproché à son père d’être stalinien, et donc d’avoir contribué à l’œuvre totalitaire du régime soviétique pseudo-communiste. La réputation de son père en tant qu’écrivain et ami des politiciens était pour lui vulgaire et obscène, construite sur un gros mensonge dont il a tiré beaucoup de profit.

Jaime était tout le contraire. Il cultivait la vérité avec sobriété et discrétion. Il n’a jamais mis ses qualités en vente et a tout fait pour échapper au monstre de la publicité ; ce dernier a joué le jeu avec lui, l’ignorant. Il savait si bien comment se cacher du spectacle que trouver une photo de lui dans les médias aujourd’hui est une mission impossible.

Cazarabet : Mais il donne, bien sûr, plusieurs inflexions aux pensées de ceux auprès de qui il s’est abreuvé pendant des années… Quelle est son évolution ?

Miguel Amorós : Très tôt, Jaime a acquis une solide culture littéraire et, surtout après la révolte de mai 1968, sa formation philosophique et politique a fait des pas de géant en un temps relativement court. Sa bibliothèque constitue un inventaire complet de la révolution dans toutes les directions. Il fait une courte incursion dans le cinéma expérimental, et a même réalisé quelques films, qu’il a détruits par la suite.

La critique situationniste l’a beaucoup influencé, car elle a fourni une base théorique cohérente et un sens historique à une rébellion de la jeunesse qui était générale à l’époque. Elle lui a donné des arguments et a guidé ses lectures. Le talent a fait le reste.

En 1975, encouragé par Debord, il a écrit la meilleure défense internationale de la révolution portugaise avec le texte La Guerre sociale au Portugal, rien qu’en utilisant la presse et les récits d’un camarade revenu de là-bas. La relation avec Debord a été éphémère et frustrante. Jaime ne s’attendait pas à ce que quelqu’un comme lui puisse disposer des gens comme des pièces sur l’échiquier, mais à l’époque, Debord jouait au stratège.

Cazarabet : Un homme très particulier, audacieux et, je pense, en avance sur son temps. Vous qui l’avez connu de si près, que pouvez-vous nous dire à son propos ?

Miguel Amorós : Plutôt un homme qui a suivi le rythme de la réalité, un homme intransigeant avec son temps, avec lequel il n’a pas cherché à s’accommoder. Sa lucidité vient de son originalité théorique absolue et d’une formidable capacité de synthèse. Très tôt, il a dénoncé la pensée récupératrice que les idéologues du pouvoir élaboraient avec des matériaux révolutionnaires dans son livre Précis de récupération. Il n’a jamais cherché un refuge spirituel dans des vérités intemporelles d’où il aurait pu porter un jugement sans appel sur le monde ; en d’autres termes, il ne s’est jamais enfermé dans une idéologie, et donc, il n’est jamais resté en retrait, installé dans un situationnisme d’épigones.

La nostalgie ne l’a pas rattrapé, surtout dans les années 1970 et au début des années 1980, lorsque les possibilités d’une révolution mondiale qui mettraient fin au vieux monde, ou au moins une autre vague de cette révolution, n’avaient pas été épuisées. À cette époque, nous étions tous encore optimistes parce que l’état d’insatisfaction générale des années 1960 était toujours là et que la crise du capitalisme national générait des révoltes partout.

Il s’est battu avec acharnement contre ceux qui, au lieu de forger une critique globale de la société de classes par l’action directe, reproduisaient les mystifications de la vie contemporaine en leur donnant un aspect moderniste. C’est probablement pour cela qu’il n’a jamais été un auteur que les militants ont apprécié. Il a été le dernier des révolutionnaires avec un vrai style, fait sur la base de la profondeur, de la vérité, de la rigueur, de la sensibilité et de la dialectique. Ce qui est vraiment particulier chez Jaime, c’est qu’il a réussi à rendre cette grandeur d’esprit compatible avec une gentillesse surprenante. Contrairement à d’autres, Debord par exemple, Jaime était attentif et accueillant pour ceux qui l’approchaient. Ses collaborateurs étaient aussi ses amis et il passait la plupart de son temps avec eux. Je ne pense pas qu’il ait jamais vraiment rompu avec l’un d’entre eux. Il était la personne la plus noble, la plus désintéressée et la plus généreuse que j’aie jamais connue. Et le seul à posséder un charisme capable de concerter de manière productive un cercle d’individus aux personnalités fortes et disparates avec lesquels il a mené à bien ses projets.

Cazarabet : Il s’est confronté au processus de la transition démocratique espagnole quand il a écrit avec vous, Le Manuscrit trouvé à Vitoria… à l’époque vous l’avez publié sous la signature Les Incontrôlés. Dites-nous ce que c’était et ce que cela signifiait pour vous et vos amis, je suppose que c’était un petit tremblement de terre, non ?

Miguel Amorós : Nous nous sommes rencontrés en 1975, peu après mon exil et mon installation à Montreuil, une ville de la banlieue parisienne. Nous nous sommes rapprochés et avons essayé d’intervenir dans le processus révolutionnaire espagnol avec un pamphlet, La Campaña de España de la Revolución Europea, qui devait être suivi d’un livre que les éditions Champ Libre publieraient. Ce livre était le Manuscrit…, entièrement écrit par Jaime.

Pour de mauvaises raisons, déjà traitées dans l’introduction à la nouvelle édition espagnole par Pepitas, Debord a empêché sa publication et nous avons alors décidé de la publier en Espagne sous la forme d’une brochure. Mon exil était terminé et le Manuscrit… était prêt à servir de base à la formation d’un groupe autonome espagnol. Contrairement à ce qui s’est passé au Portugal, la situation invivable du franquisme en déclin et l’élan du mouvement ouvrier espagnol étaient connus de tous les médias européens et, par conséquent, le plus urgent était de faire connaître sur place une bonne dose de vérités que le Manuscrit… exposait de manière excellente.

Le texte, publié en avril 1977, n’était pas vraiment un tremblement de terre, car les revendications urgentes des travailleurs et des syndicats de toutes les couleurs comptaient alors beaucoup plus que la bataille des idées. Le prolétariat n’a pas voulu abolir sa condition sous le régime capitaliste et, par conséquent, il a parfaitement coexisté avec toutes sortes d’idéologies jusqu’à ce qu’il refuse de s’accepter comme classe révolutionnaire.

Le Manuscrit… n’a pas été complètement ignoré, mais il n’a pas non plus eu d’influence sur les événements. Cependant, de temps en temps, il est réimprimée, signe que l’intérêt pour cette étape ratée de la révolution espagnole n’a pas disparu. C’est un texte qui n’a pas vieilli.

Cazarabet : Je disais que Jaime était une personne « en avance sur son temps » parce qu’il l’a prouvé, du moins il me semble, à une époque où dénoncer l’énergie nucléaire était plus difficile qu’aujourd’hui – car, rappelons-le, il a écrit La Nucléarisation du monde en 1979 – que pouvez-vous nous dire sur ce point important ?

Miguel Amorós : La prolifération des centrales nucléaires comme réponse capitaliste à la crise énergétique des années 1970 a suscité de nombreuses oppositions capables de mobiliser un nombre de gens bien plus importants que celles engendrées par la fermeture continue d’entreprises incapables de rivaliser sur un marché mondial. L’accident de la centrale nucléaire de Three Mile Island, près de New York, en mars 1979, a révélé que la nucléarisation des pays capitalistes impliquait une série de mesures de contrôle de la population qui, sous prétexte de sécurité, finiraient par établir un État policier. Le capital ne se contentait plus d’exploiter les travailleurs et de leur imposer un mode de vie conforme aux lois de la marchandise, mais pouvait aussi planifier leur mort par la terreur nucléaire et ses conséquences.

La Nucléarisation du monde a été publiée en 1980 sous la forme d’un pamphlet anonyme, publié par la revue L’Assommoir. Dans ce texte, Jaime répudie les critiques moralisatrices à l’aide d’un procédé original, une fausse plaidoirie ou une satire déguisée en plaidoyer, dans le style de la Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public (1729) de Jonathan Swift.

La collaboration avec L’Assommoir a permis la publication en français du Manuscrit… et la défense de la révolution portugaise contre le bordigianisme pusillanime d’une poignée d’idéologues spécialisés dans la négation des preuves des révolutions modernes comme celle de Mai 68, les révolutions portugaise et espagnole. Ce document important, intitulé Les Syllogismes démoralisateurs, n’a jamais été publié en espagnol, et les excès de l’ultra-léninisme anti-conseilliste ont trouvé un public sectaire minuscule mais persistant, dans l’espace virtuel bien sûr. Telle est la fascination qu’exerce l’extrémisme abstrait sur le néo-militantisme impuissant.

Le numéro 4 de la revue L’Assommoir était consacré à la révolte polonaise qui clôturait le cycle prolétarien commencé en 1968. Le texte Considérations sur l’état actuel de la Pologne, daté de janvier 1981, dû en grande partie à la plume de Jaime, a marqué la fin de la collaboration avec les rédacteurs de cette revue et, d’une certaine manière, a favorisé un saut qualitatif dans son travail critique, qui s’est produit avec la création, l’année d’Orwell [en 1984 ; NdT], de la revue Encyclopédie des nuisances, la plus perspicace de toutes les publications intransigeantes et la plus intransigeante de toutes les publications perspicaces.

Cazarabet : Qu’entendez-vous par « nuisance » ?

Miguel Amorós : C’est un concept clé dans la pensée de Jaime et de son entourage. Le mot « nuisance » est un néologisme français qui désigne tout facteur qui incommode ou porte préjudice aux gens ordinaires, et peuvent parfaitement y figurer autant la pollution en général, les centrales nucléaires, l’alimentation industrielle, que le travail salarié, le consumérisme, le machisme, les experts, les dirigeants, les capitalistes, etc. et surtout, la nuisance suprême : l’État. Avec l’idée de nuisance, l’Encyclopédie a dénoncé la caractéristique la plus commune de l’organisation sociale et le principal résultat de la production moderne.

Cazarabet : Il était écologiste alors qu’il était difficile de cracher dans la soupe parce que cette soupe était encore appréciée par tout le monde ; même si, sans se leurrer, il est évident qu’il y avait toujours des gens mieux servis que les autres, toujours les mêmes…

Miguel Amorós : Il y a un malentendu sur le mot « écologiste », avec lequel nous désignons aussi bien la grande multitude d’amoureux de la nature que les activistes politiques qui se font les portes drapeaux de la défense de l’environnement. Jaime n’a jamais été écologiste, et n’a jamais fait référence à l’environnementalisme dans un sens positif. La nature n’est pas distincte de la société. Pour défendre efficacement la nature, il est nécessaire de transformer radicalement la société.

En réalité, le mouvement écologiste, dès son origine, n’a cherché qu’à donner un prix à la destruction de l’environnement et, tout au plus, gérer la catastrophe, sans jamais bouleverser le cadre social existant. Mais dans ce cadre, il n’y a pas de solution possible aux problèmes de la vie concrète à commencer par la dégradation de la nature. Sur le marché de la pollution, les écologistes sont semblables aux militants syndicaux vis-à-vis du marché du travail : des intermédiaires intéressés par la régulation des contradictions causées par l’exploitation du territoire par les uns, et par l’exploitation de la force de travail par les autres. Leur existence est liée à la marchandisation de la nature en tant que négociateurs du degré de nuisance admissible.

La lutte contre les nuisances ne peut aboutir que comme mouvement anti-économique et antiétatique, et non en tant que parti « vert » réconcilié avec l’économie grâce aux formules du « développement durable ». Telle était la conclusion des encyclopédistes, notamment dans leur Adresse à tous ceux qui ne veulent pas gérer les nuisances mais les supprimer, une brochure publiée en 1990.

Cazarabet : Avec Semprun, vous critiquez ce genre de fascination que les gens manifestent pour le monde des machines, responsable d’un certain « ordre social »… est-ce exact ?

Miguel Amorós : Les machines promettent une libération qui, malgré son évidente fausseté, continue d’exercer un charme qui croît dans la même proportion que les conditions subjectives dégénèrent. L’Encyclopédie ne pouvait pas négliger cela. Nous sommes partis d’une conception situationniste du monde, mais le génie de Jaime y a adjoint quelques apports déterminants : la critique de l’idée de progrès comme héritage bourgeois, la défiance à l’égard de la science et de la technologie comme outils de domination et véhicules de la superstition progressiste, la production moderne comme production de nuisances et la lutte contre celles-ci comme terrain fondamental de la nouvelle conscience historique. Ces points constituent la base de la critique anti-industrielle (dans la péninsule, nous la qualifions d’anti-développementaliste [antidesarrollista]), la forme la plus actuelle de la critique révolutionnaire. En effet, la critique argumentée du rôle de la technologie dans l’aliénation et l’esclavage modernes s’inspire des travaux approfondis de Lewis Mumford (Le Mythe de la machine, 1974 [le premier volume a été traduit et publié par les éditions de l’EdN en 2019, le second est en cours ; NdT]) et de Jacques Ellul (Le Système technicien). Il y a ensuite la critique de la « raison instrumentale » d’Adorno et Horkheimer et l’indispensable dénonciation par Günther Anders de l’ « obsolescence » du genre humain [L’Obsolescence de l’homme, 1956 ; EdN 2006 ; NdT] causée par le décalage entre les « progrès » techniques et l’incapacité sociale à les assimiler.

Cazarabet : Nous ne devrions pas avoir affaire avec les machines et leurs machinations. C’est ce que tu pense ?

Miguel Amorós : Il ne s’agit pas seulement de machines. La science et la technologie modernes sont avant tout des idéologies, ainsi que des sous-systèmes d’une domination à caractère totalitaire. Quand ils émergent, ils se développent jusqu’à déterminer le cours de la société dans son ensemble et, par conséquent, jusqu’à coloniser toute la vie. Personne ne peut échapper à leur influence: tout le monde peut les utiliser ou les subir, mais personne n’est à l’abri de leurs effets, personne ne peut se déconnecter. Sous cet esclavage, la vie est la vie est tellement appauvrie qu’il ne peut plus être appelé la vie. Les individus, en tant que prothèses de machines, ne vivent plus, ils ne font que fonctionner. Deux exemples de cet aspect négatif de la technoscience sont les trains à grande vitesse et le génie génétique, qui ont mérité deux brochures collectives intitulées respectivement Relevé provisoire de nos griefs contre le despotisme de la vitesse (1991) et Remarques sur l’agriculture génétiquement modifiée et la dégradation des espèces (1999). Toutes deux ont suscité la colère de la gauche progressiste, furieuse partisane du système techno-industriel, qui promeut son autogestion par ses victimes.

Cazarabet : En 1997, Jaime Semprun publie L’Abîme se repeuple – maintenant traduit en espagnol par Pepitas de Calabaza. Quelles réflexions vous inspire la sombre tonalité que notre auteur joue avec les touches de ce piano ?

Miguel Amorós : Les Editions Encyclopédie des Nuisances (EdN) ont d’abord été l’extension du projet critique initié avec la revue, mais l’impasse dans laquelle se trouvait le travail collectif de rédaction a fait de la maison d’édition l’héritière de la publication originale. Avec les livres publiés par l’EdN, la critique anti-industrielle a acquis une base solide et le rôle de pont entre la critique situationniste et l’antiproductivisme de la revue a été dépassé. L’Abîme se repeuple constitue un jalon important dans la lutte contre la fausse conscience de notre temps. Jaime procéde là à une critique systématique de l’horreur économique, déjà esquissée dans ses deux ouvrages antérieurs, ses deux partitions précédentes. Les Dialogues sur l’achèvement des Temps modernes (1993), signé par Jaime, est un détournement des Dialogues d’exilés de Berthold Brecht, et avec ce procédé il restitue une conversation dans laquelle il passe en revue les multiples aspects de l’effondrement de la conscience sociale, signe de la consumation de la modernité bourgeoise : aujourd’hui, nous avons tout à fait le droit de penser, mais nous avons perdu la faculté de le faire. Dans ces conditions, la connaissance inutile du désastre mène à la résignation, et c’est pourquoi la simple constatation ne suffit pas et pourquoi nous devons attaquer aux responsables du désastre. Le problème de la faiblesse de la conscience à une époque où la transformation radicale des relations sociales est si nécessaire est particulièrement évident dans les protestations actuelles des salariés qui, lorsqu’elles cessent, ne laissent aucune trace. Les principales caractéristiques du déclin de la classe ouvrière traditionnelle, maintenant incapable de remettre en question le monde de la marchandise, ont été exposées dans le texte Remarques sur la paralysie de décembre 1995, œuvre collective signée par l’Encyclopédie.

Cazarabet : Il n’a pas seulement posé la question « Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ? », il est allé plus loin en demandant aussi « A quels enfants allons-nous laisser le monde ? ». Qu’a-t’il voulu dire par là ?

Miguel Amorós : Ce n’était pas Jaime qui a posé la première question, mais le citoyen-écologiste, qui ne veut pas voir que la barbarie émerge naturellement de la technification totale du vivant à laquelle il s’est complaisamment prêté. La déshumanisation causée par l’invasion technologique a pour conséquence plus inquiétantes la formation de certains enfants consommateurs, sans véritable enfance, mais parfaitement adaptés à la simplification de la vie réalisée par les machines.

Cazarabet : Dans quelle mesure ce livre est-il un tournant dans la pensée critique révolutionnaire ?

Miguel Amorós : Les réflexions contenues dans L’Abîme se repeuple sont brutales, comme il convient au moment le plus sombre pour la pensée rationnelle qui est simultanément le point le plus éclatant de l’irrationalité. La sociabilité propre à la classe ouvrière a été détruite par la culture de masse ; l’universalité abstraite de la marchandise et le bond en avant dans la technologie du contrôle sont maintenant des faits banals. Jaime a dit ce que personne ne voulait entendre, que l’histoire avait été abolie par le pouvoir, qu’il n’y avait aucun moyen de recréer la conscience révolutionnaire, que l’avant-garde de la modernité, ou plutôt de la post-modernité, était l’avant-garde de l’aliénation, où l’on trouverait non seulement les vieux gauchistes recyclés en citoyens, mais aussi une bonne partie de l’axe extra-parlementaire, libertaire ou non, qui se bat pour une version extrémiste des valeurs dissolvantes de l’ordre renouvelé. Il a parlé des nouvelles formes de barbarie dérivées d’une vie dévouée à l’instant, du faible avenir des nouvelles générations brutalisées par le spectacle, de l’utilisation par la domination de la lutte terroriste aussi bien que des simples et modestes moyens de sa perpétuation, du rôle des nouvelles classes moyennes comme base sociale de la décomposition politiquement correcte et, enfin, il a parlé de l’abîme, des espaces abandonnés par le système où les masses désespérées se révoltent contre tout et contre elles-mêmes. Jaime a eu le courage de ne pas se faire d’illusions et de décrire les conditions actuelles effectives où la véritable remise en question de la question sociale est la plus ardue. Après L’Abîme se repeuple, la pensée critique a abandonné la solidité des vieilles vérités obsolètes, sans emploi, et est entrée sur un terrain mouvant. Il ne peut y avoir de révolution sociale sans pensée révolutionnaire, mais le mouvement historique dans lequel cette pensée s’inscrit peut difficilement se former.

Cazarabet : En tant que critique de la société industrielle, vous vous seriez très bien entendu avec Ludd, n’est-ce pas ?

Miguel Amorós : Il a dit que l’industrie était en guerre avec la vie depuis plus de deux siècles. Sans doute se serait-elle entendue aussi bien avec les destructeurs de machines qu’avec les destructeurs de langage, les pseudo-luddites de la modernité liquide. Bien sûr, il se serait entendu avec García Calvo (1926-2012). Il a repris de 1984 d’Orwell le terme « novlangue » pour décrire une recomposition liguistique radicale en rupture totale avec le passé, un remaniement exigé par la société industrielle et sa technologie : « c’est la langue naturelle d’un monde de plus en plus artificiel », dira Jaime dans son livre de 2005, Défense et illustration de la novlangue française. Sans s’en rendre compte, nous utilisons un langage technifié qui rend impossible la formulation d’un raisonnement cohérent même dans le domaine de la protestation light ; pensez à des termes barbares comme « intersectionnalité », « transversalité », « empowerement », « polyamour », « rhizome », « queer », etc.

Pour revenir à Ned Ludd, ou plutôt au Capitaine Swing, Jaime a attiré l’attention sur une révolte qui est passée inaperçue précisément à cause d’un nouveau type de potentiel subversif : la révolte algérienne des « aarch », anciens sénats tribaux transformés par les besoins insurrectionnels en assemblées populaires. Tradition et nouveauté, jeunesse et expérience, ont convergé dans la rébellion kabyle, offrant un maximum de liberté pour résister à l’État gendarme avec un succès inattendu. Les députés étaient de véritables luddites qui s’opposaient à la bureaucratie étatique pour défendre leurs conditions de vie traditionnelles qui, en fin de compte, étaient trop modernes pour cohexister avec le pouvoir. Publiée en 2001, L’Apologie pour l’insurrection algérienne révèle le côté moins intellectuel de Jaime, son sens de l’insurrection, qu’il avait déjà montré dans La Guerre sociale au Portugal et dans le Manuscrit trouvé à Vitoria.

Cazarabet : Vers quelle conclusion sa pensée tend elle ? Quel peut être son message ?

Miguel Amorós : Jaime est mort subitement en août 2010, droit dans ses bottes. Ses pensées sont donc restées ouvertes. Son dernier livre, imprimé en 2008, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, écrit main dans la main avec René Riesel, poursuit le travail de démolition des précédents et prend soin de les rappeler. Elle ne ferme aucun cycle et ne met fin à aucun débat, elle ne peut donc pas être considérée comme un testament. Il s’agit simplement d’une ratification des analyses précédentes dans des circonstances aggravées : le capitalisme néolibéral pourrait maintenant être décrit comme le capitalisme du désastre. Le livre a en annexe le texte de Le Fantôme de la théorie, une perle critique supplémentaire sur l’objectivisme magique qui résout toutes les questions pratiques depuis son bureau. Aucune sphère théorique n’est à l’abri de contradictions ; aucune certitude idéologique n’échappe à la critique et ce livre en est la preuve. Sans un sujet révolutionnaire pour redresser la situation et démanteler la société industrielle de masses, l’avenir officiel qui est réservé à l’humanité est l’extinction. La véritable catastrophe n’est pas celle que les dirigeants nous signalent, c’est l’aveuglement persistant de la majorité opprimée, manquant de volonté d’agir sur les causes de l’oppression, désirant en fin de compte la même chose qu’offrent les propriétaires de ce monde. Force est de constater que la détérioration de la vie ne pousse pas les masses à la rébellion mais à une adaptation soumise. Le conformisme le plus absolu règne sans opposition effective. Les antagonismes se dissolvent avec une étonnante facilité chez les citoyens rééduqués au consumérisme vert et au vote par Internet. La gestion des catastrophes sous-tend la politique de tous les États et, à leur manière, des écologistes. Le catastrophisme de la propagande officielle justifie la soumission contrainte aux directives de la domination désormais « durable ». Pour citer un ancien membre de la revue Socialisme ou Barbarie décédé en 1979, Pierre Souyri :

« Le capitalisme entre dans une phase où il sera obligé de développer un ensemble de nouvelles techniques de production d’énergie, d’extraction de minéraux, de recyclage des déchets, etc., transformant en marchandises une partie des éléments naturels nécessaires à la vie. »

C’est la phase de la durabilité, c’est-à-dire de la régulation autoritaire de l’économie mondiale en fonction des urgences écologiques. L’analyse semble familière, car nous avons lu quelque chose de similaire dans La Nucléarisation du monde. Les guerres du pétrole, des minéraux ou de l’eau, ainsi que les autres opérations géopolitiques par lesquelles les zones d’influence sont délimitées, sont la conséquence de la reconversion bureaucratique-écologique du monde capitaliste. Ceux qui tentent de s’opposer au système de l’intérieur, si maltraité dans le livre, accuseront Jaime et René de pessimisme, voire de défaitisme. Rien n’est moins vrai. Les réfractaires existent, l’imagination critique repose sur ceux qui n’ont pas jeté l’éponge, qui n’ont pas perdu le goût de la liberté et luttent pour vivre sans contraintes :

« Dans un présent écrasé par la perspective du pire, les possibilités restent tout aussi ouvertes. »

Tel pourrait être son message.

Interview réalisée le 9 avril 2017.

Traduction Jacques Hardeau, juin 2020.


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