Godard politique : inventions et interventions. Entretien avec David Faroult

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SOURCE : Contretemps

David Faroult, Inventions d’un cinéma politique, Paris,  Editions Amsterdam, 2018.

On pourra lire un extrait de l’ouvrage ici.

Tout au long de ton livre, Godard. Inventions d’un cinéma politique (Amsterdam, 2018), tu évoques l’influence majeure exercée par Brecht et Althusser sur Godard, puis le groupe Dziga Vertov sous ses différentes formes. Au-delà de l’attraction exercée par le militantisme, c’est principalement par eux que se fait la conversion au marxisme de Godard. Est-ce que tu pourrais revenir ici sur le rapport à Brecht et à Althusser de Godard puis de Godard-Gorin, dire à quoi ça leur a servi, reconstruire brièvement leur Brecht et leur Althusser ?

Je ne suis pas partisan de voir en Godard un théoricien, qui à ce titre se sentirait comptable d’une cohérence globale, même quand des ambitions théoriques sont affirmées de temps en temps, au cœur de sa période maoïste militante (autour de 1970-1971).

Très probablement, Brecht a pu contribuer à convaincre Godard que le marxisme était digne d’intérêt pour un artiste. Mais il me semble que le chemin qui le conduit vers le marxisme emprunte davantage un parcours pratique : la plupart de ses films des années 1960, dès les premiers, se heurtent à la censure d’État, ce qui attise légitimement sa colère. À la recherche d’un contre-pouvoir à opposer à l’État censeur, il est attiré par le PCF dans les années 1961-1965, et l’on trouve dans ses films des traces de sympathie, en « compagnon de route », par l’inscription d’éléments de la culture communiste (Aragon, Éluard, Jean Ferrat,…).

Si Godard se souvient avoir assisté aux représentations du Berliner Ensemble à Paris dans les années 1950, les manifestations de son intérêt pour Brecht arrivent plus tard. Comme il inscrit souvent les découvertes qui le marquent dans ses films, je serais tenté de situer vers 1961 le moment où Brecht commence à être important pour lui. C’est-à-dire autour de Une femme est une femme, un peu avant l’adaptation d’une pièce, Les Carabiniers, où il cite son nom et lui attribue une formule qu’on ne retrouve pas chez Brecht mais qui est très fidèle à sa pensée : « le réalisme ce n’est pas comment sont les choses vraies, c’est comment sont vraiment les choses ».

La première allusion à Althusser sous sa plume est plutôt hostile : il est mis dans le même sac que Roland Barthes, Christian Metz et les structuralistes fondateurs de la sémiologie du cinéma que Luc Moullet a étrillés à sa plus grande joie à Pesaro. Sa redécouverte d’Althusser intervient à un moment où, dans la pratique, Godard peut se sentir plus proche de ceux qui trouvent trop tiède le mot d’ordre du PCF « paix au Vietnam », alors que des communistes se battent contre l’impérialisme américain là-bas. Son film La Chinoise en est le moment fort : c’est aussi la découverte d’un courant politique naissant à travers l’UJCml (Union des Jeunesses Communistes marxistes-léninistes). C’est au cours de la préparation de ce film qu’il rencontre Jean-Pierre Gorin, qui y milite alors.

Quand il se lie avec Gorin, il le sait déjà très intéressé et informé de l’existence des formalistes russes, de Brecht, d’Althusser et de Lacan. Il faut aussi mesurer que les sources accessibles alors en français (et même en anglais) étaient infiniment moins riches qu’aujourd’hui. L’édition des œuvres de Brecht n’incluait, avant 1970, qu’une fraction des écrits sur le théâtre accessibles en français aujourd’hui. Les constructivistes russes n’étaient quasiment pas traduits en français[1]. Les textes d’Althusser disponibles se limitaient à deux recueils et quelques articles épars. Gorin, par des amis de l’UJCml, avait accès à des textes non-publiés d’Althusser qui circulaient peu, comme par exemple « Idéologie et appareils idéologiques d’État » que le « groupe » Dziga Vertov adapte dans Luttes en Italie, fin 1969-début 1970 avant même sa publication en juin 1970.

Je serais bien en peine de dresser un portrait du Brecht ou de l’Althusser de Godard et Gorin. Ce sont des lectures qui sont leur pain quotidien entre 1969 et 1972, sans doute. Et nous avons de nombreux signes que les textes qui les ont le plus nourris sont, pour Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », et pour Brecht, Me-Ti ou le livre des retournements, parfois ses poèmes, sans doute quelques textes théoriques, très peu ses pièces de théâtre. Je retiendrais surtout que c’est à travers ces auteurs et leur entourage que Godard « se forme » au marxisme, davantage probablement que par la lecture directe de Karl Marx.

 

Est-ce que tu pourrais expliquer la formule « La production doit commander à la diffusion » qui revient souvent dans la bouche de Godard et Gorin ?

Encore plus qu’une formule, j’y vois un mot d’ordre qui résulte de l’analyse du fonctionnement du cinéma (et de la télévision) en tant qu’industrie. Cela repose sur un schéma qui est éclairant pour s’orienter mais mérite forcément d’être complexifié et confronté aux conjonctures : selon la logique industrielle, la diffusion la plus large possible commande à la production, car le projet d’obtenir de bons résultats sur le marché prescrit de suivre quelques recettes (esthétiques, dramaturgiques, etc.) qui y ont fait leurs preuves.

C’est ce qui incite par exemple Costa-Gavras à psychologiser les enjeux narratifs de son film politique Z, à y recourir au suspense, à conduire le récit autour des personnages du juge intègre et du journaliste courageux, etc. Que reste-t-il alors des principes politiques que le film prétend promouvoir ? Sous le prétexte de ce qui n’ose même pas se nommer une « ligne de masse », cette approche pratique une vision quantitative de l’impact politique qui se révèle, comme miraculeusement, conforme au fonctionnement du marché…

À cette logique, le groupe Dziga Vertov oppose le mot d’ordre inverse : ce sont les exigences artistiques et politiques de la fabrication du film (sa « production », entendue dans une acception marxiste bien plus que selon le métier de producteur de cinéma) qui doit commander l’organisation interne du film, et s’imposer à sa diffusion.

Cela a une double conséquence pour la diffusion des films du groupe Dziga Vertov. La première, c’est qu’au moment de leur mise en chantier, des commandes télévisuelles sont privilégiées : le pari est qu’une télévision qui a payé pour la fabrication d’un film en misant sur le nom de Godard devrait diffuser le film quel qu’il soit. Ce pari a échoué à tous les coups : les commandes que le groupe Dziga Vertov parvint à susciter chez des télévisions européennes (anglaise, italienne, allemande de l’ouest) n’aboutirent pas à la diffusion des films.

Dès lors, les films ont été diffusés d’une part, en France, dans les marges alors consistantes de la diffusion militante (notamment par le groupe Cinéthique) et occasionnellement dans des musées (le musée d’art moderne de la Ville de Paris était alors dirigé par un marxiste, Pierre Gaudibert, qui avait quitté le PCF en 1956 au moment de l’écrasement de l’insurrection populaire hongroise).

D’autre part, dès 1969, le groupe américain Groove Press s’intéressait à la production militante de Godard et assurait sa diffusion dans le puissant réseau de « ciné-clubs » des universités américaines. C’est ce qui explique que Godard et Gorin ont pu faire plusieurs tournées bien payées à travers les universités des États-Unis, alors en pleine ébullition, où ils accordaient de nombreux entretiens (traduits dans la partie « documents » de mon livre).

Ce mot d’ordre qu’ils se formulent, pour leur propre usage d’abord, a vocation aussi à nourrir les débats parmi les cinéastes militants qui intériorisent parfois la forte pression aux ambitions quantitatives. (Dans British sounds, tourné par Godard au début de l’année 1969, on entend dans le commentaire off : « Le Parti commande le fusil, la production commande la consommation et la distribution. S’il y a un million de copies d’un film marxiste-léniniste, ce film c’est Autant en emporte le vent. »).

Il faut aussi mesurer que ce mot d’ordre n’est pas forcément aussi simple à pratiquer pour des cinéastes militants qui ne vivent pas de cette activité et ne disposent pas d’autant de relais que Jean-Luc Godard : lui est si célèbre internationalement qu’il peut être sûr que ses films seront projetés d’une façon ou d’une autre, retenus dans des festivals, etc.

 

À la lecture de ton livre, on voit un thème traverser le travail de Godard puis celui du groupe Dziga Vertov, celui de l’information. On voit Godard s’interroger sur la télévision, placer son cinéma politique sous le signe de Dziga Vertov et de « son cinéma d’actualité », assumer le rôle du journaliste dans Letter to Jane après avoir fait un film « sur l’état de la France » (Tout va bien). Gorin va jusqu’à expliquer qu’en réalité Godard n’a jamais cherché qu’à « faire des “journaux” » (p. 554). Pour autant, ils s’insurgent contre les films qui, comme Z ou La Bataille d’Alger, se « contentent d’enregistrer les luttes ». Il me semble que d’après toi, la notion centrale, couplée à celle d’information ou d’analyse, c’est celle de propagande. Est-ce que tu pourrais revenir là-dessus ?

Sinon « centrale », en effet : à chaque fois qu’il s’agit de situer le travail de Gorin et Godard dans le couple « agitation – propagande », je constate que leur choix penche vers la propagande plutôt que vers l’agitation, au sens de la distinction opérée par Lénine[2].

Le reproche adressé alors à la plupart des cinéastes militants est que leurs films ne sont vus que par les militants dans des initiatives militantes. Du reste, les films qui tentent d’obtenir un visa de censure pour être distribués en salles n’y parviennent pas toujours, ou subissent des coupures. Une part considérable de la production cinématographique militante donne alors le primat à l’agitation à travers une contre-information sur les luttes que les médias dominants négligent.

Godard et Gorin voient bien la nécessité de ce travail, mais en perçoivent aussi fortement les inconvénients et les limites artistiques et politiques. Compte-tenu des délais de fabrication d’un film, les luttes en question sont souvent terminées quand le film est achevé. Mais surtout : ces films sont montrés à des militants déjà sensibilisés par ces luttes dans leur presse. Dès lors, à quoi les cinéastes militants peuvent-ils être utiles si les films militants ne sont projetés qu’au sein de la sphère militante ? Or, si au-delà de l’utilité militante, le cinéma est réduit dans ces films à un appareil d’enregistrement de reportage, les films ne sont plus, dès leur apparition, que des archives historiques.

La réponse que pratiquent Gorin et Godard est une didactique théorique : des films destinés à ce petit milieu militant peuvent au moins avoir la vertu de lui fournir des armes théoriques. Ce choix leur commande d’adapter cinématographiquement le texte d’Althusser sur l’idéologie dès qu’ils en prennent connaissance.

Le cinéma de Dziga Vertov dans la Russie des années 1920 se situait entre la production d’actualités (d’emblée conçues comme la fabrication d’archives de la révolution en cours, avec une haute conscience de leur valeur historique), et d’autre part l’ambition de réaliser, à partir notamment de ce matériau, des « poèmes cinématographiques ». Cela s’inscrit dans la réflexion artistique des constructivistes russes, qui a beaucoup influencé Walter Benjamin (par exemple dans son texte « L’auteur comme producteur[3] ») : la valorisation d’un matériau authentique pour les œuvres, au service d’une « littérature factuelle » bientôt promue par Serge Trétiakov ou Victor Chklovski, dont Vertov anticipait le principe en réclamant un cinéma de la « fabrique des faits ».

Benjamin insiste sur l’importance de penser l’écriture autour du modèle du journal plutôt que celui de la littérature. Il y a là une part d’utilitarisme issu d’une problématique militante, revendiqué par le courant « productiviste » des constructivistes russes, mais cela ne devrait pas faire perdre de vue la fécondité de cette problématisation des œuvres, qui cherche à les extraire d’une intimidation culturelle héritée de la tradition bourgeoise.

Plus que de se concevoir lui-même comme « journaliste », ce qu’il fut, parfois sous pseudonyme, en quelques occasions pour des journaux militants[4], Godard interroge la place de sa production face à la fabrication de l’information et ses modalités. Cette inquiétude va l’accompagner bien au-delà du groupe Dziga Vertov, et on se souvient de ses nombreuses interventions mettant en crise le dispositif des émissions d’information ou des journaux télévisés où il était invité dans les années 1980.

Ne perdons pas de vue que Godard, dès Le Gai savoir en 1968 et pendant une décennie (jusqu’à France – Tour – Détour – Deux enfants en 1979), cherche à travailler principalement pour la télévision ; et ce sont des télévisions qui sont commanditaires de plusieurs films revendiqués a posteriori ou réalisé par le « groupe » Dziga Vertov. Que la CGT, alors fortement représentée dans les personnels de l’ORTF (la télévision d’État), n’ait pas saboté l’allocution de De Gaulle à la fin de mai 1968 était un sujet de surprise et de colère pour Godard. Dès ses premiers usages de la vidéo, il en expérimente des possibilités de l’ordre de la télévision militante locale : malheureusement, il semble qu’aucun de ses « journaux télévisés » réalisés fin 1968 – début 1969 pour des projections à la librairie Maspero n’aient été conservé.

 

J’ai le sentiment que ton hypothèse, c’est que le principal mot d’ordre du groupe Dziga Vertov est le suivant : produire des « fictions matérialistes ». Or tout au long de ton livre et des entretiens que tu mets à disposition, on s’aperçoit qu’en plus de brouiller le partage entre fiction et documentaire, la forme de cette fiction matérialiste n’est pas figée, qu’au contraire même, ce programme semble créé pour pouvoir répondre à la conjoncture politique et cinématographique. Ainsi Gorin explique : « L’idée, c’est qu’on ne peut pas figer cette chose qu’on appelle “cinéma politique” ou “forme militante” – il faut changer chaque fois » (p. 466).

Comment définirais-tu alors cette fiction matérialiste et quel bilan est-ce que tu tirerais de ce programme ?

Si cette hypothèse traverse le livre, c’est un effet de l’insistance de Gorin sur ce motif. Retenons une des premières formulations synthétiques proposées par Jean-Paul Fargier :

Un FILM MATÉRIALISTE est un film qui ne donne pas du réel un reflet illusoire, qui ne donne pas de reflets du tout, mais partant de sa propre matérialité (écran plat, pente idéologique naturelle, spectateurs) et de celle du monde, les donne à voir dans un même mouvement[5].

Cette formulation s’inscrit dans le questionnement du « dispositif-cinéma » qui est au cœur des débats théoriques entre althussériens dans le champ du cinéma après mai 1968.

Pour Godard, la question de la fiction matérialiste se posait déjà au moment de son appropriation du texte d’Althusser sur le théâtre matérialiste, qui est non seulement cité dans La Chinoise, mais dont je soutiens même qu’il en détermine en partie le montage. Althusser y défend un nouage entre deux temporalités (celle de la chronique et celle du drame) que Godard actualise dans son « film en train de se faire » : il convoque de nombreux flash-backs commandés par des interviews frontales de ses personnages fictionnels.

Quel que soit le pouvoir de séduction ou de clarification de formules énoncées dans l’après-coup des œuvres (El nostro Milan pour Althusser, des films de Marcel Hanoun, Jean-Pierre Lajournade, Jean-Daniel Pollet, Philippe Garrel ou Jean-Luc Godard pour Jean-Paul Fargier), elles ne sont pas des recettes ni des équations. Les procédures esthétiques ne se laissent pas domestiquer ni systématiser si facilement : la première vertu d’une œuvre qui ne se soumet pas au conformisme prescrit par l’industrie culturelle, c’est d’être singulière.

L’hypothèse de la fiction matérialiste n’a pas une consistance théorique stable, comme l’indique bien la déclaration de Gorin que tu cites. Et ne soyons pas dupes de l’agitation de certains signifiants (comme « matérialisme ») dans ce contexte de militantisme dominé par le théoricisme. Ce qui me frappe davantage, et d’autant plus que cela va à l’encontre du projet de Dziga Vertov au moment où son nom est adopté comme étendard par Gorin et Godard, c’est que le désir de fiction fait son retour. Alors même que, contre Eisenstein, Vertov réclamait, au sein du LEF (le « Front gauche de l’art ») la défense d’un cinéma « non-joué ».

C’est donc que la démarcation entre Vertov et Eisenstein était perçue à un autre niveau par Godard et Gorin. Une remarque de Youssef Ishaghpour peut nous éclairer :

[…] tandis qu’Eisenstein allait reprendre bientôt à son compte l’utopie de la synthèse des arts, Vertov a été le premier à vouloir prendre en charge l’aspect « scientifique » et la « spécificité du cinéma » contre le drame cinématographique qu’il qualifiait d’« opium du peuple ». […] comme le jeune Brecht, il opposait « l’œil de la caméra » à la cuisine littéraire, à l’infâme contrefaçon théâtrale de la vie, il voulait partir non pas de “la vision” vers le matériau, mais d[u] matériau vers l’œuvre : l’homme à la caméra, disait-il, l’homme qui vit sans scénario[6].

Il y a là une ligne de démarcation qui relierait Brecht davantage à Vertov qu’à Eisenstein, en dépit du choix de la fiction, fût-elle matérialiste, à laquelle Vertov était hostile. La formulation d’Ishaghpour me semble éclairer rétrospectivement la « fidèle infidélité » du « groupe » Dziga Vertov à Vertov lui-même. Elle est animée par une fidélité plus profonde à Brecht, qu’Ishaghpour situe dans la relation de l’œuvre à son matériau, plutôt qu’une certaine « fétichisation » de l’authenticité du matériau sur laquelle Vertov fonde aussi son cinéma.

Sur ce partage entre documentaire et fiction – partage très discutable et poreux – il est intéressant de constater que les films du premier semestre 1969 s’appuient davantage sur un matériau « documentaire » (British soundsPravda) tandis que les suivants renouent fortement avec le cinéma joué et la fiction, même quand ils convoquent des éléments très documentés (comme le procès des huit de Chicago dans Vladimir et Rosa réalisé fin 1970 – début 1971). C’est peut-être un effet de la place centrale accordée au montage depuis l’arrivée de Gorin.

J’ai découpé les parties du livre selon cette vision : je pense que le tournant majeur, apporté par Gorin en été 1969, est le déploiement des conséquences d’une conception du primat au montage. C’est ce qui permet de passer – entre la fin 1968 (Le Gai savoir) et les débuts du tournage de Vent d’est autour de juin 1969 – de la recherche de l’image « juste », au fameux mot d’ordre « ce n’est pas une image juste, c’est juste une image ».

 

Une large part de ce qui se fait actuellement de passionnant dans la pensée marxiste ou marxisante de l’art s’est attardée sur la figure du spectateur, en éclairant les liens que cette figure, et la conception qu’on en avait, entretenait avec la question de l’émancipation. Or il me semble que le problème du spectateur est un problème majeur pour Godard et Gorin, qui se pose à la fois en termes très théoriques et très concrets, et qu’à certains égards c’est resté quelque chose d’important pour Godard jusqu’à aujourd’hui. C’est notamment le cas parce qu’ils renoncent à certains spectateurs que le nom de Godard attirait jusqu’ici.

Il y a une phrase qui me frappe beaucoup de Gorin, qui déclare : « Notre problème, c’est d’atteindre plus de monde et de prouver que la voie que nous avons ouverte est valable. La principale difficulté c’est de convaincre les gens qu’il y a un besoin d’analyse par l’image et le son. Pour l’instant, force est de constater que les gens refusent cette idée. » (p. 493). C’est quoi le spectateur du groupe Dziga Vertov ? Comment est-ce qu’ils pensent et problématisent leur rapport au spectateur ?

Cette question me permet de prolonger le propos de la précédente. Bien sûr, la conception que Gorin et Godard ont de leurs spectateurs évolue. D’abord ils répudient tôt la notion de « public », liée à la logique du marché et du décompte des résultats financiers d’un film. Ils parlent plus volontiers du spectateur et surtout des spectateurs, car il n’y a pas de spectateur générique, et il s’agit de reconnaître la singularité de chaque individu. (On ne peut pas vraiment savoir ce qui se passe dans la tête du spectateur ou de la spectatrice qui est à côté de nous sans s’en parler après.)

Cette évolution de leurs conceptions d’une sorte de sociologie vers une attention aux singularités se manifeste d’abord dans leurs propos et irrigue peu à peu les films ultérieurs, au-delà de la période militante. C’est l’industrie qui, pour d’évidentes raisons de programmation de la rentabilité, réclame des films devant lesquels une majorité d’individus singuliers auraient des chances de réagir de façon semblable.

Une évolution importante de la structure des films du groupe Dziga Vertov, entamée dès Vladimir et Rosa et approfondie dans Tout va bien me semble redevable d’une inflexion de leur conception du rapport entre le film et ses spectateurs. Une forme de didactique fondée sur l’espoir d’un mimétisme du spectateur est abandonnée dans le premier des deux films. Au lieu de singer les moments d’un exposé dialectique en trois temps (avec même parfois un quatrième réservé au « retour à la pratique », comme dans Pravda), Vladimir et Rosa est conçu dans une alternance de séquences dont une sur deux renvoie à la pratique au sein des audiences du procès pour les militants accusés. Dès lors, le film met davantage en scène un aller/retour du concret à l’abstrait, de la pratique à la théorie.

Gorin insiste ensuite sur le caractère « éminemment abstrait » du film pour le spectateur. Cela les incite à concevoir Tout va bien comme le déroulement auto-analytique d’un processus concret qui a des répercussions pour ses personnages : de nombreux moments de pensée sont ménagés et le film ne cesse de proposer des formes de représentation de cette pensée.

Par exemple : Susan (Jane Fonda) semble assister à une dispute entre son mari (Yves Montand) et le patron avec lequel ils sont séquestrés (Vittorio Caprioli), mais quand soudain on l’entend intervenir dans la discussion alors que l’image nous la montre en train de se taire, nous comprenons enfin que nous la voyons depuis un instant en train de se remémorer cette conversation pour y réfléchir. Plus tard, le montage du film, dicté par la convocation d’images mentales dans le dialogue, ira jusqu’à promouvoir une procédure de pensée inspirée par le fonctionnement additif du montage lui-même.

Bref : le film est quelque chose « d’éminemment abstrait » et le type de relation instaurée avec les spectateurs gagne dès lors à se situer consciemment à ce niveau d’abstraction, surtout s’il vise, là où il le peut, une portée sur la pratique de ces spectateurs, hors du temps de la projection[7].

 

Outre Godard, bon nombre d’artistes et d’intellectuels entre 1965 et la moitié des années 1970, vont être attiré par, disons, le pôle marxiste-léniniste. Il me semble que cette attraction est particulièrement accrue en ce qui concerne le cinéma. C’est évident pour Godard à partir de La Chinoise, puis du groupe Dziga Vertov et de ses satellites, mais ça va être également le cas des Cahiers, de Cinéthique et de nombreux autres cinéastes qui vont réaliser des choses très différentes. Je pense aussi bien à Jean-Pierre Thorn, à Yann Le Masson qu’à Ivens et Loridan.

Comment tu expliquerais cette attraction et qu’est-ce qu’elle a produit d’intéressant à ton avis ? D’une part chez les cinéastes, d’autre part chez les théoriciens du cinéma (s’il est possible d’opérer une telle distinction…).

Je redoute d’avance les raccourcis de ce que je vais essayer de dire en peu de mots…

L’attractivité des courants « m-l » (marxistes-léninistes) pour des intellectuels et artistes dans les années 1966-1976 (disons : du lancement de la Révolution Culturelle chinoise à la mort de Mao) peut trouver plusieurs grandes explications, qui peuvent se combiner, mais ne doivent pas faire perdre de vue le caractère toujours singulier des trajets et des cheminements.

D’une part, les contradictions inhérentes à la politique du PCF sont sans doute devenues éclatantes aux yeux de beaucoup après les présidentielles de décembre 1965 : il continuait de se réclamer de la « Révolution » à un moment où il prônait la « coexistence pacifique » en conformité avec la politique soviétique, et où son orientation stratégique privilégiait déjà clairement la légitimité électorale. La guerre du Vietnam soulevait une indignation puissante, face à laquelle la tiédeur du mot d’ordre « Paix au Vietnam » semblait hors de mesure avec le besoin de soutien des combattants communistes au Sud Vietnam.

Tout cela est connu et a pu contribuer à orienter vers l’extrême-gauche beaucoup de monde, ayant eu ou pas l’occasion de militer préalablement au PCF. L’attirance pour un courant « pro-chinois » répond aussi à l’espoir de reconstruire une internationale communiste sur des bases révolutionnaires plus conformes à l’orthodoxie léniniste que la coexistence pacifique promue par l’URSS et les PC.

Si l’on ne s’attarde pas sur les différentes mouvances qui composaient le mouvement « m-l » ou « mao » en France, celle qui attira Godard, Gorin et pas mal d’autres me semble présenter une autre caractéristique, liée à l’intervention théorique de Louis Althusser. Sa valorisation de la « pratique théorique », à travers le déchiffrage d’enjeux idéologiques à l’intérieur de chaque champ pratique, a conduit beaucoup de militants et sympathisants intellectuels à se sentir militants à bon compte.

En un sens, par une réduction du champ propre de la politique à sa dimension idéologique, il devenait légitime de revendiquer une activité politique par la recherche d’une pratique idéologiquement « juste » à l’intérieur du champ qu’on a déjà élu pour son activité propre : l’art, le cinéma, aussi bien que la philosophie, les sciences, etc.

La valeur, disons heuristique, de la notion de « pratique théorique » est ainsi devenue l’alibi pour que non seulement l’on puisse se prévaloir d’une pratique révolutionnaire sans avoir d’activité proprement politique, mais aussi pour permettre une surenchère verbale à qui est le meilleur révolutionnaire dans ladite pratique. Ainsi, la rivalité entre Cinéthique et les Cahiers du cinéma a-t-elle pu se jouer à un moment autour d’enjeux théoriques de plus en plus éloignés des films, et autour d’une lecture des films parfois déterminée par les positions théoriques plus que par l’étude et l’analyse de leurs singularités.

En ce sens, à mes yeux d’aujourd’hui, la « dérive théoriciste » althussérienne a contribué à sa propre fortune dans une conjoncture où elle pouvait dispenser les intellectuels d’une activité hors de leur propre terrain de spécialisation séparée.

De sorte qu’il n’est pas vraiment paradoxal que, dans les organisations militantes issues de ce courant, cette dimension ait été compensée par un volontarisme dans l’incitation à l’établissement en usine de ses militants issus de l’intelligentsia. Le champ propre de la politique achevait ainsi d’être dénié : pris entre une réduction à l’idéologie d’un côté et de l’autre : une réduction sociale conforme à une vision économiste-mécaniste où l’appartenance de classe prévaut…

Jean-Pierre Thorn est un cinéaste qui, après avoir réalisé un film sur la lutte de Renault-Flins en 1968 (Oser lutter, oser vaincre), s’est établi pendant plusieurs années. C’est peu de temps après sa sortie de l’usine Alsthom Saint-Ouen qu’y eut lieu une grève importante pour laquelle… il y est revenu en tant que cinéaste (Le dos au mur).

Cette dimension « idéologiste », souvent forte dans ce courant politique, était de nature à séduire des artistes qui concevaient leur utilité militante du côté de leur production d’objets idéologiques. Précisément dans un moment politique aussi fort que ces années autour de 1968, la tentation de soumettre pleinement son activité artistique à un utilitarisme militant d’agitation-propagande se comprend bien. Cela prescrit de mettre son cinéma sous le commandement de la politique, et pourquoi pas : d’essayer de le penser dans les termes léninistes qui aident à organiser la pratique militante.

 

Dans les entretiens que Godard et Gorin donnent à partir de la fin 1972 et en 1973, c’est-à-dire au moment où de leur propre aveu ils cessent d’être marxistes et abandonnent progressivement leur travail en commun, on sent une influence extrêmement importante de Deleuze et Guattari, et de l’Anti-Œdipe en particulier. Dans un entretien à ContreTemps web l’année dernière, Pascal Bonitzer disait, en parlant de lui et des Cahiers de l’époque que c’était Deleuze qui les avait « sortis » de leur impasse maoïste. On sait également que Deleuze a été assez important pour Daney à ce moment.

Comment est-ce que tu perçois cela ?

Il y a effectivement de nombreux signes que la lecture de L’Anti-Œdipe a joué un rôle important pour Godard et Gorin, dans ce moment où ils cherchent une issue à un militantisme qu’ils ressentent de plus en plus comme un enfermement.

Il y a d’abord un phénomène historique qu’il faut essayer d’imaginer : ce moment de 1972 correspond à une phase de reflux. La radicalisation politique, les surenchères d’engagement militant et de choix de vie alternatifs ont connu une extension presque continue depuis mai 1968. Beaucoup de gens, surtout des jeunes, mettent tout en jeu (un avenir professionnel promis, une famille protectrice, leurs amours, ce qu’ils ont construit jusqu’alors, etc.) pour vivre autrement et précipiter une révolution qu’ils appellent de tous leurs vœux.

Souvent, leur expérience et leur conception de la politique sont encore très récentes, tandis que les compétitions de radicalité les pressent de tout côté. Cela a certainement favorisé l’émergence de pratiques militantes parfois effroyables d’arrogance, de dogmatisme, d’intolérance. On en trouve des signes nombreux, par exemple dans des propos de l’époque ou des témoignages rétrospectifs de militants engagés de plus longue date qui ne se sentaient pas toujours à l’aise dans ce climat. Des chocs, comme ceux suscités par la mort de Pierre Overney ou l’attentat aux J.O. de Munich, ou plein d’autres épisodes propres à résonner subjectivement pour untel ou untel, ont pu agir comme autant d’« effets de distanciation », et inciter à se demander quelle part on prend à tout cela, quel est l’état réel du rapport des forces, etc.

Paradoxalement, je soupçonne que Gorin et Godard ont éprouvé un effet d’usure à l’égard d’un climat d’intimidation militante auquel ils ont eux-mêmes contribué (le seul compte-rendu retrouvé d’une réunion du groupe, publié dans la section « documents » du livre, en porte largement la trace me semble-t-il). Dès lors, comme pour d’autres, la question est de renouer (ou de nouer enfin une relation !) avec ses propres désirs, sans pour autant jeter aux orties le désir collectif de révolution qui a motivé tout cela. L’approche de Deleuze et Guattari, publié en pleine phase de reflux mais élaborée en pleine période de flux, propose sans doute une voie pour y répondre.

Comme tu vois – et ma réponse te décevra peut-être pour cette raison – je me garde bien de me prononcer quant à la nature philosophique de la proposition, sur laquelle je me sens bien peu qualifié. Mais plutôt à partir de mon imagination historique de la période. D’autres livres que celui de Deleuze et Guattari auraient peut-être pu jouer ce rôle-là. Peut-être La leçon d’Althusser de Jacques Rancière, s’il était sorti deux ans plus tôt ? Mais comment l’aurait-il pu ?

Pour eux, ce fut donc Deleuze et Guattari. Et ne négligeons pas le pouvoir prescripteur que Godard a toujours eu, même malgré lui, auprès des Cahiers : cela a pu orienter éventuellement Bonitzer et Daney ?

En tout cas, pour Gorin et Godard, le chemin qu’ils ont emprunté ne déserte jamais le terrain propre au cinéma : il se précise peu à peu par le primat au montage, la compréhension et la défense du film comme « éminemment abstrait », ou de sa réception comme moment séparé et privilégié. De l’avoir découvert à travers ce trajet parcouru de tentations pour un utilitarisme militant leur en a donné une compréhension étroite et profonde dont bénéficient leurs travaux ultérieurs respectifs.

 

Propos recueillis par Ernest Moret.

Illustration : « Tout va bien » (1972). 

Notes

[1] Cf. François Albéra, « L’“avant-garde” de 68 et l’héritage soviétique » in La Revue Documentaires, n° 22-23 : « Mai 1968, Tactiques politiques et esthétiques du documentaire » (dir. D. Faroult & H. Fleckinger), p. 29-40.

[2] « [U]n propagandiste, s’il traite par exemple le problème du chômage, doit expliquer la nature capitaliste des crises, ce qui les rend inévitables dans la société moderne, montrer la nécessité de la transformation de cette société en société socialiste, etc. En un mot, il doit donner « beaucoup d’idées », un si grand nombre d’idées que, du premier coup, toutes ces idées prises dans leur ensemble ne pourront être assimilées que par un nombre (relativement) restreint de personnes. Traitant la même question, l’agitateur, lui, prendra le fait le plus connu de ses auditeurs et le plus frappant, par exemple une famille sans-travail morte de faim, la mendicité croissante, etc., et, s’appuyant sur ce fait connu de tous, il fera tous ses efforts pour donner à la « masse » une seule idée : celle de la contradiction absurde entre l’accroissement de la richesse et l’accroissement de la misère ; il s’efforcera de susciter le mécontentement, l’indignation de la masse contre cette injustice criante, laissant au propagandiste le soin de donner une explication complète de cette contradiction. C’est pourquoi le propagandiste agit principalement par l’écrit, l’agitateur de vive voix. D’un propagandiste, on n’exige pas les mêmes qualités que d’un agitateur » (Lénine, Que faire ? [1902], chap. III).

[3] Walter Benjamin, « L’auteur comme producteur » (1934), Essais sur Brecht, La Fabrique, 2003, p. 127-129.

[4] Dans Nicole Brenez & al. (dir.), Jean-Luc Godard : Documents, Centre Pompidou, 2006, p. 174-177, on trouve les fac-similés des articles de Jean-Luc Godard pour le journal J’Accuse apparu suite aux interdictions de La Cause du Peuple.

[5] Jean-Paul Fargier, « La parenthèse et le détour », Cinéthique, n° 5, septembre-octobre 1969, p. 15-21 (repris dans Jean-Paul Fargier, Ciné et TV vont en vidéo [Avis de tempête], De l’incidence, 2010, p. 117-136. Ici : p. 135.) Suite de la citation : « Mouvement théorique qui donne une connaissance scientifique du monde et du cinéma par lequel le film participe à la guerre contre l’idéalisme. Mas pour parvenir à ses fins encore faut-il qu’il soit dialectique, sinon il n’est qu’une belle machine vaine qui fonctionne sans rapports transformationnel avec le réel. Un film DIALECTIQUE c’est donc un film qui se déroule en sachant (et en faisant savoir) par quel procès de transformations réglées une connaissance ou une représentation devient matière écranique et par quel autre procès cette matière filmique se transforme en connaissance et en représentation chez le spectateur. Mais étant donné que le film n’est pas un objet magique qui agit par fluide, grâce ou vertu, ce fonctionnement dialectique pour être effectif est soumis à une condition : que de la part du “spectateur” il y ait travail – déchiffrement, lecture des traces produites par le travail du film. »

J’ai interrogé ailleurs cette volonté de mettre le spectateur au travail, qui est une part du « bilan » du projet des « films matérialistes » : Faroult David, « Mettre le spectateur au travail ? La programmation d’un travail du spectateur par l’avant-garde cinématographique militante issue de Mai-68 », Travailler, vol. 1, n° 27, 2012, p. 87-102. Disponible ici : https://www.ens-louis-lumiere.fr/sites/default/files/2017-09/Faroult-Mettre-le-spectateur-au-travail-.pdf.

[6] Youssef Ishaghpour, D’une image à l’autre, La nouvelle modernité du cinéma, Denoël/Gonthier, 1982, p. 34.

[7] Louis Althusser, « Le « Piccolo », Bertolazzi et Brecht (Notes sur un théâtre matérialiste) », Pour Marx (1965), La Découverte, 1996, p. 151 : « […] la production d’un nouveau spectateur, cet acteur qui commence quand finit le spectacle, qui ne commence que pour l’achever, mais dans la vie ».


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