“Les accords de libre-échange ont ravagé le Liban, son industrie et son agriculture”

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SOURCE : L'Humanité

Georges Corm, historien, économiste, ancien ministre des Finances du Liban.

L’Humanité, 7 août 2020

Ancien ministre des Finances (1998-2000), Georges Corm éclaire les liens singuliers qui unissent Paris et Beyrouth. Témoin du discrédit de la classe politique libanaise, il explore quelques pistes pour sortir le pays d’une crise sans précédent.

Comment avez-vous vécu cette catastrophe ?

Georges Corm C’est comme si un ouragan atomique s’était abattu sur la ville. Notamment en raison de la géographie de Beyrouth, qui a été frappée sur sa partie Est, la plus ancienne, si chère au cœur de tous les Libanais. J’ai énormément d’amis qui ont perdu leur logement à cause de cette catastrophe. Mon logement, situé dans la partie Ouest, celle dite autrefois « musulmane » en opposition à l’Est chrétien pendant la terrible guerre civile, a été épargné. La communauté chrétienne se sent plus particulièrement éprouvée.

Quel rôle jouait le port de Beyrouth – détruit dans l’explosion – dans le tissu économique libanais ?

Georges Corm Le port de Beyrouth, c’est le poumon économique du pays, par où transite environ 80 % du flux de marchandises, contre 20 % du trafic dans celui de Tripoli, au nord du Liban. Désormais, ce dernier sera fatalement amené à jouer un plus grand rôle.

Emmanuel Macron, lors de sa visite, a déclaré vouloir « organiser l’aide internationale » pour le Liban. Quels sont les liens particuliers entre les deux pays qui sous-tendent cet affichage ?

Georges Corm Ces liens sont très anciens, et certains veulent même les faire remonter à Saint Louis. Depuis le règne de Louis XIV, nous avons eu des échanges culturels importants. C’est en particulier la communauté maronite qui fournissait des savants aux institutions françaises pour développer leurs connaissances de la civilisation syriaque, elle-même à la base de la culture des maronites. De grands savants libanais ont séjourné à la cour de Louis XIV. On peut également rappeler le rôle éminent joué par la communauté druze et le célèbre émir appelé « Facardin » dans les textes français. L’Italie a été l’objet d’échanges très intenses, mais la force de l’impérialisme français a fait disparaître ce rôle qui se retrouve pourtant dans le style architectural du Liban. Il faut aussi rappeler que l’origine de la communauté maronite se trouve dans la ville d’Antioche, qui a traîtreusement été cédée par la France en 1939 à la Turquie, au prix de la neutralité de cette dernière pendant la Seconde Guerre mondiale. L’apport français a des côtés positifs et aussi beaucoup de négatifs.

Emmanuel Macron, comme son ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, insiste sur les réformes indispensables au Liban, de quoi parlent-ils exactement ?

Georges Corm Les premières réformes, et je sais que de très nombreux Libanais sont tout à fait dans cette orientation, consisteraient à abandonner le système communautaire que la France nous a légué par un célèbre arrêté du haut-commissaire de 1936, qui a créé les communautés historiques à l’origine du confessionnalisme actuel. Celui-ci a joué un rôle très négatif dans le développement du Liban avec des chefs communautaires qui se partagent le « gâteau » de l’économie libanaise. C’est cet arrêté qui oblige par exemple les Libanais de communautés différentes à aller se marier à Chypre ou en Turquie…

Pourquoi de nombreux observateurs ont-ils immédiatement soupçonné la main d’Israël dans l’explosion de Beyrouth ? Dans quel contexte de tension entre Tel-Aviv et le Hezbollah cette tragédie survient-elle ?

Georges Corm J’ai entendu le jour même des chasseurs israéliens survoler le territoire libanais, et, depuis la montagne où je me trouvais, j’ai cru que la première explosion correspondait au passage du mur du son atteint par ces avions. Certains articles, y compris de source israélienne, accusent l’État d’Israël d’avoir provoqué l’explosion, et même le président Trump a tenu des propos ambigus à ce sujet. Entre Israël et le Hezbollah, il y a eu récemment, c’est vrai, une sorte de « journée des Dupes ». Le Hezbollah s’est mobilisé le long de la frontière sans commettre aucun acte hostile, et cela a provoqué en Israël une forte inquiétude, ravivant les souvenirs de la guerre perdue de 2006.

La classe politique sunnite et de nombreux médias du Golfe tentent d’imputer la responsabilité de la catastrophe au Hezbollah, faut-il prendre ces accusations au sérieux ?

Georges Corm C’est de la pure manipulation politique, ces stocks de nitrate d’ammonium se trouvaient dans le port de Beyrouth depuis des années. La question, c’est de savoir comment on a pu laisser ces matières dangereuses aussi longtemps et dans des conditions de sécurité aussi précaires. Les négligences sont probablement à chercher du côté de la direction du port de Beyrouth.

Le Hezbollah est-il visé par le même discrédit qui frappe la classe politique libanaise ?

Georges Corm Une bonne partie de la population constate que le « parti de Dieu » a travaillé en étroite collaboration avec le gouvernement de Hariri père d’abord, fils ensuite. Il est donc associé, dans l’esprit de beaucoup, à ce système de corruption généralisée.

Donald Trump manifeste une indifférence totale à la catastrophe que subit le Liban, comment l’expliquer ?

Georges Corm C’est son style habituel ! Et dans l’opinion publique américaine, le Liban est associé au Hezbollah, perçu comme l’instrument de la politique expansionniste de l’Iran. Notre pays souffre de ce statut « d’État tampon », qui existait déjà du temps de la lutte entre les Empires français et britannique. C’est cette situation qui avait provoqué les premiers massacres dans la montagne entre les communautés druze et maronite, qui vivaient jusque-là dans l’entente la plus parfaite.

Vous avez été ministre des Finances du Liban, quelles solutions préconisez-vous pour sortir du marasme actuel ?

Georges Corm Le président Hariri père avait signé des accords de libre-échange qui ont ravagé l’industrie et l’agriculture libanaise. Ces accords doivent être suspendus jusqu’à ce que l’économie libanaise soit redevenue productive. Il est également nécessaire de rétablir nos relations avec la Syrie parce que toutes nos exportations terrestres doivent traverser ce pays. Les Russes et les Allemands nous ont fait des offres pour construire rapidement des centrales électriques, et ces propositions n’ont pas été considérées sérieusement, ce qui est assez scandaleux. Il y a une dizaine d’années, la Chine avait également proposé de développer cette énorme zone industrielle non exploitée qui se trouve à l’entrée de Tripoli, et le gouvernement libanais n’avait pas donné suite.

Qui peut aujourd’hui venir en aide au Liban ?

Georges Corm C’est l’aide de l’Union européenne qui est la plus requise. D’autant que nous avons reçu environ 1,5 million de réfugiés syriens et qu’il y a un veto, dont la responsabilité incombe en grande partie à l’UE, pour les aider à rentrer dans leur pays. Certes, le pays a reçu des subsides, mais ils n’étaient rien par rapport à l’impact de ces réfugiés sur l’économie et les infrastructures libanaises. Toutes les aides sont les bienvenues, y compris celles des pays du Golfe, tant le Liban est aujourd’hui asséché en matière de liquidités. Ceci est dû à la gestion complètement aberrante de la banque centrale libanaise, qui s’est enfermée dans un monde totalement déconnecté de la réalité. Et le maintien du gouverneur de la banque centrale relève clairement d’une volonté américaine. C’est d’ailleurs un problème mondial, y compris dans l’Union européenne : les gouverneurs des banques centrales ne sont redevables de leur gestion à aucun gouvernement.

Entretien réalisé par Marc de Miramon

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