Rap : musique et critique sociale

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SOURCE : Zones subversives

Validé (2020)

Validé (2020)

Les liens entre le rap et le militantisme semblent complexes. Cette musique peut faire l’apologie de la réussite individuelle mais permet aussi de porter une critique de l’ordre social. Malgré sa dérive commerciale, le rap demeure une musique réalisée par les exploités pour les exploités. 
 

L’affrontement entre Booba et Kaaris a permis une nouvelle vague de dénigrement de la culture rap. Cette musique est associée à la trahison sociale, à la récupération marchande, au consumérisme clinquant, au machisme pornocrate et à la violence de rue. Pourtant, le rap renvoie à une autre histoire.

La culture hip hop émerge dans les ghettos noirs américains avant de se diffuser dans les quartiers populaires à travers le monde. Le rap incarne la révolte des exploités contre un système qui les détruit. Le message mêle rébellion et désir d’émancipation. Les textes évoquent les galères du quotidien, entre humiliation et colère. Le rap reste lié à la critique sociale. La revue Mouvements explore ce rap politique dans son numéro 96 intitulé « Le battle du rap : genre, classe, race ».

 

 

Contre les oppressions

 

Keivan Djavadzadeh évoque le rap féminin aux Etats-Unis. Le gangsta rap triomphe à partir des années 1990, incarné par Ice-T, le NWA ou encore Snoop Dog. Cette musique puise dans l’expérience des jeunes hommes noirs dans les ghettos américains. Ce rap évoque les violences policières, le chômage de masse, la drogue et les guerres de gangs. Ce style de rap se moule dans les codes de la virilité, avec l’argent facile et les femmes objets. Mais des rappeuses parviennent à s’imposer sur la scène du gangsta rap. Pour cela, elles en adoptent les codes. Elles valorisent la violence et le conflit avec les institutions comme la police et la justice. Elles retournent le stigmate et se désignent elles-mêmes comme « bitch ».

Ces rappeuses refusent de jouer les femmes respectables, à travers la soumission à une morale sexuelle. Dans la société patriarcale, si les hommes peuvent multiplier les relations sexuelles, les femmes doivent rester dans le puritanisme. Au contraire, les rappeuses revendiquent le contrôle de leur propre sexualité. Loin de se conformer au modèle de la femme objet, elles moquent leurs partenaires masculins qui ne prennent pas en compte leurs désirs à elles.

Ensuite, les rappeuses refusent d’idéaliser les relations amoureuses. Elles critiquent les rapports de séduction et le cadre du couple. Ces femmes affirment leur indépendance et s’offrent la possibilité de multiplier les partenaires. Les rappeuses évoquent également les difficultés financières des jeunes mères noires célibataires qui doivent vivre des minimas sociaux. Le gangsta rap, souvent présenté comme nihiliste, porte toujours un discours contestataire.

 

Virginie Brinker se penche sur le rap de Casey et ses références à Franz Fanon, un intellectuel marxiste et anti-colonialiste. Les textes de Casey évoquent le racisme comme l’héritage de l’esclavage et de la colonisation. La rappeuse est également influencée par Fanon lorsqu’elle évoque l’aliénation et la soumission liées au racisme.

Casey adopte une littérature polémique, avec des métaphores guerrières. Pour Fanon, la violence est également le seul moyen de chasser le colonialisme et le racisme. Casey reprend la métaphore de l’enfermement pour évoquer les normes et les lois. Elle insiste sur la transgression de l’ordre injuste du monde établi. Casey reprend le discours de Fanon pour son constat critique. Néanmoins, la rappeuse n’évoque pas la dimension universaliste et émancipatrice de l’œuvre de Fanon. L’intellectuel marxiste s’inscrit dans la perspective d’une société sans races et sans classes.

 

La rappeuse Casey au centre du groupe Ausgang, le 2 février 2017, à Paris.

 

Rap et militantisme

 

Louis Jésu se penche sur la dimension politique du rap français. Dès le début, le hip hop reste diversifié. Des chansons festives et dansantes côtoient un discours plus sombre et critique. « Depuis son émergence, le rap français est simultanément militant et festif, contestataire et consensuel, grave et léger, populaire et élitiste, esthète et mainstream », décrit Louis Jésu. Néanmoins, les rappeurs sont invités dans les médias pour éclairer le « malaise des banlieues ».

Une typologie peut s’observer. Le « rap ghetto » exprime une culture de rue, entre délinquance et posture virile. Il est porté par les fractions les plus précaires des classes populaires. Le « rap de variété » se conforme aux standards de la musique commerciale. Il est incarné par les fractions les plus hautes des classes populaires. Un « rap hybridé universel » s’appuie sur une recherche musicale esthétique, et parfois sur un discours moral.

Le « rap réaliste » s’attache à décrire le quotidien des quartiers populaires. L’approche peut s’inspirer du vécu ou alors d’un discours plus militant. Ce rap est porté par les milieux populaires qui disposent d’un capital culturel. Le rap de rue, le plus décrié, développe en creux un discours critique. Il s’oppose au civisme, à la pacification sociale et à la morale républicaine. La réussite passe parl’illégalisme plutôt que par le travail et le modèle de la méritocratie. Cette culture de rue renverse les valeurs du système républicain.

 

Madj, ancien manager du groupe Assassin, incarne un rap contestataire proche des luttes sociales. Il tente de relier pratique culturelle et pratique politique. Assassin devient un groupe emblématique des années 1990. Il soutient les luttes des prisonniers et contre les violences policières. Le site Assassin Productions relaie des textes politiques et des luttes sociales. Le groupe tient à s’impliquer, notamment à travers des concerts de soutien. En 1997, le concert « Justice en Banlieue » doit permettre de financer le Mouvement immigration banlieue (MIB), un réseau qui regroupe des familles de victimes de la police. Madj est à l’origine du morceau 11’30 contre les lois racistes qui dénonce les politiques de droite mais aussi de gauche.

Ana Tijoux, rappeuse franco-chilienne, évoque la dimension politique du hip hop. Mais elle dénonce le « stalinisme » qui estime que l’art doit se conformer à un discours de gauche dogmatique. Elle insiste sur la sensibilité artistique et sur le rap comme forme d’expression singulière. La créativité doit primer sur les discours de vérité absolue. La rappeuse participe au mouvement étudiant de 2011. Mais elle n’adopte pas une posture de guide. Ses chansons décrivent ce qu’elle observe, avec une subjectivité assumée. « C’est pour cette raison que je crois que les chansons ne sont jamais de moi, elles sont le résultat de conversations, d’observations, de documentaires, etc. », souligne Ana Tijoux. Elle s’inspire d’une réflexion politique, à travers des auteurs comme Daniel Bensaïd, Franz Fanon ouMalcolm X. Mais elle tient à ne pas séparer la politique et l’émotion.

 

ana tijoux

 

Rap et politique

 

Ce numéro de la revue Mouvements permet d’explorer la diversité du rap. La culture hip hop provient des Etats-Unis mais se diffuse à travers le monde. Des articles évoquent également le rap en Afrique, davantage issu de la petite bourgeoisie intellectuelle, qui dénonce le néo-colonialisme. Le rap latino-américain demeure également important.

La revue proche de la gauche radicale tente de montrer la dimension politique du rap. Elle présente des artistes engagés, avec des textes percutants. Des articles universitaires alternent avec des entretiens. Ce qui permet de montrer le décalage qui existe entre la démarche artistique et l’interprétation intellectuelle des textes de rap. Les universitaires s’inscrivent dans une approche intersectionnelle qui insiste sur le genre et la race. Cette démarche universitaire permet d’insister sur la lutte contre les diverses oppressions.

Le rap s’inscrit dans une critique historique du racisme et des violences policières.La dimension féministe est plus subtile. Elle consiste à jouer avec les codes et à les détourner, plutôt que de dénoncer frontalement la société patriarcale. Mais cette dimension féministe existe, notamment chez des femmes qui osent s’emparer d’un style musical codifié par des hommes.

Néanmoins, l’approche universitaire dérive vers une position surplombante. Les textes sont décortiqués et les artistes sont classifiés. Cette démarche permet d’insister sur la dimension politique du rap. Mais elle peut se trouver en décalage avec des artistes qui s’appuient sur leur vécu plutôt que sur l’abstraction théorique. C’est sans doute pour cette raison que la revue s’attache également à publier des entretiens qui cherchent à restituer au plus près la démarche artistique.

 

La dimension politique du rap ne se réduit pas au seul « rap conscient ». Ce sous-genre consiste à exprimer un discours politique à travers la musique. Il reste très divers. Assassin, Casey ou La Rumeur expriment des textes politiques qui attaquent clairement l’État français et les violences policières. Mais c’est un rap conscient plus citoyenniste qui prédomine. L’apologie du vivre ensemble et de l’intégration républicaine priment sur la critique de l’Etat. Le rap conscient se fait moraliste plus qu’il ne soulève des problèmes sociaux.

Mais le rap reste une forme d’expression qui provient des quartiers populaires. Ce n’est pas son idéologie qui semble décisive, mais sa démarche artistique. Lorsqu’un rappeur décrit ses galères du quotidien, il porte un point de vue de classe sur le monde qui l’entoure. Le rap qui part de la vie quotidienne permet aussi d’exprimer en creux une critique sociale, sans forcément se draper dans une idéologie gauchiste. Des textes qui évoquent des problèmes personnels font écho à la misère et l’humiliation que subissent l’ensemble des exploités. Le rap de la vie quotidienne exprime également une critique sociale.

 

Source : Revue Mouvements N° 96, « Le battle du rap : genre, classe, race », La Découverte, 2018

Extrait publié sur le site de la revue Mouvements

 

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Une histoire de la culture hip hop

Le rap en France entre plaisir et récupération

Rap, littérature et critique sociale

Le rap tranchant de La Rumeur

Les luttes de quartiers face à la répression

 

Pour aller plus loin :

Vidéo : Saveur Bitume, documentaire mis en ligne sur Arte

Vidéo : French Game (9/11) Pas à vendre – Casey mis en ligne sur Arte

Vidéo : Casey : « Le racisme c’est comme la mode, il y a des tendances », mis en ligne sur le site Yard le 6 mars 2020

Vidéo : Rencontre avec la rappeuse Casey, mis en ligne par l’École normale supérieure – PSL le 2 mai 2016

Vidéo : L’ entretien avec Maitre Madj (L’intégrale) mis en ligne le 2 juin 201

Vidéo : R COMME RAP par Keivan Djavadzadeh, mis en ligne par le Cemti de Paris 8 le 17 juillet 2020

Vidéo : Keivan Djavadzadeh, Gangstresses and Bitches First ! Quelle esthétique pour la scène gangsta- rap féminine ?, conférence mise en ligne sur le site Canal U le 3 Février 2017

Radio : Casey : “Poser les mots, c’est comme poser les notes”, diffusée sur France Culture le 5 mars 2020

Radio : Rap, politique et société : le rap face à l’Etat, diffusé sur France Inter le 25 juillet 2020

Radio : Le tournant des années 2000 : du rap conscient, aux émeutes et au gangsta rap, diffusé sur France Inter le 1er août 2020

 

Stéphanie Binet, Le rap est-il toujours politique ?, s’interroge la revue “Mouvements”, publié dans le journal Le Monde le 15 mars 2019

Xavier de La Porte, NTM est-il un groupe engagé ?, publié sur le site de L’Obs le le 5 décembre 2018

Samba Doucouré, Casey: « Je ne suis pas en train de me branler dans la poésie », publié sur le site Street Press le 16 juin 2013

Amanda Jacquel, Casey : « Je n’ai jamais vraiment parlé de l’expérience d’être une meuf », publié sur le site Bondy Blog le 1er novembre 2017

Yannis Tsikalakis, Maître Madj d’Assassin : « L’engagement politique dans le rap est un mythe », publié sur le site de Street Press le 22 novembre 2013

Shadok, Madj – Interview, publiée sur le site Abcdr du son le 7 décembre 2013

Mathieu Dejean, La rappeuse Ana Tijoux : “Le Chili n’était pas endormi, il était anesthésié”, publié sur le site du magazine Les Inrockuptibles le 25 octobre 2019

Michel Bezbakh, “Dans le rap et le foot, les jeunes des quartiers peuvent rester eux-mêmes et avoir du succès”, publié sur le site du magazine Telerama le 24 mars 2019


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