Boycott des sports aux Etats-Unis : pour Pap Ndiaye, «les joueurs sont passés à l’étape supérieure»

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SOURCE : Libération

Mercredi, à Lake Buena Vista, en Floride, où devait avoir lieu un match de play-off.

En refusant de sortir des vestiaires pour jouer leur match de play-off NBA mercredi soir, les Milwaukee Bucks ont entamé un mouvement de boycott inédit dans la récente histoire du sport américain. Destiné à réclamer justice dans l’affaire Jacob Blake – qui ébranle les Etats-Unis depuis dimanche – l’acte a été imité dans d’autres matchs, et même d’autres sports (football, tennis). Spécialiste d’histoire sociale des Etats-Unis, en particulier sur les minorités, à propos desquelles il a consacré un ouvrage, les Noirs américains : en marche pour l’égalité, (Gallimard, collection «Découvertes», 2009), Pap Ndiaye pointe l’aspect «remarquable» et «extraordinaire» du mouvement, tout en émettant des réserves quant à sa pérennité, faute de revendications précises.

Ces boycotts successifs sont-ils une première dans l’histoire du sport américain ?

Ce n’est pas tout à fait la première tentative. Au moment des Jeux olympiques de 1968, il y a déjà eu des athlètes noirs américains qui ont tenté d’organiser un boycott de l’événement dans le cadre de l’Olympic Project for Human Rights. Finalement, cela n’a pas marché. Rares furent les sportifs à s’engager dans le boycott (il y eut quand même Kareem Abdul-Jabbar), les pressions étant très fortes. Certains, comme Tommie Smith et John Carlos, se sont donc décidés à faire autre chose (la fameuse photo des poings levés du Black Power sur le podium).

Avec Milwaukee, c’est en revanche la première fois que ça marche. Ce qui est tout à fait remarquable compte tenu des pressions de tous ordres, sportives, financières, mais aussi juridiques avec les contrats. Au fond, ce boycott se situe dans une séquence qui va crescendo depuis le meurtre de George Floyd, où on voit les joueurs porter des tee-shirts, s’agenouiller avant les matchs. Là, ils sont passés à l’étape supérieure, révoltés par les tirs subis par Jacob Blake.

Comment mesurez-vous la portée symbolique de tels actes ?

Le geste en lui-même est tout à fait extraordinaire, puisque traditionnellement, le monde du sport professionnel n’est pas un monde qui s’engage politiquement. Au contraire, il encourage la dépolitisation. Se politiser quand on est un grand athlète, ça ne va pas du tout de soi. C’est un milieu extrêmement prudent, en raison des contrats publicitaires et professionnels, qui précisent bien que les engagements politiques sont proscrits. Ce n’est donc pas facile pour un athlète de s’engager, car il existe ce risque juridique lié à la perte de contrats, d’ennuis avec son club. Les engagements sont globalement rares, et ils ont un coût. Des joueurs comme Colin Kaepernick l’ont payé très cher. Le fait qu’aujourd’hui, ces joueurs-là se mobilisent, montre qu’il se passe quelque chose.

Qu’est-ce que ce type d’action peut apporter dans les luttes contre les inégalités raciales et les violences policières ?

Le boycott a une longue histoire dans le monde africain américain, qui va au-delà des sportifs. C’est l’un des outils classiques du mouvement pour les droits civiques, l’une des armes de la non-violence. Derrière, il y a cette idée d’une prise de conscience. Le boycott est d’abord fait pour manifester l’indignation, la colère de la part des sportifs professionnels. Mais aussi leur implication, leur solidarité à l’égard du monde afro-américain injustement frappé par les violences policières, et du mouvement «Black Lives Matter» en général. Il existe un effet immédiat de publicité et de renforcement du mouvement, puisque les grandes stars prennent les choses en main et se manifestent en prenant des risques. Sauf que pour qu’un boycott tienne dans le temps, il faut une plateforme de revendications. Et les sportifs n’en ont pas vraiment.

Si un boycott comme celui-là n’est pas suffisant pour faire bouger les choses, est-ce que les joueurs pourraient aller encore plus loin dans leurs protestations ?

La proximité de l’élection présidentielle est quand même quelque chose de déterminant. C’est elle qui va trancher. Je vois un geste extraordinaire pas forcément destiné à se prolonger, dans des sports où les Afro-Américains sont majoritaires. On va voir ce qu’il se passe. Il persiste ce sentiment que beaucoup de joueurs ne veulent pas être simplement vus comme ceux qui amusent le public, pendant que des événements graves se passent dans leur pays et que des Noirs continuent à se faire tuer par la police.

A deux mois des élections présidentielles, est-ce que ces protestations peuvent trouver un écho, voire une traduction politique aux Etats-Unis ?

Ce mouvement va surtout trouver des soutiens du côté des amateurs de sport qui, au fond, le soutenaient déjà. Je ne suis pas sûr qu’il convainque au-delà de ceux qui l’étaient déjà, ni que cela fasse pencher la balance lors de la prochaine présidentielle. Mais c’est significatif, d’autant plus que Donald Trump est un amateur de sport. Il reçoit volontiers à la Maison-Blanche les équipes qui ont gagné les championnats de foot, basket et base-ball. Que le monde du sport se mobilise contre lui, c’est aussi une blessure d’orgueil pour lui. En revanche, les footballeurs ou basketteurs n’attendent rien de Trump. Ils n’ont aucune illusion sur ce qu’il fera ou non. Mais il faut peser à l’approche de l’élection présidentielle, et aussi dans la perspective d’un changement politique. Dire aux démocrates qu’ils devront mettre en route les changements structurels qu’ils ont promis. Le message vaut donc autant pour Trump que pour ceux qui aspirent à le remplacer.

Cela revient-il à dire que l’engagement des athlètes est nécessaire pour faire avancer la cause antiraciste au sein de la société américaine ?

Je ne suis pas sûr. Il n’a pas été nécessaire dans les années 60 pour les mouvements en faveur des droits civiques. Mais dans le cas présent, il s’agit d’un appui conséquent à une demande insistante de changement structurel dans la manière dont les Africains-Américains sont traités par les forces de l’ordre et le système judiciaire. Ce soutien n’est pas forcément décisif ni nécessaire, mais il s’ajoute à la mobilisation de secteurs importants de la société américaine. En cela, c’est une bonne nouvelle.


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