La Révolte des Gilets jaunes. Histoire d’une lutte de classes

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SOURCE : DDT 21

La Révolte des Gilets jaunes. Histoire d’une lutte de classes, Niet !, 2020, 215 pages, par le Collectif Ahou ahou ahou.

Comme l’indique le sous-titre, les auteurs ne croient pas à un capitalisme qui aurait englobé, dissout ou dépassé les classes. Une nouveauté que met en évidence le mouvement des Gilets Jaunes, c’est que des catégories prolétariennes jusqu’ici peu actives dans des luttes et peu mobilisées politiquement (« invisibilisées », dirait un vocabulaire à la mode) sont intervenues là où personne ne les attendait. À Paris, il est significatif que les Gilets Jaunes aient choisi d’occuper les Champs-Élysées et les arrondissements chics de l’Ouest parisien, au lieu des quartiers de l’Est qui, malgré la gentrification croissante, gardent l’image désuète d’un Paris des travailleurs. Délaissant les trajets favoris des manifs syndicales, les Gilets Jaunes se sont invités de force chez les riches et au plus près des lieux de pouvoir.
D’autre part – et ceci en relation avec leur composition sociale – ils ont adopté des formes de regroupement, d’organisation et de « sociabilité » relativement inédites.
Pourquoi leur révolte et leurs revendications visaient-elles plus directement l’État que des patrons ? Principalement, explique le Collectif, parce que la partie la plus défavorisée des prolétaires est de plus en plus directement soumise à un État qui verse près des trois quarts du revenu des plus pauvres, lesquels dépendent davantage de lui que d’un salaire direct. La hausse des taxes et la baisse des aides, ajoutées à la dégradation des services publics, les frappent donc au moins autant que la stagnation ou la baisse de leurs maigres salaires – quand ils en reçoivent. Le livre fournit des chiffres éloquents sur la chute des revenus coïncidant avec l’augmentation des dépenses contraintes (p. 28-30). (Cela dit, les salariés des entreprises aussi en appellent régulièrement aux pouvoirs publics, par exemple pour lui demander d’interdire des licenciements.)
Or, face à l’État, tout le monde peut se sentir concerné : chacun souhaite payer moins d’impôts et être mieux traité à l’hôpital.
Pour démêler le rapport entre des « colères » populaires » et le poids « derrière le peuple[de] la lutte des classes », la chronologie est indispensable.
Le livre détaille l’évolution qui a mené des ronds-points aux assemblées, et des blocages au mot d’ordre de Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC). Si le 8 décembre 2018 représente « l’apogée du mouvement, en même temps que la fin de sa progression vers la possibilité d’un dépassement révolutionnaire », c’est qu’il n’est pas allé vers le lieu « de la reproduction des rapports sociaux » (p. 107-108). La priorité aux samedis et aux manifs (souvent émeutières), et le passage des ronds-points aux centres-villes ont permis « à la confrontation avec le pouvoir de durer sans intervenir sur le quotidien du travail » (p. 125).
Dès la fin décembre 2018 et le début janvier 2019, il y a moins de blocages, davantage de barrages filtrants, et l’émeute du 16 mars sera un deuxième sommet de violence (après celui du 1er décembre), au moment où les Gilets Jaunes ont relâché leur pression sur l’économie, donc amoindri leur propre force. En compensation, vont se multiplier les appels à une très improbable grève générale.
Malgré « l’urbanisation croissante du mouvement » (p. 122), la participation de « prolétaires urbains, plus précaires, plus jeunes, moins attachés à la ‘valeur travail’ » (p. 125), la rencontre (surtout en région parisienne) entre Gilets Jaunes et prolétaires victimes du racisme, et l’esquisse d’un croisement avec les revendications écologistes (« Fin de mois, fin du monde, même combat !»), la convergence demeurera du niveau du slogan. Réunir des éléments hétérogènes ne suffit d’ailleurs pas à ce que chacun aille au-delà de sa particularité. Dépasser les séparations supposerait de s’en prendre au centre de gravité de cette société, son cœur.
Sinon, l’« horizontalité » met tout le monde au même niveau : l’assemblée gilet jaune, qui dans les faits a « avant tout pour vocation de prendre le relais du rond-point » (p. 148), sert plus d’« espace d’auto-compréhension du mouvement » que d’« espace d’organisation » (p. 142).
Si l’on s’interroge sur le « programme » implicite des Gilets Jaunes, c’est probablement un texte ayant circulé dans le Sud-Ouest en janvier 2019 qui l’exprime le mieux. Il imagine une France de 2024 où salariat et marché subsistent, tempérés par une société autogérée, décentralisée, jouissant d’efficaces services publics, et surtout égalisée : chacun étant « décemment » riche, il n’y aurait « plus d’ultra-riches » (p. 153-154). Programme voisin de ceux de la gauche réformatrice de toujours.
Et « l’heure de la grève ? », demande le Collectif (p. 162-173). Celle du 5 février 2019, dans de grosses entreprises et la fonction publique, n’était guère différente des habituelles « journées d’action » syndicales. Globalement, quoi qu’ils aient incité et aidé des salariés à cesser le travail en divers endroits, les Gilets Jaunes ont été réduits à une force d’appoint à des mouvements que leur intervention n’a pas dynamisés (p. 166-167).
La qualité d’un livre dont nous conseillons vivement la lecture oblige toutefois à exprimer des réserves sur quelques affirmations.
Dans le monde entier, estime le Collectif, « voici venu le temps de l’émeute » : « Il apparaît de plus en plus nettement que la manif-émeute tend à s’imposer comme forme face aux habitudes du mouvement social. » (p. 198-199).
Les Gilets Jaunes sont des prolétaires, expliquent les auteurs, et même proches par leurs métiers de « la vieille classe ouvrière », mais leur « monde social » fait qu’il leur est difficile de se penser et d’agir en salarié face à un patron : donc, dans leur cas, ce ne seraient pas les rapports d’exploitation qui « produisent du commun » (p. 164).
Mais alors, d’où vient (ou viendra) ce commun ? Du fait d’être précarisé, sans travail régulier offrant le revenu minimal pour vivre, ou d’être carrément exclu ? Une pauvreté extrême et permanente conduira-t-elle les prolétaires à une remise en cause du capitalisme que des salariés englués dans le travail auraient été incapables de tenter et même d’imaginer ?
On a du mal à y croire.
Pour l’admettre, sans doute faudrait-il raisonner comme si s’étaient succédé deux phases du capitalisme. La première aurait été définie par la production à l’intérieur d’économies avant tout nationales : usines géantes, concentrations ouvrières, emploi sinon garanti du moins massif, classe travailleuse encadrée par les syndicats et des partis du travail. Mais désormais, nous serions entrés dans une seconde phase dominée par la circulation dans une économie mondialisée : délocalisation industrielle, priorité aux flux et à la logistique, emploi de plus en plus rare et de plus en plus dégradé, débordement des organisations syndicales. La première serait caractérisée par des conflits dans un monde du travail structuré autour de grandes entreprises et d’un mouvement ouvrier organisé. La seconde verrait l’effacement de ce dernier et le passage de la grève à l’émeute comme principal moyen de lutte.
La justesse d’une telle théorisation n’est pas démontrée par les mouvements sociaux contemporains, et l’expérience des Gilets Jaunes elle-même rappelle que rien de décisif n’est possible tant que celles et ceux « dans la production » continuent de produire.
D’ailleurs, l’analyse du Collectif le confirme pour la France en 2018-2019 : c’est du « véritable cœur de l’organisation sociale », c’est-à-dire dans « l’exploitation du travail » (p. 200), que viendra la possibilité d’une rupture décisive : l’arrêt de travail reste un moment nécessaire. Non pour s’enfermer dans l’entreprise, mais pour en sortir et participer aux émeutes. La question théorique est moins de comparer les limites respectives de la grève et du blocage, que de se demander à quelles conditions les 150 000 travailleurs du port de Singapour et les 200 000 ouvrières et ouvriers de Foxconn à Shenzen pourront agir en commun avec les 100 000 salariés du cluster logistique de Chicago.
Et pour faire quoi ?
L’insurrection ne devient communiste que si elle ne se borne pas à se saisir des instruments de production, mais commence à transformer ce dont s’emparent les insurgés. Elle consiste donc aussi à se transformer soi-même, à créer collectivement les conditions d’une autre vie pour les autres et pour soi. Il s’agit de remettre en cause le salariat, non de demander une autre forme de revenu. Et de s’en prendre non seulement au rapport entre salaire et profit, mais à l’existence du salaire et du profit, c’est-dire leur l’interdépendance. Comme l’écrivent très justement les auteurs : « La révolution, ça se fait en s’attaquant […] à ce qui fait qu’on est ce qu’on est. Ça se fait en acceptant et en provoquant une situation dans laquelle on ignore de quoi seront faits les lendemains » (p. 212).
Une force de ce livre est de nourrir chaque partie de cas précis souvent détaillés, empruntés à la presse ou à des journaux de lutte : on n’oubliera pas le récit du 8 décembre 2018 à Toulouse, Marseille et Paris (p. 93-103). Une analyse recommandée, à lire en parallèle avec l’étude de Tristan Leoni, Sur les Gilets jaunes, disponible sur le blog ddt21.

G.D., septembre 2020.

Sur le même sujet :
G.D., Jaune, rouge, tricolore, ou : Classe & peuple  (juin 2019)


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