La race sans les racistes : grosse polémique mais boîte à outils ancienne

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SOURCE : France culture

La race n’est plus l’apanage des racistes. Chercheuses, chercheurs et intellectuels se saisissent du mot pour armer le débat et déconstruire le racisme. Certains crient au danger, mais l’outil était sur l’étagère depuis 50 ans. Retour sur les travaux pionniers qui ont arraché la race aux racistes.

Depuis le nazisme, le racisme n'a pas disparu, écrivait Colette Guillaumin en 1972, il s'est déplacé : "La culpabilité entre dans la conscience occidentale."
Depuis le nazisme, le racisme n’a pas disparu, écrivait Colette Guillaumin en 1972, il s’est déplacé : “La culpabilité entre dans la conscience occidentale.” Crédits : Evening Standard – Getty

Le mot “race” est tellement inflammable que beaucoup le croient surgi récemment, comme un boomerang inquiétant dont la trajectoire serait trop mal maîtrisée pour ne pas être dangereuse. Il est aussi trop polysémique pour ne pas charrier son lot d’écume, de la polémique à la va-vite au débat de fond. Avec son potentiel éruptif, la race s’est taillée une place imposante dans le débat d’idées aujourd’hui. Or il y a, au fond, “race” et “race” – et, non, ceux qui l’utilisent n’ont pas oublié qu’il n’y a, biologiquement, qu’une race humaine. Cette “race” n’est pas la “race” de ceux qui ont longtemps fouillé les crânes des indigènes dans l’espoir de hiérarchiser rationnellement les cerveaux humains. Dérivée du mot latin “generatio”, cette race-là s’arrimait à l’idée de lignage, avec un premier usage qui concernait les chevaux, et des critères de noblesse de race, au XVe siècle.

Aujourd’hui, les intellectuels et les chercheurs qui mobilisent le mot “race” ne pensent pas l’espèce humaine au pluriel. Ils pensent plutôt le racisme. Mais en le saisissant non pas comme un avis personnel ou une pulsion de la personne raciste, mais plutôt comme un rapport social. Leur “race” est d’abord un concept pour chercher, pour regarder et pour dire. Et un mot remis en circulation pour nommer des situations de racismes, et des positions d’infériorité où ceux qui sont, donc, les “racisés”, sont relégués – y compris de manière inconsciente. C’est-à-dire, éclairer un rapport de pouvoir (voire plusieurs rapports de pouvoir) et penser le groupe majoritaire en tant que groupe majoritaire. Dans Race qui paraît ce 3 septembre aux éditions anamosa, la chercheuse Sarah Mazouz écrit précisément :

La race n’existe nullement au sens biologique et naturel que le raciste lui attribue. Mais elle existe bel et bien socialement, comme régime de pouvoir.

Ces mots-là ne sont pas superflus dès lors qu’une partie de la polémique tient toujours à la remise en circulation d’un mot indigne. Pourtant, ni son usage ni cette acception-là ne sont réellement nouveaux. Si c’est peu connu, voilà déjà cinquante ans que l’on a commencé à dire “race” pour penser le racisme et plus la hiérarchie biologique entre les humains. Il est vrai que ces tout premiers travaux ne feront guère florès, et resteront cantonnés dans une vraie périphérie. Y revenir aujourd’hui permet de préciser l’usage de ce mot combustible.

Le mot a changé de camp

Si “le mot a changé de camp” comme l’écrit efficacement Sarah Mazouz dans son texte qui réancre son usage dans des débats toujours vifs au sein du monde universitaire et de la vie des idées au sens large, c’est parce que les racistes, eux, n’utilisent plus guère le terme. Mais aussi parce que le terme a fini par se frayer un chemin, tardivement, et pas de façon homogène. Courant dans le langage académique américain, on ne peut pas en dire autant du terme en français. En France, c’est d’abord à la jointure de la littérature et des sciences humaines qu’on a travaillé à mettre en lumière des logiques racistes persistantes et souvent impensées. Dans les quinze ans qui suivent la Seconde Guerre mondiale, des auteurs comme Frantz Fanon, James Baldwin ou Albert Memmi nomment la chose, et Fanon dit par exemple “racialisation”. Il utilise aussi l’image du masque pour pointer la façon dont les catégories masquent les inégalités.

Mais jusqu’à la fin des années 90, Fanon est moins reconnu, et surtout très peu mobilisé par les chercheurs en sciences sociales et sciences humaines. Quant à James Baldwin, s’il est aujourd’hui plus à la mode que jamais après que le film de Raoul Peck I am not your negro a concouru aux Oscars en 2016, la reparution de trois de ses romans dont Harlem Quartet a du attendre 2017… et les retombées de ce succès cinématographique. Longtemps, on a dit en France plus facilement “noir” et “blanc” pour évoquer les Etats-Unis que pour regarder de ce côté-ci de l’Atlantique.

En France, c’est une femme qui, la première, sortira le mot race de son marigot nauséabond pour en faire un outil destiné à armer le débat. Chargée de recherche en sociologie mais assez périphérique n’étant rattachée à aucun un laboratoire, Colette Guillaumin avait soutenu en 1969 une thèse intitulée Un aspect de l’altérité sociale. L’idéologique raciste après des études de psychologie et d’ethnologie. Si elle est isolée, elle n’est pas non plus totalement marginale : son jury de thèse compte Raymond Aron, Roland Barthes et Paul-Henry Chombard de Lauwe. Mais le livre qu’elle avait commencé à écrire dès les années 1967, L’Idéologie raciste, paru en 1972 aux éditions Mouton, ne fera pas vraiment de petits. Dès le premier paragraphe, Guillaumin y souligne les angles mort qui persistent dans le champ intellectuel :

La recherche a adopté la définition courante [du racisme], prenant pour vérité en soi ce que le sens commun disait être le racisme. Elle a traité ce phénomène comme s’il se définissait totalement par l’agressivité entre groupes objectivement différents. L’étude du racisme suit alors des schémas fonctionnalistes, économiques ou psychologiques, soit au niveau individuel soit au niveau global, et les questions qu’elle se pose se résument dans les formules suivantes : “Pourquoi une société et ses membres sont-ils agressifs ?”, “D’où vient cette agressivité ?”, “Quels sont ses degrés ?” ; ou bien : “Existe-t-il des différences innées entre les différents groupes ?”. Mais elle ne se demande pas : “Qu’est-ce que la société X appelle une race ?” et “L’agressivité est-elle le définissant nécessaire et suffisant du racisme ?”

C’est pour penser le racisme depuis un autre angle que celui de la morale que Colette Guillaumin dit “race”. Et, dès cette époque-là, la race saisit d’abord un rapport de force (elle dit “un système d’antagonismes”). Elle identifie dans la race un moyen pour le groupe le plus fort d’asseoir son pouvoir, ses meilleures chances, ou ses certitudes. Mais un moyen qui peut très bien être inconscient, et un effet de longue traîne : l’autrice dit par exemple que le racisme est “un substrat idéologique” et à la lire, on prend bien la mesure de la dimension filandreuse du mécanisme. A l’époque, les termes et les cadres qu’elle utilise pour charpenter son analyse ne sont guère repris. Mais presque trente ans plus tard, quand le livre est réédité chez Gallimard, en 2000, certains passages sautent aux yeux parce qu’ils sont devenus moins iconoclastes :

Les groupes [altérisés] se trouvent être tous des groupes minoritaires, c’est-à-dire des groupes qui sont sociologiquement en situation de dépendance ou d’infériorité.

Si le terme “racisé” n’est toujours pas consensuel, le “groupe minoritaire” l’est davantage – y compris lorsqu’on ne parle plus de statistique mais d’expérience et de quelque chose de l’ordre d’une communauté de destin. Sarah Mazouz relève d’ailleurs qu’en 2008, quand Pap Ndiaye publiait La Condition noire, il avait sous-titré le livre : “Essai sur une minorité française”. Entre temps, les mots de Guillaumin ont voyagé. La chercheuse, décédée en 2017, n’a jamais complètement disparu des radars. Mais, électron libre, ce n’est pas à son travail pionnier sur la race que la sociologue a arrimé sa postérité : plutôt à ses travaux sur le féminisme. Mais qu’on la regarde depuis sa production intellectuelle ou son militantisme, les deux chez elle n’ont jamais été exclusifs : dans les années 80, elle publie par exemple plusieurs textes féministes dans la revue du MRAP. En commun, l’idée que l’idéologie est une chose qui voyage, qui irrigue, qui transpire, qui se palpe et contre laquelle on peut buter, sans toujours qu’elle se nomme par ces grands mots abstraits (comme “racisme” par exemple). Et que c’est pour cela qu’il est plus commode d’avoir des mots pour la nommer, des mots d’où l’observer, la décortiquer – y compris quand la réalité raconte une version moins angélique de l’universalisme à la française.

Les racisés dans le dico

Le mot “racisé” a fait son entrée dans le dictionnaire Robert en 2019 (comme “personne touchée par le racisme, la discrimination. Populations racisées”). Cela fait seulement quelques années qu’on lit et qu’on entend, dans les médias grand public, l’écho de ces débats âpres autour de l’usage du mot “race”. Le climat politique, un durcissement du débat – et quelques articles dans la presse généraliste qui ont pu pointer du doigt des “chercheurs communautaires” – ont formé une chambre d’écho tardive. En fait, non seulement le mot est utilisé sous ses nouveaux contours depuis cinquante ans mais dans la recherche, cela fait plus de dix ans qu’il voyage avec un poids renouvelé. La réédition par Gallimard du livre de Guillaumin en 2000 est un signe parmi d’autres. La même année paraissait aussi L’Inégalité raciste, par Véronique de Rudder, Christian Poiret et François Vourc’h, qui écrivent “race” (encore entre guillemets dans le premier chapitre) ou “racisés”, et cherchent à retracer la genèse des groupes racisés. C’est-à-dire en somme, la façon dont on les a fabriqués. Dans un passage aux accents de plaidoyer, Véronique de Rudder écirvait ainsi il y a vingt ans :

Les individus qui composent les groupes minoritaires, ethnicisés ou racisés, ne sont pas des objets inertes et c’est bien sûr des relations, des interactions qu’il faut travailler.

Déjà, à l’époque, il s’agissait moins de figer les gens dans des catégories que d’interroger celles-ci, même quand elles semblent transparentes.  Et il est frappant de voir que les analyses de Véronique de Rudder, comme celles de Colette Guillaumin avant elle, éclairent aussi bien le racisme que le sexisme. Quand on fait une recherche dans les travaux académiques, on découvre par exemple que le nombre d’occurrences du mot “race” employé dans ce contexte, fait un saut net au tournant des années 2010. Peu mobilisé dans certaines revues qui s’en défient, ou au contraire massivement utilisé par d’autres, le mot voyage de façon plus aléatoire dans d’autres cercles encore. On découvre au détour des moteurs de recherche qu’en 1993, dans un article au vitriol de Michel Wieviorka dans Le Débat, le terme circulait déjà.

Chez Guillaumin, le mot “race” qui s’emboîte dans un plus vaste travail sur des catégories banales servait au fond de projecteur, comme la lampe scialytique au-dessus du fauteuil du dentiste. Les dentistes ont-ils rêvé un jour être si bien équipés qu’ils pourraient s’en passer ? Dans le faisceau de lumière crue, on voit toujours mieux les caries. Les chercheurs qui utilisent le mot “race”, eux, font le pari qu’à sa lumière, on repérera mieux la façon dont la société pense ses “autres”.


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