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SOURCE : France culture
Après “Il faut s’adapter”, la philosophe Barbara Siegler publie “Du cap aux grèves”, un nouvel essai plus personnel, écrit à partir de son expérience au sein du mouvement des Gilets jaunes.
Aujourd’hui Marie Richeux s’entretient avec la philosophe Barbara Stiegler, à l’occasion de la parution de son livre Du cap aux grèves aux éditions Verdier. Dans cet ouvrage, à partir de son expérience personnelle, Barbara Stiegler essaie de répondre aux questions que pose la contestation des Gilets jaunes : face au naufrage du néolibéralisme, comment sortir d’un demi-siècle de dépolitisation, comment traduire dans le réel la mobilisation virtuelle, comment s’affranchir de l’agenda mondial.
Extraits de l’entretien
Pendant des années, j’ai fait beaucoup de manifestations, puisque depuis l’enfance j’étais dans un milieu politisé, donc pour moi, la manifestation c’est naturel. Mais, vu le contexte historique dans lequel on est, la déroute de certains collectifs politiques, petit à petit c’est devenu bizarre et compliqué d’aller manifester. J’ai manifesté plein de fois, mais en ayant du mal à m’inscrire dans des mouvements sociaux, ce qui est le cas pour des millions de gens, qui aimeraient s’engager politiquement, mais qui ne comprennent pas du tout quelle est leur place. Cela ne veut pas dire qu’ils sont indifférents, ce n’est pas de l’apathie. La question est de savoir pourquoi ? Il y a tout un faisceau de causes : la décomposition de certains collectifs politiques, mais aussi les modes de vie, la manière dont le champ social se structure, dont les groupes sociaux sont séparés les uns des autres. En fait, on est séparés par des logiques assez dangereuses et ce n’est pas une bonne chose, il faut au contraire que cela puisse circuler pour qu’il y ait des mouvements sociaux et politiques qui se recomposent. Barbara Stiegler
On est dans des conditions temporelles et spatiales tellement dégradées, qu’on n’a plus de lieux pour se retrouver les uns les autres, tous les lieux disparaissent, et pas seulement depuis qu’un virus est venu rendre notre vie impossible. Peu de lieux existent encore, où l’on peut installer une stase et un collectif : sur la voie publique c’est interdit, dans les universités, il ne faut surtout pas que des gens viennent de l’extérieur parce que c’est dangereux …partout c’est comme ça. On n’a plus de lieux partagés comme on n’a plus de temps partagé, ou très peu, parce qu’on est atomisés et confinés dans nos petits foyers, avec un temps extrêmement découpé : c’est ce que j’appelle la démolition de l’espace et du temps. Barbara Stiegler
On est dans un moment de repolitisation intense, et pas seulement en France. Partout, pour des raisons historiques majeures, qu’il nous faudra des années à analyser, il se passe quelque chose : il y a des mobilisations sociales partout dans l’ère culturelle que je connais le mieux, à savoir l’Europe et les Etats-Unis. On n’est pas dans cette traversée du désert que j’ai connu de ces trente dernières années, on est dans un moment où il possible à la fois d’être professeur à l’université, de faire une réunion avec ses collègues et d’articuler ça avec la mobilisation et les enjeux sociaux et politiques du moment. C’est compliqué et fatiguant, et puisqu’on est de toute façon fatigués, autant avoir une bonne fatigue, et c’est ce que je propose. C’est une fatigue qui vous transforme. Je préfère être fatiguée par le fait que j’ai tenu mes positions, entendu des objections qui m’ont donné des idées et fait réfléchir, que j’ai rencontré de nouvelles personnes et que j’ai l’impression qu’autour de moi un réseau se constitue et qu’on sort de l’atomisation, plutôt que de régler les affaires courantes, en obéissant à toutes les injonctions, et en exécutant des choses pour lesquelles on n’est pas d’accord. Barbara Stiegler
Archives
Grégoire Bouillier, émission “La grande table”, France Culture, 2019
Vladimir Jankélévitch, émission “Radio Sorbonne”, RTF, 1959