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SOURCE : Zones subversives
Depuis le 22 février 2019, les Algériens et les Algériennes occupent chaque vendredi les rues de toutes les villes du pays. Ces manifestations réclament la fin du régime mis en place depuis l’indépendance. C’est un rapport de force non violent qui s’est engagé face au commandement militaire. Cette révolte regroupe les classes moyennes et des couches sociales plus défavorisées. Le hirak exprime également une importante créativité à travers des chansons, des slogans, des affiches, des banderoles, des vidéos. Souvent teintées d’humour et de poésie, ces expressions révèlent une critique lucide du régime algérien.
Les généraux de l’armée et de la police politique ont créé un véritable système mafieux. Le clientélisme, la presse et des oligarques permettent de maintenir un régime autoritaire. Cette caste, traversée par des réseaux concurrents, s’accapare les richesses du pays entre corruption et détournements. La façade institutionnelle et les partis politiques ne sont qu’un théâtre d’ombre qui permet aux militaires de conserver le pouvoir. Au printemps 2019, l’état-major militaire tente de calmer la révolte avec des arrestations d’anciens ministres et d’hommes d’affaires. Néanmoins, la mobilisation populaire perdure et peut ouvrir de nouvelles perspectives politiques. Le collectif Algeria Watch regroupe des journalistes et des activistes qui suivent le mouvement sur place. Il propose ses analyses dans le livre collectif Hirak en Algérie.
Régime militaire
La journaliste Salima Mellah revient sur le traumatisme de la « sale guerre » des années 1990. A partir de 1992 et jusqu’au début des années 2000, une guerre civile ensanglante l’Algérie avec 200 000 morts. Les islamistes ont commis d’importants massacres. Mais les principaux responsables restent les forces spéciales de l’armée, les services de renseignement, les milices et autres escadrons de la mort. Il semble important de revenir sur l’histoire récente de l’Algérie pour comprendre le mouvement actuel.
En 1988, une révolte permet d’ouvrir le régime vers un pluralisme politique. Trois courants se présentent aux élections : les nationalistes liés au FLN, les républicains et les islamistes du FIS. Ce parti divise l’Algérie mais reste soutenu par une partie importante de la population. En janvier 1992, l’armée organise un coup d’Etat pour empêcher les islamistes de prendre le pouvoir. L’état d’urgence et le couvre-feu sont mis en place pour légaliser la répression contre les militants et les sympathisants du FIS.
Arrestations arbitraires, détentions administratives, tribunaux d’exception, exécutions extra-judicaires et disparitions forcées deviennent la norme. Des islamistes forment alors des groupes clandestins de lutte armée. Pour écraser le danger, les militaires utilisent les méthodes de la contre-insurrection à la française. Ils organisent des attentats meurtriers pour les attribuer aux islamistes. Des journalistes et des syndicalistes sont assassinés. Les forces spéciales de l’armée, des milices paramilitaires liées au régime et des groupes islamistes armés s’affrontent.
En 1997-1998, les massacres continuent. Le Groupe islamiste armée (GIA) tuent des membres du FIS. Mais, au sein de l’Etat, des clans rivaux s’opposent également. Les militaires commettent des assassinats pour s’opposer au président Lamine Zéroual qui veut tendre la main à des islamistes pour mieux les contrôler. Les militaires sortent grands vainqueurs de ce carnage. En 1999, ils mettent au pouvoir Abdelaziz Bouteflika qui lance une « réconciliation nationale ». Cette mascarade permet d’amnistier tous les crimes commis durant cette « sale guerre ». Les militaires assurent ainsi leur propre impunité.
La journaliste José Garçon décrit la complexité des rapports de pouvoir. Le régime algérien s’accapare la rente pétrolière pour son profit et ses réseaux clientélistes. En revanche, la population est neutralisée et isolée. Ce régime repose sur l’opacité. Le pouvoir civil reste une devanture superficielle. Les véritables décisions passent par des tractations dans les états-majors de l’armée ou dans les couloirs de la police politique. La classe dirigeante reste anonyme pour éviter de devoir rendre des comptes. Dès l’indépendance, en 1962, les militaires et les services de renseignements ont pris le pouvoir au sein du FLN. Ils peuvent s’appuyer sur leur légitimité à travers leur rôle dans la révolution algérienne. La désignation du président ne dépend pas d’une élection par la population. Un homme est désigné par les militaires pour maintenir les équilibres politiques entre différentes clans.
L’armée doit partager le pouvoir avec la puissante Sécurité militaire, issue des services de renseignements de la guerre d’indépendance. Ces maîtres espions ont été formés par le KGB et la Stasi. Ils étendent leurs réseaux dans l’administration, le FLN, les entreprises, les syndicats, la police ou les médias. Ils maîtrisent l’art d’infliltrer, de déstabiliser et d’orchestrer des complots en tout genre. Ils accusent leurs adversaires d’être des « bourgeois » ou des « contre-révolutionnaires ». Ils peuvent diffuser des fausses informations ou des rumeurs sur des rivaux politiques. Ils accusent leurs opposants de nuire à l’indépendance algérienne, puis de faire le jeu du terrorisme islamiste. L’armée et les « services » apparaissent comme des clans rivaux pour le partage du pouvoir et de la rente pétrolière. Mais ils savent s’unir pour défendre leurs intérêts communs à la moindre menace d’un soulèvement populaire.
L’éditeur François Gèze décrit la démocratie de façade. Les partis censés incarner l’opposition politique sont en réalité liés au régime. Tous les contre-pouvoirs sont infiltrés et manipulés. Les syndicats autonomes sont également « clonés ». Des militants opportunistes ou fragiles sont manipulés par le DRS pour lancer une scission. Une organisation clone est donc créée pour affaiblir la véritable opposition. Répression, clonage, infiltration et manipulation permettent de contrôler les partis, les syndicats et les associations.
Soulèvement populaire
Le journaliste Ahmed Selmane évoque les luttes sociales qui préparent le Hirak de 2019. Durant les années 2000, la contestation perdure. Des émeutes et des blocages de route révèlent une colère sociale qui s’exprime en dehors des cadres existants. Cependant, ces émeutes restent locales. Ces révoltes s’expliquent par des causes sociales : coupure ou manque d’eau, logement, chômage… En 2011, dans le sillage des révolutions arabes, la contestation se ravive. Les jeunes prolétaires restent présents dans les révoltes locales des années 2010
L’universitaire Zineb Azouz évoque les manifestations à Constantine. La moyenne bourgeoisie francophone dénonce Bouteflika sans remettre en cause le pouvoir des généraux. Mais cette classe sociale déserte le mouvement dès qu’il remet en cause le régime. Les jeunes chômeurs et prolétaires reprennent les slogans des stades de foot. Ils rejettent tous les partis, y compris les islamistes, et luttent pour la chute du système. Ensuite, une autre composante regroupe les femmes qui dénoncent les disparitions pendant la « sale guerre » et l’imposture de la « réconciliation nationale ».
La principale composante regroupe des Algériens et des Algériennes sans orientation politique dominante ni revendication spécifique. Ces manifestants se veulent pacifiques et appellent à fraterniser avec les forces de police. Mais ces personnes restent déterminées à lutter contre le régime. Les manifestations à Alger regroupent toutes les classes sociales. En revanche, à Constantine, la bourgeoisie et les élites refusent de descendre dans la rue. « En dépit d’une moindre diversité, la reprise généralisée des slogans a exprimé l’unité du peuple et sa convergence politique pour la revendication d’un Etat de droit », estime Zineb Azouz.
Le journaliste Houari Barti recueille la parole des manifestants à Oran. Le terme hirak provient du mouvement dans le Rif au Maroc en 2016. Cette lutte met en avant la dimension sociale. Des manifestants algériens insistent davantage sur la critique du régime autoritaire pour mettre en place un Etat de droit. Ils dénoncent également « la lutte des clans au sommet du pouvoir » pour faire main basse sur la rente pétrolière.
Le journaliste Rafik Lebdjaoui évoque l’effervescence artistique qui se diffuse dans la rue et sur les réseaux sociaux. Ce sont les supporters du club de foot de l’USMA qui lancent la chanson Casa del Mouradia, inspirée de la série Casa de papel. Cet hymne du hirak évoque le mal-être de la jeunesse algérienne et la mainmise du régime sur les richesses du pays. De nombreuses chansons sont créées par des artistes comme Amine Chibane ou Raja Meziane. Des chanteurs amateurs écrivent leurs propres textes. Le jeune rappeur Soolking met en ligne La liberté, qui incarne la détermination du mouvement. Dans les manifestations, les pancartes et les banderoles respirent l’humour et la lucidité. Des caricatures, des collages, des slogans fleurissent chaque vendredi. Le graphiste El Moustach renoue avec la culture populaire avec ses affiches diffusées sur Internet.
Hocine Malti revient sur l’offensive anti-corruption. Le général Ahmed Gaïd Salah demande la démission de Bouteflika. Il devient le nouvel homme fort du régime et accède à la tête de l’Etat. Il ordonne une vague d’arrestations contre des militaires et des dirigeants importants. Ce sont effectivement des personnalités qui ont dirigé l’Algérie, pillé ses richesses et commis des crimes. Ces arrestations permettent à Gaïd Salah de passer pour un soutien du hirak. Mais cette répression permet surtout au général de se débarrasser de ses ennemis au sein du régime. Cette pseudo-transition n’est qu’une lutte de clans au sommet de l’Etat. Néanmoins, cette opération anti-corruption peut aussi apparaître comme une victoire du hirak. Même si Gaïd Salah a participé au racket de l’économie du pétrole et a été un pilier du système Bouteflika.
Analyses critiques du Hirak
Ce livre collectif se révèle indispensable pour comprendre la situation politique en Algérie. Sa grande force repose sur la description et l’analyse du régime autoritaire. Le pouvoir des généraux reste rarement évoqué, en partie pour des raisons idéologiques. Mais ce régime se révèle particulièrement complexe à analyser. Les militaires et les services de renseignement utilisent des méthodes dignes de films d’espionnage. Les guerres de clans, les alliances, les trahisons, les infiltrations et les manipulations rendent difficile l’analyse d’un pouvoir particulièrement opaque. François Gèze observe que les analystes les plus tranchants de ce régime restent les auteurs de polar comme Amid Lartane.
Ce livre collectif souligne que la population algérienne se montre particulièrement lucide face à ce qui apparaît pour elle comme des grosses ficelles bien connues. En revanche, ce livre reste plus limité en ce qui concerne directement le Hirak. Ses composantes, ses dynamiques, ses pratiques de lutte ne sont pas au cœur de la plupart des contributions. Les potentialités et limites du Hirak ne sont pas davantage évoquées. Néanmoins, ce livre est à prendre comme un bon document journalistique. On y trouve d’importantes informations et descriptions, mais peu d’analyses politiques tranchantes au-delà de la critique du régime.
Le thème de la réappropriation de la lutte de libération nationale est évoqué à plusieurs reprises. Pourtant, ce mouvement n’est pas vraiment analysé. L’anticolonialisme peut apparaître comme une lutte des classes en Algérie qui oppose des prolétaires à des colons et des exploiteurs. Mais cette révolution est aussi récupérée par une petite bourgeoisie militaire, à travers le FLN, qui s’accapare le pouvoir. C’est ce processus qui permet d’instaurer un régime décolonial qui fait illusion auprès des gauchistes et des tiers-mondistes. Mais il semble important de souligner que derrière le mythe « Alger, capitale de la révolution » se cache déjà un régime autoritaire contrôlé par des généraux. Les révolutions sont encouragées, mais pas sur le sol algérien. Le folklore tiers-mondiste masque mal la répression des luttes sociales et des oppositions politiques. Le slogan « FLN dégage ! » montre que les manifestations ont bien compris la continuité entre la bourgeoisie tiers-mondiste et la dictature militaire.
Sur le mouvement actuel, le livre collectif montre bien ses tentatives de répression à travers la justice, les médias et les fausses informations diffusées sur les réseaux sociaux. En revanche, le livre n’évoque pas les limites internes du Hirak. Il semble important de proposer une analyse de classe de cette révolte. Plusieurs composantes s’unissent dans les manifestations. Ces diverses classes sociales ne défendent pas les mêmes intérêts ni les mêmes perspectives politiques.
Les avocats, les journalistes, la jeunesse universitaire et même l’extrême-gauche algérienne insistent sur la dimension institutionnelle du Hirak. Ce mouvement remet en cause le régime des généraux, mais pour mettre en place une démocratie représentative et un Etat de droit. Cette classe moyenne insiste sur la nécessité de proposer une nouvelle constitution comme summum de la lutte. Le livre collectif semble assez proche de ce point de vue petit bourgeois.
En revanche, il existe une autre composante du mouvement : le prolétariat. Les grèves et les émeutes qui sortent du cadre de la manifestation pacifique expriment ce débordement. Cette composante insiste sur la dimension sociale : le logement, le chômage et la misère. Elle attaque également les inégalités sociales. Le régime est jugée autoritaire mais il est aussi remis en cause car il repose sur l’exploitation voire le pillage des richesses pétrolières. Comme dans les autres luttes actuelles, cette dimension sociale peut déboucher vers une remise en cause de l’exploitation capitaliste.
Le Hirak reste donc traversé par une lutte dans la lutte entre deux principales composantes. Ce mouvement se distingue par sa durée et sa détermination. L’histoire n’est évidemment pas encore écrite. Le refus de la mascarade électorale est un bon signe. Mais ce mouvement doit s’accompagner de grèves et de formes d’auto-organisation pour réorganiser la production et sortir du capitalisme.
Source : Omar Benderra, François Gèze, Rafik Lebjaoui et Salima Mellah, Hirak en Algérie. L’invention d’un soulèvement, La Fabrique, 2020
Extrait publié sur le site Lundi matin
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Pour aller plus loin :
Vidéo : Hirak en Algérie. L’invention d’un soulèvement, débat mis en ligne sur le site Algeria Watch le 24 février 2020
Vidéo : Algérie : un an de mouvement du Hirak – Edition spéciale Maghreb Orient Express, émission diffusée sur TV5 Monde le 22 février 2020
Vidéo : Hirak Algérie : l’histoire d’un immense soulèvement populaire expliquée dans un livre, publié sur le site Oumma le 12 mars 2020
Vidéo : Algérie – La contestation du #Hirak est-elle une révolution inachevée ? Analyse de José Garçon, émission diffusée sur TV5 Monde le 22 février 2020
Vidéo : Ce que veulent les algériens, émission mise en ligne sur le site Algeria Watch le 23 octobre 2019
Vidéo : Omar Benderra et Judith Bernard, Hirak en Algérie : un an !, émission Hors-Série mise en ligne le 22 février 2020
Vidéo : Algérie : malgré la répression, le hirak continue, émissions mises en ligne sur le site d’Arte
Radio : #24 – Le Hirak en Algérie, émission diffusée sur la Radio Cause commune le 30 mars 2020
Radio : Algérie, aux origines du Hirak, émission diffusée sur RFI le 20 février 2020
Radio : Algérie : que reste-t-il des promesses démocratiques ?, émission diffusée sur France Culture le 18 août 2020
Couverture médiatique du Livre: Hirak en Algérie – L’invention d’un soulèvement, publié sur le site Algeria Watch le 28 février 2020
Catherine Calvet et Hala Kodmani, François Gèze : « Jamais le mépris du peuple n’aura autant été érigé en système que par le régime algérien », publié sur le site du journal Libération le 23 février 2020
Mar Bassine, Algérie : voici comment José Garçon analyse la fin du régime algérien, publié sur le site 360 Afrique le 13 juillet 2019
Articles de José Garçon publiés sur le site de la Fondation Jean Jaurès
Le blog de François Gèze publié sur Mediapart
Le blog de Hocine Malti publié sur Mediapart
Hirak en Algérie. L’invention d’un soulèvement, paru dans lundimatin#231, le 24 février 2020
Akram Belkaïd & Hamadache Boualem, Algérie, le peuple et les clans, publié dans le journal Le Monde diplomatique en août 2020
Note de lecture mise en ligne sur le site Chroniques rebelles le 7 juillet 2020
Note de lecture mise en ligne sur le site Algérie Network
Hebba Selim, Note de lecture mise en ligne sur le site de Radio M
Fella Hadj Kaddour, Note de lecture mise en ligne sur le site Liens Socio