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SOURCE : La vie des idées
À propos de : Frank Georgi, L’Autogestion en chantier. Les gauches françaises et le « modèle yougoslave » (1948-1981), Nancy, L’Arbre bleu.
Introduit en Yougoslavie en 1949, le principe de l’autogestion dans les entreprises a fasciné de larges pans de la gauche française jusqu’à la fin des années 1970. Cet enthousiasme, nourri par des échanges et des voyages, n’a pas résisté à l’étatisme et au centralisme français.
Le rapport au modèle soviétique, pour les gauches françaises, est un sujet aussi connu que documenté, tant il a accompagné une grande partie de celles-ci tout au long du XXe siècle. D’autres expériences (castriste, maoïste) ont pu fasciner des secteurs – au demeurant limités – de ces forces politiques, et de manière intermittente. Aujourd’hui oublié (le pays a même disparu), un autre modèle a interrogé, voire attiré les gauches françaises : l’autogestion yougoslave.
Depuis la fin des années 1940 jusqu’à l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir, l’expérience menée par Tito n’a pas peu suscité une riche gamme de réactions, de l’enthousiasme au rejet véhément. C’est à ce dossier que s’attelle Frank Georgi, historien spécialiste des mouvements sociaux contemporains, dans un ouvrage tiré d’une HDR soutenue en 2017.
L’autre « lueur à l’Est »
L’entreprise est triplement difficile, comme le souligne l’auteur dès l’introduction. Tout d’abord, la recherche académique s’est très peu intéressée à l’influence de l’autogestion yougoslave. Ensuite, la question du transfert d’un modèle, notamment à partir d’une aire linguistique (serbo-croate) difficile d’accès pour les Français, est un défi. Enfin, la question des matériaux archivistiques et documentaires constitue un enjeu méthodologique crucial. À la lecture de l’ouvrage, on constate que l’auteur a réussi à surmonter ces difficultés.
Comment, tout d’abord, l’autogestion est-elle arrivée dans le débat politique contemporain ? Effectuant un patient travail bibliographique et sémantique, Frank Georgi en montre les sources multiples : le « self-government » de la pensée politique anglo-saxonne, l’expérience de la Commune de Paris, la démocratie communale ou la coopération ouvrière. Cette généalogie complexe débouche sur la loi du 28 mai 1949 en Yougoslavie, qui fixe le principe de l’autogestion dans les entreprises.
L’intérêt des anarchistes, trotskistes et socialistes
Pourquoi ce modèle souhaité par Tito a-t-il pu interpeller certains pans de la gauche française ? Dans un contexte de rupture avec le Bloc de l’Est à partir de 1947-1948 et de diabolisation du « titisme » par le mouvement communiste international, l’expérience yougoslave intéresse tout d’abord ce qui peut être qualifié de « marges », dans tous les sens du terme : intellectuels (Claude Bourdet, Jean Cassou), communistes hétérodoxes, trotskistes, extrême gauche antitotalitaire, etc.
Mais, pour un pays qui veut « attirer pour survivre » (p. 58) face à la menace soviétique, une influence limitée à des marges n’est pas satisfaisante. La Yougoslavie souhaite influencer toute l’opinion progressiste en France. Elle favorise la venue d’intellectuels et de volontaires, à la fois pour aider au développement du pays, favoriser les liens avec l’Ouest et diffuser une image positive de l’expérimentation titiste. Toujours est-il que, comme le montre Frank Georgi, cette première « nébuleuse pro-yougoslave » (p. 90) ne mord que peu sur des organisations plus importantes, tout en suscitant le rejet féroce du PCFet de la CGT.
Pourtant, dès le début des années 1950, notamment autour de la revue Esprit, la question de l’intérêt de l’expérience titiste pour la France est posée : que peut tirer une démocratie libérale de celle-ci, effectuée dans un contexte autoritaire ? Très rapidement, trotskistes et anarchistes répondent par la négative, dénonçant le maintien d’un régime dictatorial dans les faits.
Frank Georgi montre que, dans les années 1950, c’est la SFIO qui semble aller le plus loin dans l’intérêt pour l’autogestion yougoslave. Des dirigeants aussi anticommunistes que Guy Mollet et Jules Moch font preuve d’une réelle fascination pour celle-ci. Le second, dans un savoureux passage rapporté par l’auteur, va jusqu’à utiliser son expérience de ministre de l’Intérieur pour relativiser le bilan son collègue de Belgrade en matière répressive (p. 153).
Néanmoins, cet intérêt ne peut se comprendre sans une double limite : la stratégie de « diplomatie partisane » de la SFIO, mêlant idéologie et Realpolitik, et les réserves de certains socialistes (dont André Philip, mais aussi Jules Moch). Du côté du PCF, la méfiance persiste après le rapprochement entre Tito et Khrouchtchev, la culture centralisatrice et jacobine du Parti pesant lourdement dans son jugement sur l’expérience autogestionnaire. Accident de l’histoire, c’est du fait des mêmes mauvais rapports avec la CGT que les syndicalistes yougoslaves approchèrent la CFTC, puis la CFDT.
Montée et déclin de la passion autogestionnaire
Les années 1960 voient une évolution contrastée. Après la première moitié de la décennie où le titisme semble « dépassé » par le tiers-mondisme, l’expérience algérienne de Ben Bella ou le castrisme, la seconde partie de celle-ci montre un retour en force du modèle yougoslave dans le débat français. En 1966, la naissance de la revue Autogestion catalyse ce retour d’intérêt. Politiquement, c’est le PSU qui est le porteur privilégié de cette nouvelle flamme, d’autant plus vive que les autres expériences (à Cuba, en Algérie) se révèlent décevantes. Syndicalement, la CFDT joue un rôle déterminant, mêlant intérêt sincère, diplomatie syndicale et interrogation sur la transposition concrète dans un contexte français.
Mai 68 et les années qui suivent sont un moment tournant, comme le souligne l’auteur. C’est peu dire que les étudiants de gauche sont attirés par d’autres types de modèles que le titisme, du mouvement sur les campus américains à la « révolution culturelle » en passant par le « Mai rampant » italien. Pourtant, l’autogestion rencontre des tendances de fond de la société française, exprimées lors de la mobilisation salariale et universitaire. Au sein de la CFDT, ceci va jusqu’à un véritable « enthousiasme autogestionnaire » (p. 352), nourri par des échanges, des récits de voyages et d’événements organisés en Yougoslavie.
C’était préparer la dernière partie de l’ouvrage, celle d’un paradoxal « âge de l’autogestion », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Pierre Rosanvallon en 1976. Le séminaire de l’Organisation internationale du travail (OIT) à Belgrade en décembre 1969 sur la participation des travailleurs donne le coup d’envoi de cette ultime poussée de la référence autogestionnaire, qui semble progresser dans de larges pans de la gauche politique et syndicale française. La Yougoslavie joue à nouveau la carte de l’influence, au travers du Congrès des autogestionnaires à Sarajevo les 5-8 mai 1971.
Si le PSU et la CFDT restent toujours des acteurs privilégiés, l’héritier de la SFIO à partir de 1969, le PS, semble influencé par l’idée de « changer la vie » grâce à l’autogestion, François Mitterrand se montrant néanmoins réservé. Même le PCF se met à en intégrer – prudemment – certains aspects. Pourtant, dès la fin des années 1970, la double référence autogestionnaire et yougoslave s’effrite rapidement.
Symboliquement, la revue Autogestion arrête de paraître en 1980, pendant que les programmes des grands partis de gauche se focalisent sur la crise économique et que la CFDT se « recentre ». Les partisans d’un renouveau libéral, autour d’Henri Lepage et de Jacques Garello, soulignent non sans ironie que l’autogestion titiste a réintroduit certains mécanismes du marché, signe de leur supériorité. 1981 marque la victoire d’une gauche sans autogestion, un an après la mort de Tito.
Ce qu’un modèle étranger révèle
Le riche ouvrage de Frank Georgi peut appeler trois réflexions, allant du transnational aux spécificités des gauches françaises. Tout d’abord, il pose la question des modalités des « transferts » et des « circulations » en histoire politique, intellectuelle et syndicale. De Belgrade à Paris, des volontaires français en Yougoslavie à l’action de la diplomatie titiste en France, l’auteur souligne combien les canaux peuvent être multiples. Une réflexion passionnante est proposée sur le rôle de certains sociologues dans la diffusion de l’autogestion yougoslave, montrant le rôle qu’ont pu avoir les sciences humaines dans cette stratégie d’influence.
Le livre suscite une interrogation urticante sur les gauches françaises au XXe siècle. Alors qu’elles ont fait elles-mêmes figure de boussole pour les gauches internationales depuis la Révolution française, elles ont régulièrement recherché à l’étranger des modèles supposés plus efficaces que ce qu’elles pouvaient offrir. De la « lueur à l’Est » moscovite au « modèle suédois » des sociaux-démocrates en passant par la fascination du New Labour sur une partie du centre-gauche ou l’engagement pour le maoïsme, une telle passion peut étonner, surtout quand elle s’enflamme pour des régimes dictatoriaux. Frank Georgi souligne combien la gêne vis-à-vis de la réalité des droits humains sous Tito accompagne dès 1948 l’intérêt pour l’expérimentation que son régime mène.
Enfin, le reflux final de l’autogestion ne révèle-t-il pas au fond la culture profondément étatiste et centralisatrice d’une partie des gauches françaises, comme l’a montré le travail collectif mené par Marc Lazar durant les années 2010 ? Celle-ci apparaissait clairement dans la défiance du PCF et de la CGT vis-à-vis du modèle yougoslave ; elle existait en filigrane dans le socialisme français. Certains acteurs comme Force ouvrière y furent tout aussi rétifs. Pour reprendre l’expression d’un de ses défenseurs dans les années 1970, Pierre Rosanvallon, l’autogestion pouvait-elle durablement triompher dans un pays où l’État se vit comme le « tuteur du social » ?