Les luttes des diplômés chômeurs au Maroc

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SOURCE : Zones subversives

Les luttes des diplômés chômeurs au Maroc
Dans le contexte d’un régime autoritaire comme le Maroc, la contestation se heurte rapidement à la répression. Pourtant, un mouvement de diplômés chômeurs multiplient les actions et parvient à arracher quelques victoires partielles. 

 

Le mouvement des diplômés chômeurs parvient à perdurer au Maroc. Pourtant, dans un régime autoritaire, la répression demeure importante. Des militants sont incarcérés voire tués pendant des manifestations. Néanmoins, les diplômés chômeurs parviennent à obtenir des victoires sur certaines de leurs revendications.Après des études universitaires, il reste difficile de trouver un emploi. Les réformes libérales ont affaibli le secteur public et administratif qui reste le principal débouché professionnel. Ensuite, les réseaux personnels et le « piston » restent indispensables.

Les mouvements pour les droits se développent au Maroc. Ces luttes sectorielles restent moins réprimées car elles ne remettent pas en cause les fondements du régime. Elles n’attaquent pas les lignes rouges qui sont Dieu, la patrie et le roi. La lutte pour le droit à l’emploi devient alors plus facilement tolérée. La sociologueMontserrat Emperador Badimon présente son enquête sur ce mouvement dans le livre Lutter pour ne pas chômer.

 

 

Militants et diplômés chômeurs

 

Le mouvement des diplômés chômeurs émerge au début des années 1990. Cette lutte est portée par des étudiants d’extrême-gauche. Les universités incarnent alors la modernisation du Maroc. « Pour les militants des organisations d’extrême-gauche, il n’y aurait de chômage plus injuste que celui des personnes diplômées, censées incarner les espoirs d’amélioration des conditions du peuple marocain », décrit Montserrat Emperador Badimon. L’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM) incarne l’opposition de la gauche radicale à l’autoritarisme d’Hassan II. La lutte contre le chômage permet alors de critiquer le régime. Les réseaux militants de l’UNEM se prolongent à travers l’engagement dans l’Association nationale des diplômés-chômeurs du Maroc (ANDCM).

Durant les années 1970, l’UNEM reste contrôlée par l’extrême-gauche. Le syndicat étudiant dénonce le réformisme et l’attentisme de la gauche traditionnelle à l’égard du régime. Des marxistes-léninistes, des maoïstes et des guévaristes se regroupent dans l’UNEM. Mais des dirigeants du syndicat sont emprisonnés par le régime. L’extrême-gauche incarne l’opposition la plus résolue à la monarchie. Durant les années 1980, les islamistes prennent le contrôle de l’UNEM. Mais la gauche radicale reste présente à travers des groupes non coordonnés. « La référence commune entre ces cellules éclatées est l’approche insurrectionnelle ainsi que le refus de toute forme d’institutionnalisation », précise Montserrat Emperador Badimon.

Durant les années 1990, les militants gauchistes s’engagent dans la cause des diplômés chômeurs. Les rivalités idéologiques doivent s’atténuer autour d’un enjeu concret. Ensuite, les militants sont issus de la classe moyenne déclassée et sont directement concernés par le problème du chômage. Mais ils ne veulent pas élargir la lutte au-delà de la défense des diplômés pour rendre cette cause plus légitime aux yeux du régime.

 

Les diplômés chômeurs s’adressent à l’Etat. Ils dénoncent l’injustice de ne pas obtenir d’emploi dans l’administration malgré leurs études. La protestation devient même une voie efficace d’insertion professionnelle. Les diplômés chômeurs expriment une déception face à l’impossibilité de satisfaire des attentes de promotion sociale et d’épanouissement professionnel.

Les causes de l’engagement sont diverses. Les réseaux militants issus du syndicalisme étudiant ou les amis favorisent le militantisme. Les échecs professionnels et l’efficacité de la lutte sont les raisons de la participation de personnes éloignées du militantisme. Ensuite, l’engagement favorise une nouvelle sociabilité et permet des rencontres amoureuses.

 

 

Organisation du mouvement

 

Le mouvement des diplômés chômeurs se compose de multiples organisations qui ne sont pas reconnues par l’Etat. L’engagement et l’implication des individus sont encouragés. L’assemblée reste l’espace central des débats et de la prise des décisions. Le bureau exécutif et les commissions de travail sont désignés par l’assemblée. Mais la parole reste monopolisée par des hommes issus de l’extrême-gauche et du mouvement étudiant. Les véritables prises de décisions sont prises de manière informelle par un petit groupe de militants qui maîtrisent les compétences relationnelles, rhétoriques et politiques. Ce qui ne favorise pas la participation du plus grand nombre. « Cela entraîne un sentiment d’aliénation et de dépossession, qui se traduit souvent par une attitude de désintéressement à l’égard du travail collectif », observe Montserrat Emperador Badimon.

Au sein de de l’ANDCM, un système de points doit encourager la participation du plus grand nombre. Mais cette discipline autoritaire repose sur la culpabilisation. Ce fonctionnement ne permet pas de comprendre les contraintes familiales qui empêchent l’engagement, notamment des femmes. La présence physique imposée n’empêche pas l’engagement minimal. Une commission de participation contrôle chaque personne. Les manifestantes qui portent des jupes ou du maquillage commettent des infractions. La discipline militante se confond avec le sexisme. Des « procès collectifs » peuvent même déboucher vers des exclusions.

Le mouvement des diplômés chômeurs se compose de diverses organisations. L’ANDCM exprime un discours politique d’extrême-gauche. D’autres collectifs préfèrent mettre en avant la dimension sociale plutôt que l’idéologie. Néanmoins, ces organisations restent corporatistes. L’ANDCM propose une analyse du chômage. Mais le capitalisme et le régime du Maroc sont également remis en cause. Les slogans de l’ANDCM contre la hausse des prix et la vie chère font échos aux autres luttes sociales. En revanche, d’autres groupes adoptent un discours plus modéré pour pouvoir négocier avec l’Etat.

 

Maroc : les diplômés chômeurs non-voyants passent à l’attaque

 

Pratiques de lutte

 

Le mouvement des diplômés-chômeurs multiplient les actions et les manifestations. La répression reste incertaine et variable. Les grands mouvements du 20 février en 2011 et le Hirak dans le Rif en 2016 et 2017 subissent une violente répression. Mais les collectifs plus sectoriels sont davanatage tolérés. Ensuite, l’appel au roi suscite moins de répression que la critique du régime.

Les actions de l’ANDCM peuvent faire l’objet de charges policières violentes. Les diplômés-chômeurs de troisième cycle, plus modérés dans leur discours, subissent moins la répression. Les manifestations se déroulent devant les bâtiments des institutions. Le Parlement à Rabat reste un lieu privilégié. Des manifestations peuvent également partir des quartiers populaires pour renouer avec la mémoire des grèves et des émeutes des années 1980 et du début des années 1990 dont ses endroits sont le point de départ.

Des occupations et des sit-in sont également organisés. Les diplômés-chômeurs peuvent également bloquer des routes et des axes de circulation. Mais les militants peuvent être rapidement refoulés par des interventions des forces de l’ordre. « La tactique cumulative qu’explique la récurrence des manifestations se fonde sur l’hypothèse qu’un enchaînement des perturbations et l’agacement provoqué par les manifestations sur la voie publique feront réagir les autorités, pour le meilleur et pour le pire », décrit Montserrat Emperador Badimon. Les militants se mettent en scène et semblent séparés du reste de la population.

 

Des diplômés-chômeurs peuvent également occuper les toits de bâtiments publics. Ils peuvent se lancer dans des grèves de la faim. Des tentatives de suicide s’apparentent à des actes politiques avec des messages médiatiques. Le suicide de Mohamed Bouazizi a déclenché la révolte en Tunisie en octobre 2010. Mais ces actes ne sont pas nouveaux.

En 1991, l’occupation d’un complexe artisanal par l’ANDCM permet d’obtenir des postes dans la fonction publique. La protestation permet de rendre visible le problème du chômage, mais elle ne débouche pas toujours sur des embauches. Le succès de la lutte dépend également des calculs des décideurs publics. L’Etat alterne entre répression et négociation.

 

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Jonction des luttes

 

A partir de 2011, le mouvement du 20 février et des coordinations locales contre la vie chère mettent en lumière la question sociale et la corruption de la classe politique. Ces révoltes ont permis de faire pression sur le régime qui a dû engager des réformes. Les Hirak de 2017 et de 2018 renouent avec cette contestation. Les pratiques de lutte des diplômés chômeurs ont favorisé un retour de la rue.

L’ANDCM participe à l’espace des mouvements sociaux et à la gauche altermondialiste. Elle participe à des Forums sociaux. Elle entretient des liens avec ATTAC, AC ! en France et la CGT andalouse. Les diplômés chômeurs participent également aux mouvements locaux contre la vie chère qui éclatent entre 2005 et 2010. Des vagues de protestation éclatent dans les provinces du Sud avec des refus de payer les factures d’eau et d’électricité.

Une importante manifestation marche vers le siège de la société publique de distribution d’eau. « Les actions de rue récurrentes des groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s depuis des années ont sûrement fait apparaître l’investissement protestataire de l’espace public comme quelques chose de “faisable” », analyse Montserrat Emperador Badimon. Pour les diplômés chômeurs, la participation à une mobilisation multisectorielle permet d’augmenter la pression sur les autorités pour satisfaire leurs propres revendications.

 

Les diplômés chômeurs participent au mouvement du 20 février en 2011. Ils influencent ce mouvement contestataire qui relie la question sociale à la critique de la corruption politique. Mais les diplômés chômeurs restent tiraillés entre la participation à une révolte sociale et l’amélioration individuelle de leur situation. Les diplômés chômeurs doivent limiter leurs discours et leurs actions pour négocier des postes auprès des institutions. « Le discours militant sur le droit au travail et la critique d’un Etat qui recrute sur des bases népotistes coexiste avec l’acceptation d’accords d’embauche fondés sur des critères obscurs », observe Montserrat Emperador Badimon.

Les diplômés chômeurs peuvent être perçus comme une catégorie corporatiste et non solidaire, voire comme un allié instable et opportuniste. Une partie des diplômés chômeurs, notamment ceux du troisième cycle, tiennent à se démarquer du mouvement du 20 février et signalent que leurs revendications n’ont rien à voir. Inversement, les personnes qui participent au mouvement du 20 février se moquent des diplômés chômeurs pour leur collaboration avec le régime. Au contraire, au cours de la révolte en Tunisie, les diplômés chômeurs apparaissent comme un catalyseur de la contestation.

 

 

Limites d’un mouvement

 

Montserrat Emperador Badimon propose une étude approfondie sur le mouvement des diplômés-chômeurs au Maroc. Elle s’appuie sur une enquête de terrain avec l’observation de l’organisation et des pratiques de lutte de ce mouvement. L’universitaire propose également une analyse qui s’appuie sur la riche sociologie des mouvements sociaux. Cette approche lui permet de penser les conditions objectives de la mobilisation et de se pencher sur des profils militants. Néanmoins, la sociologie semble démunie pour comprendre les révoltes spontanées comme le mouvement du 20 février.

Montserrat Emperador Badimon montre bien les limites de ce mouvement des diplômés chômeurs au Maroc. L’ANDCM propose un profil contestataire mais très militant. Sa discipline et son idéologie marxiste-léniniste empêchent la mobilisation de chômeurs qui luttent avant tout par rapport à leurs conditions de vie. Les diplômés-chômeurs de troisième cycle illustrent encore davantage les limites de ce mouvement. Ils incarnent le point de vue de la classe moyenne. Ils se refusent à remettre en cause l’exploitation mais se contente de revendiquer une meilleure place dans la société capitaliste.

Ce qui les conduit à privilégier la négociation avec le pouvoir. Cette petite bourgeoisie intellectuelle insiste sur la valorisation de ses diplômes. Ce mouvement insiste sur le droit au travail et recherche une reconnaissance plutôt qu’il n’incarne une critique du capitalisme. Cette catégorie sociale tient à se distinguer des grèves ouvrières et des autres chômeurs. Sa protestation reste fortement encadrée et policée. Montserrat Emperador Badimon estime que ce mouvement permet de canaliser la révolte et d’encadrer la lutte. Ce qui permet d’éviter des explosions sociales beaucoup plus sauvages et incontrôlables.

Ensuite, le mouvement des diplômés chômeurs reste une lutte sectorielle. Certes, des militants d’extrême-gauche s’emparent de cette cause pour porter une critique plus globale du capitalisme et du régime autoritaire. Néanmoins, un mouvement qui se limite aux diplômés chômeurs porte peu de possibilité d’un renversement de l’ordre existant. Ce n’est qu’une révolte globale qui peut permettre d’attaquer l’Etat et le capitalisme. Le mouvement du 20 février permet un soulèvement d’une partie de la population, dans le contexte des Printemps arabes. Néanmoins, c’est l’ensemble du prolétariat qui doit rentrer dans la lutte à travers des grèves et des blocages. Les diplômés chômeurs permettent au contraire une agitation limitée et contrôlée qui peut même empêcher un véritable embrasement de la colère sociale.

 

Source : Montserrat Emperador Badimon, Lutter pour ne pas chômer. Le mouvement des diplômés chômeurs au Maroc, Presses universitaires de Lyon, 2020

 

Articles liés :

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Retour sur la révolte tunisienne

Les révolutions arabes depuis 2011

L’insurrection du peuple algérien

 

Pour aller plus loin :

Vidéo : Maroc: les diplômés dans la rue contre le chômage, mis en ligne par l’AFP le 10 décembre 2011

Articles de Montserrat Emperador Badimon publiés sur le portail Cairn

Montserrat Emperador Badimon, Diplômés chômeurs au Maroc : dynamiques de pérennisation d’une action collective plurielle, publié dans la revue L’Année du Maghreb III en 2007

Montserrat Emperador Badimon, BEININ Joel Workers and Thieves: Labor Movements and Popular Uprisings in Tunis and Egypt, publié dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée 144 en 2018

Marouane, Maroc : Quelques éléments de la situation politique, publié sur le site du CADTM le 17 mai 2017

Solidarité avec l’Association Nationale des Diplômés Chômeurs du Maroc (ANDCM), publié sur le site de la Confédération nationale du travail (CNT), le 16 mai 2016

LA CGT-e veut montrer sa solidarité avec les prisonniers de l’ANDCM de Ben Guerir, publié sur le site de la Fondation Besnard le 6 septembre 2011


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