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SOURCE : Le Comptoir
Les riches font-ils le bonheur de tous ? Telle est la question qui sert de titre à un petit livre de Zygmunt Bauman, paru en 2013. À cette question, Bauman répond par la négative. À ses yeux, l’idée selon laquelle la richesse des riches profitent à tous n’est qu’un mensonge ne servant qu’à justifier l’inégalité.
Parmi les nombreuses citations que livre Bauman dans son ouvrage, il en est une émanant d’une personnalité politique qu’il apprécie sans nul doute assez peu. Il s’agit d’un extrait d’un discours de Margaret Thatcher : « J’ai envie de dire, laissons nos enfants grandir et laissons certains grandir plus que d’autres s’ils en ont la capacité. Car nous devons bâtir une société dans laquelle chaque citoyen sera à même de développer tout son potentiel, à la fois pour son propre bénéfice et pour l’ensemble de la communauté. » Bauman relève le postulat implicite du discours de la « Dame de fer » britannique : « la supposition selon laquelle chaque citoyen servirait « l’ensemble de la communauté » quand il agit pour « son propre bénéfice ». » Mais Thatcher ne fait finalement ici que suivre ce qui constitue aux yeux de Bauman « une des principales justifications morales de l’économie de marché, à savoir que la recherche du profit individuel est le meilleur moyen d’assurer le bien commun. » La richesse des riches se trouve ainsi justifiée par l’idée qu’elle « ruissellerait » vers les pauvres.
Prendre la mesure de l’inégalité
Cette justification morale est cependant largement frauduleuse. On ne compte plus les études démontrant que les richesses produites ne « ruissellent » absolument pas des riches vers les pauvres, mais sont au contraire toujours plus accaparées par une petite caste de ploutocrates, avec pour conséquence un accroissement sans précédent des inégalités. Comme le note Bauman : « presque partout dans le monde, les inégalités croissent de façon rapide. Les riches, et particulièrement les très riches, deviennent plus riches encore, tandis que les pauvres, et surtout les plus pauvres, deviennent encore plus pauvres. » De ce creusement des inégalités résulte dans les pays développés une importante mutation sociale : « la dégradation des « classes moyennes » en « précariat » ».
« Le dogme attribuant aux riches le mérite de rendre service à la société en devenant encore plus riches n’est qu’un mélange de mensonge délibéré et d’aveuglement moral. »
Pour appuyer ses propos, Bauman livre un certain nombre de statistiques totalement surréalistes, et qui sont de plus probablement dépassées aujourd’hui. Il rappelle ainsi qu’en l’an 2000, 1% des plus riches possédait 40% de la richesse mondiale ; qu’en 2013 le revenu moyen au Qatar, le pays le plus riche, était 428 fois supérieur au revenu moyen au Zimbabwe, le pays le plus pauvre ; qu’aux États-Unis, le revenu moyen des 10% les plus riches est 14 fois supérieur au revenu moyen des 10% les plus pauvres. Durant les trente dernières années, le revenu moyen des 50% des Américains les plus pauvres a augmenté de 6%, alors que celui du 1% le plus riche a augmenté de 229%. Le salaire moyen du directeur d’une grande entreprise américaine était 12 fois supérieur à celui d’un ouvrier en 1960, 35 fois en 1974, 42 fois en 1980, 84 fois en 1990.
La crise économique de 2007, loin de frapper tout le monde uniformément et aveuglément, n’a absolument pas ralenti ce creusement des inégalités. Aux États-Unis encore, alors que des millions de personnes payaient le prix fort pour les illusions que leur avaient vendues les banques, le nombre de milliardaires a atteint le nombre record de 1 210. Bauman rajoute : « Leur richesse cumulée est passée de 3 500 milliards en 2007 à 4 500 milliards en 2010. » Une augmentation de 1000 milliards de dollars qui, au plus fort de la crise, n’a absolument pas « ruisselé », mais qui prouve en revanche que la crise ne fut pas la crise pour tout le monde. Comme le dit Bauman, la « main invisible du marché » est peut-être invisible « mais on sait avec certitude à qui elle appartient et qui en dicte les gestes ».
À la suite de ces chiffres tous plus incroyables les uns que les autres, le jugement de Bauman tombe tel un couperet : « le dogme attribuant aux riches le mérite de rendre service à la société en devenant encore plus riches n’est qu’un mélange de mensonge délibéré et d’aveuglement moral. » Pourtant, ce « dogme » est, assez étonnamment, encore fort répandu et bien peu critiqué. C’est qu’il ne fonctionne pas de manière isolée. Ce grand mensonge est lui-même soutenu par d’autres petits mensonges, que Bauman dénonce : la croissance, la consommation, le caractère naturel de l’inégalité, et la rivalité.
Les clés du bonheur capitaliste
Le prix Nobel d’économie Robert Lucas (1995) affirmait en 2003 que la dérégulation des marchés financiers était la meilleure façon de prévenir les crises économiques. L’histoire se chargea de lui donner tort. Son erreur de jugement s’inscrivait dans la croyance plus générale selon laquelle la croissance économique est la solution à tous les problèmes, et doit donc être l’objectif fondamental de toutes les sociétés humaines. Bauman note que cette croyance est en réalité relativement récente, et que par le passé, les économistes eux-mêmes considéraient au contraire la croissance comme un moyen et non comme une fin. Il cite à ce propos l’économiste John Maynard Keynes : « Le jour est proche où les problèmes économiques passeront à l’arrière-plan, c’est-à-dire à leur véritable place, et que la sphère de l’esprit et du cœur sera occupée ou réoccupée par nos problèmes réels : ceux de la vie et des relations humaines, de la création, du comportement et de la religion. »
Mais Bauman relève également à quel point l’espérance de Keynes a été trompée : « Plus de soixante années ont passé depuis Keynes. Ces décennies ont été marquées par un capitalisme débridé, une course à l’argent pour lui-même. Pendant cette chasse, l’idée du bien commun, comme instrument de construction d’une société faisant accueil aux demandes diverses et multiples d’une vie humaine valant la peine d’être vécue, a été négligée et abandonnée. » La recherche de la croissance économique a ainsi remplacé la recherche du bien commun comme idéal et comme objectif de la société. La mesure du PNB en est venue à être considérée comme une mesure de la prospérité collective, oubliant au passage que par exemple aux États-Unis, depuis 2007, 1% de la population a capté 90% de l’augmentation du PNB. L’élévation de la croissance économique au rang d’idéal social ne fait ainsi que permettre d’escamoter le problème de la répartition des richesses produites, et justifie moralement les « faiseurs de croissance » censés assurer le bien commun en poursuivant leurs propres intérêts.
« Les richesses produites ne « ruissellent » absolument pas des riches vers les pauvres, mais sont au contraire toujours plus accaparées par une petite caste de ploutocrates. »
Le mensonge faisant de la croissance la clé du bonheur collectif va de pair avec celui faisant de la consommation la clé du bonheur individuel. « Le chemin du bonheur passe par les magasins », tel est le cœur de la propagande publicitaire qui sature littéralement notre vie. Comme le dit Bauman à propos de ces messages publicitaires que nous entendons et voyons par centaines quotidiennement : « Qu’ils visent nos facultés intellectuelles, nos émotions ou nos désirs inconscients, ils promettent, suggèrent et intiment à chaque fois le bonheur incarné par l’acquisition, la possession et la jouissance de produits marchands. » La capacité à consommer devient ainsi la mesure du bonheur, d’une vie réussie, et finalement de la valeur même des gens. Cet idéal consumériste a pour effet de diviser la société en deux groupes : ceux qui consomment et qui donc valent quelque chose, et ceux qui, par manque de ressources, ne peuvent consommer et ne valent donc rien. Si les membres du deuxième groupe ne peuvent consommer, c’est donc avant tout à cause d’eux-mêmes, de leurs défauts, de leur échec dans la vie causé par « le manque ou l’insuffisance de talent, de travail ou de ténacité. » Les inégalités se retrouvent justifiées par cette façon de voir les choses, y compris souvent aux yeux de ceux-là mêmes qui en sont victimes. Ces derniers en viennent à intérioriser leur infériorité sociale, accumulant une colère motivée avant tout par leur exclusion de l’orgie consumériste, et non par une contestation des inégalités sociales. L’idéal consumériste martelé par la publicité omniprésente neutralise ainsi par avance toute revendication égalitaire : « Une fois confirmé et couronné par le consentement des victimes de l’inégalité elles-mêmes, le verdict de culpabilité empêche la contestation nourrie par l’humiliation de se recycler en revendication d’une vie différente et gratifiante, dans une société organisée d’une toute autre façon ».
Une insulte faite aux loups
Bauman remarque que le modèle consumériste a aussi un important effet anthropologique. Nous en venons à considérer le monde et tout ce qu’il contient comme autant d’objets de consommation, y compris les autres personnes. Or, la relation entre consommateurs et biens de consommation ne constitue pas franchement un modèle pour les relations interpersonnelles : « les premiers n’attendent des seconds que la satisfaction de leurs besoins, de leurs désirs et de leurs volontés, et les seconds n’ont de sens et de valeur qu’en fonction de leur capacité à satisfaire ces attentes. » La transformation de la relation interpersonnelle en relation consommateur-consommable est « majoritairement responsable de l’actuelle fragilité des liens humains et de l’instabilité des associations et des partenariats humains. » Le consumérisme change ainsi le monde en un endroit « hostile à la confiance, à la solidarité et à la coopération », un monde « saturé de suspicion » et où « tout le monde est suspect. » Nier ou excuser cette nouvelle réalité sociale en arguant que depuis toujours « l’homme est un loup pour l’homme » est, comme le dit Bauman « une insulte faite aux loups. »
« L’idéal consumériste martelé par la publicité omniprésente neutralise ainsi par avance toute revendication égalitaire. »
Une fois intériorisée ce principe de la « guerre de tous contre tous », nous en venons à considérer comme parfaitement normal qu’il y ait des gagnants et des perdants, et même des très grands gagnants et des très grands perdants. Les premiers gagnent car ils sont les plus forts dans cette lutte de tous contre tous, et ils ont donc le droit légitime d’avoir infiniment plus que les autres. Nous en venons ainsi à accepter les inégalités les plus absurdes. Cependant, Bauman, avec une ironie certaine, émet quelques doutes sur le fait que les « gagnants » du système soient nécessairement les meilleurs : « l’idée que la hausse de plus de 4000% de la rémunération moyenne des cadres dirigeants britanniques au cours des 30 dernières années serait due à une augmentation proportionnelle du nombre et des capacités de ces « talents naturels » défie certainement les croyances même des plus crédules d’entre nous ».
En définitive, une question se pose : quel niveau d’inégalité la communauté politique, la cité, peut-elle endurer avant de se déliter. Nous voyons déjà les riches commencer à faire sécession du reste de la société, se claquemurant dans des quartiers séparés, protégés par de véritables polices privées. Nous pouvons bien parler tout notre soûl de « vivre-ensemble », mais aucune cité n’est véritablement possible sans un degré important d’égalité sociale. L’occultation de cette vérité fondamentale est peut-être finalement l’effet le plus pervers de la théorie du « ruissellement ».
Grégoire Quevreux
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- « Choisir son identité dans un monde liquide ? », article de Stanislas d’Oranano dans la revue Raison présente
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