“Que dit Rossanda ?”

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SOURCE : Contretemps

Rossana Rossanda s’en est allée, témoin curieuse et jamais résignée du 20e siècle – dont les chroniques, conçues dans le grand chaos de l’histoire communiste, étaient pensées pour faire l’histoire.

On dit que, longtemps, à Il Manifesto, journal communiste historique, on entendait la rengaine suivante : « Valentino est-il là ? Luigi écrit-il ? Que dit Rossana ? ». Ce trio était composé de Valentino Parlato, Luigi Pintor et Rossana Rossanda. La dernière des trois nous a quitté hier [20 septembre 2020] à 96 ans, après une longue vie dans le camp de la gauche et des idéaux communistes pour lesquels elle a combattu. En sortant toujours à la fin vaincue.

Pour de nombreuses générations, Rossana Rossanda a été une « bonne enseignante » (buona maestra), quelqu’un de qui on apprenait toujours, même quand on n’était pas d’accord avec elle. Car il est évident qu’elle a toujours défendu ses idées de manière sérieuse, avec de la retenue, de l’intelligence et un regard ample. Ce regard si incisif et sévère, si dense par la vie passée dans la longue ascension que connut la société italienne après la seconde guerre mondiale et ensuite meurtri par la courbe descendante et la défaite, tant personnelle que collective, accumulée durant les dernières décennies du siècle passé.

L’ouvrage La ragazza del secolo scorso – titre de ses mémoires parues en 2005 [aux Editions Einaudi][1] – s’arrêtant en 1969, année de la naissance de la revue Il Manifesto, son legs le plus précieux, et de son expulsion du Parti communiste italien (PCI) – fut longtemps attendu, mais identifié à sa défaite personnelle. Et la vie de Rossana Rossanda s’inscrit pleinement dans l’histoire de ce siècle qu’elle a vécu depuis 1924, l’année de sa naissance à Pola (Croatie, auparavant en Yougoslavie, ultérieurement en Italie). De là à Venise, après le tremblement de terre de 1929, puis à Milan, où elle étudie la littérature, mais rencontre le marxisme de Antonio Banfi[2], un maître très important pour elle, qui certainement « n’a pas connu le communisme à la maison ». Banfi « était le contraire du déterminisme auquel on réduit Marx, le contraire d’une théologie ». Il transmet à Rossana Rossanda une pensée critique et non ossifiée et c’est avec cette pensée qu’après l’apprentissage de la Résistance – comme petite estafette entre Milan et Côme, où elle avait été évacuée, et d’où en train elle peut faire circuler des paquets et des messages clandestins – elle entre au PCI, dans ces sections « où l’on descendait pour dessiner l’autre histoire, cette sortie victorieuse de la Résistance qui n’a pas vaincu ». Le Parti communiste que connaît Rossana est le parti « lourd » qui va s’affaiblir dans les années 1970 et 1980, mais qui est alors peuplé d’hommes et de femmes pour qui « leurs propres affaires cessaient de leur paraître fortuites ou désespérantes et prenaient un sens propre dans un cadre mondial d’avancées et de reculs ».

Ensuite, il y avait les groupes dirigeants, les responsables élus, dont elle fera aussi partie, mais elle appartenait à « ceux du sous-sol, qui passaient de maison en maison pour recueillir les bulletins d’adhésion et formaient une autre société à l’intérieur de la société ». « Le pays à l’intérieur du pays », dont parlera dans les années 1970 Pier Paolo Pasolini[3], qui marque une histoire difficile à comprendre avec les yeux d’aujourd’hui, mais qui laisse sa trace dans l’imaginaire et les expériences de ceux qui, comme Rossana, se préparent à réaliser leur intervention directe dans le monde. Confiante dans le futur, comme toute sa génération, qu’elle soit communiste ou socialiste.

Dès lors, elle commence en 1947 le « travail politique », dans un premier temps en tant que responsable de l’Association pour les relations culturelles entre l’Italie et l’Union soviétique (un destin sarcastique, si nous prenons en considération ce qui se passera ensuite), puis avec un peu de travail ouvrier aux portes de l’entreprise Autobianchi (à Milan), et finalement le point d’arrivée naturel pour qui entre à l’université à 17 ans grâce à une moyenne de huit et à ses dons intellectuels: : « Je devais sortir la Maison de la culture des ruines de 1948 », écrit-elle dans ses mémoires.

Avec la défaite des forces de gauche et la victoire décisive de la Démocratie chrétienne, l’année 1948 constitue un coup très dur pour ceux qui pensaient pouvoir diriger le pays après les débâcles de la guerre et la nécessité de la reconstruction. Le PCI met un certain temps à surmonter cette défaite et, à Milan, les sous-sols des sections populaires et le travail dans les fabriques ouvrent un chemin ambitieux et sans doute décisif. Aussi parce que le cadre que choisit le PCI avec Rossanda est celui de l’unité avec toute la gauche et avec les laïcs.

Dans cette Maison de la culture, on lisait tout, Brecht avec Enrico Rame, le frère de Franca, Vittorio Gassman y passait et « Strehler était de la maison ». Se forge ainsi le profil politique et culturel déjà tracé par Banfi et par le critique d’art Marangoni à l’université. Immergée dans le bouillon de la culture communiste marquée par le jdanovisme, qui soufflait depuis Moscou, et par le réalisme socialiste, avec une intervention directe du Parti dans la culture et dans l’art, Rossana construisait à l’inverse une pensée autonome, libre, bien que toujours respectueuse de la maison commune dans laquelle elle militait et qu’elle respectait. Un dédoublement qui marquera sa biographie et qui constitue, au fond, le tissu d’une âme inquiète à la recherche d’une recomposition du conflit intérieur.

Le fil se rompt en 1956 avec le rapport Khrouchtchev qui fait connaître les crimes de Staline dans une tentative déjà tardive du régime soviétique de retrouver un chemin d’innovations et de réformes. S’ensuit l’occupation soviétique de Budapest et la répression sanglante du soulèvement hongrois. A cette époque, écrit-elle, « l’âge de l’innocence était terminé ». « Franco Fortini[4] m’a télégraphié : « J’espère que les ouvriers vous casseront la figure ». Fidèle au parti, elle fait en sorte que la Maison de la culture soit toujours ouverte, elle n’échappe pas à la confrontation, « mais dans le parti rien n’a plus jamais été pareil ». « Les communistes qui se font haïr ont toujours tort ». C’est à cette époque, à l’âge de 32 ans, qu’arrivent ses premiers cheveux blancs, trait distinctif d’une existence, signe d’une sagesse immortalisée dans un visage qui est l’enfant d’une douleur personnelle et politique aiguë.

Quelque chose se brise, mais la vie politique continue, le travail culturel aussi. Dans ces années, on discute avec Sartre et Adorno, Feltrinelli publie le Docteur Jivago, dans le but aussi de « le faire payer à l’URSS »[5]. La décennie la plus intéressante est sur le point de commencer, les habitudes et les idées changent, une nouvelle génération politique fait irruption sur la scène avec arrogance. Rossana s’en rend compte, le PCI – immergé dans ses rituels bureaucratiques et dans les sourds affrontements de son appareil – beaucoup moins. Mais c’est toujours le grand parti des ouvriers et du peuple, qui fait un grand bond politique en 1963 et à nouveau en 1968. Rossana est élue députée dans la législature qui voit se former le gouvernement de centre-gauche dirigé par Aldo Moro ; elle devient responsable nationale de la culture, on lui confie les relations avec les intellectuels. Elle déménage à Rome, elle connaît le groupe dirigeant, elle a une relation pas banale avec Palmiro Togliatti.

La référence à l’URSS « tacitement abandonnée » et la décennie de transformations est abordée avec un riche débat, bien qu’en dernière instance incapable de marquer réellement ce temps : « A la fin, dans les années 1960, il nous est arrivé à moi et à de nombreux camarades la même chose qu’au lézard à qui le chat a mordu la queue : elle repousse ».

Au sein du PCI, Rossana est une dirigeante, mais elle est considérée comme telle à grand peine, la « plus jeune parmi les hommes du PCI ». La condition de femme dans un environnement d’hommes est pesante, mais elle est nommée membre du mythique Comité Central. Elle travaille avec quelques jeunes, dont les noms sont destinés à occuper des postes de premier plan : Achille Occhetto, Sandro Curzi, Lucio Magri, « la resplendissante Luciana Castellina », mais aussi Alfredo Reichlin ou Sergio Garavini. Certains d’entre eux marqueront l’histoire des années 1980 et 1990, souvent fustigés et critiqués par Rossanda. Ainsi, celle-ci s’opposera à la décision d’Occhetto de changer le nom du PCI et ne s’est jamais enthousiasmée pour Rifondazione Comunista, initialement dirigée par Garavini.

Le travail culturel l’enthousiasme, elle tente de renouer les relations avec le parti, en s’efforçant de clore la « période de l’art prolétarien » [conforme aux consignes de l’ère stalinienne]. Elle navigue entre Cesare Luporini et Galvano Della Volpe, entre Lucio Colletti[6] – quand celui-ci était encore marxiste – et un Louis Althusser, « robuste sportif en tweed », l’unique voix du PCF qui s’avérait intéressante.

Mais le PCI n’était pas celui de Rossanda, ses fréquentes conversations avec Togliatti – qui avait « une longue queue dans le passé » – le confirmaient. Certes, « Le Meilleur » (surnom de Palmiro Togliatti à cette époque) lui permit de publier dans Rinascita la fameuse lettre écrite en 1926 par Antonio Gramsci, dans laquelle le secrétaire du PCI critiquait le PCUS pour la manière dont celui-ci avait traité Trotsky, accompagnée d’une réponse de Togliatti[7] : « J’ai aussi la note que Gramsci m’a laissée comme réponse. Publions tout ». Et tout fut publié, mais il ne resta pas trace de ce débat dans l’histoire du PCI, rien ne se produisit.

Les nœuds sont sur le point d’être dénoués. Après la mort de Togliatti, en 1964, s’ouvre une guerre interne, pas tellement pour la succession – dont, après la transition de Luigi Longo, tous imaginaient qu’elle devait être confiée à Enrico Berlinguer – mais plutôt pour la ligne politique. D’une part, il y avait la proposition de Giorgio Amendola et Giorgio Napolitano en faveur de l’unification avec le Parti socialiste italien (PSI), une manière de dire qu’il fallait s’inscrire dans le cadre politique du centre-gauche ; d’autre part, l’idée du « nouveau modèle de développement », défendue par Pietro Ingrao, plus attentive aux nouveaux mouvements et à la conflictualité ouvrière[8]. Avec Magri, Pintor, Aldo Natoli et d’autres, Rossana choisit Ingrao, qui néanmoins « ne fonctionna jamais comme le chef d’un courant, ne calcula pas ses mouvements, ne fit pas bouger ses fantassins, et ne les défendit pas quand ils étaient mangés ». Et Ingrao perdit la partie, avec tous ses partisans qui furent marginalisés, sans aucune perspective dans le parti, « écartés de toute fonction dans l’appareil central ou périphérique ».

Le PCI semble un éléphant assommé, il ne profite pas de la période 1967-1969, il est immobile et, lors de la seconde invasion, celle de la Tchécoslovaquie, tout en condamnant l’URSS, il se borne à parler de « tragique erreur ». Lors du congrès de 1968, Rossanda intervient parmi les très rares délégués opposés à la majorité du parti : « Nous sommes réunis ici, alors que l’armée d’un pays qui se dit socialiste occupe un autre pays socialiste ». La délégation soviétique, avec d’autres – dont la vietnamienne -, quitte la salle. Berlinguer dit à Rossanda derrière la tribune : « Tu as fait une erreur, tu ne sais pas comment ils sont. Ce sont des bandits ». Et ce « ils », c’était les Soviétiques.

Mais la rupture est engagée et, quand Pintor, Castellina, Magri, Parlato, Eliseo Milani et d’autres décident de relancer, de faire ce que tout intellectuel désire faire, c’est-à-dire créer une revue… le parti décide que la ligne rouge a été franchie. L’expulsion des dissidents est votée, ils doivent chercher un autre lieu, car il a été décidé qu’aucun débat interne ne pouvait être toléré. Même Pietro Ingrao vote en faveur de l’expulsion des dissidents, qui sont appuyés par Beppe Chiarante, Cesare Luporini, Achille Occhetto ou Sergio Garavini. « Nous n’étions plus des leurs, des nôtres ». Il Manifesto naît, avec pour titre du premier numéro de la revue « Prague est seule »[9]. Rossanda était aussi seule, mais animée à ce moment par une forte confiance dans un futur qui sera toujours marqué par ce qui était arrivé auparavant.

De gauche à droite, Lucio Magri, Luigi Pintor et Rossana Rossanda en 1969, lors du lancement d’Il Manifesto

Au sein de Il Manifesto, la vie est plus clairement saisie, en regardant vers cette vie précédente. « Que dit Rossanda ? », cette question renvoie à la valeur intellectuelle de la femme, à la clarté des références, au respect d’une idéologie qui réside précisément dans l’« histoire-maîtresse » [la storia maestra, pourvoyeuse de leçons], mais qui la corrige, la retouche, et demande une issue  différente, capable de se rénover et de retrouver des couleurs.

L’histoire de Il Manifesto dirigé par Rossana et celle des membres de sa génération est, en effet, cette histoire. Ce sera la tentative du parti politique Il Manifesto, comme l’un des divers groupes de la nouvelle gauche. Ce sera par la suite l’alliance avec le PdUP [Partito di Unità Proletaria per il Comunismo], dont Lucio Magri sera l’un des dirigeants. Mais tout cela se produit avec le regard toujours tourné vers la « maison commune » [le PCI], vers l’histoire passée, attentif à tout mouvement qui pourrait signaler un changement de trajectoire, une rectification.

Précisément, par l’intensité de cette relation avec ce monde et cette pensée, Rossana élabore son autre grande contribution à la compréhension de l’histoire contemporaine, lorsqu’elle insère les avatars des Brigades Rouges (BR) dans l’« album de famille » de la gauche communiste.

Les BR ne ressemblaient pas à l’ETA basque ou à l’Armée républicaine irlandaise (IRA), ni à la Rote Armee Fraktion (Fraction Armée Rouge-RAF) allemande ou aux guérillas latino-américaines. Elles sont, par contre – écrit Rossanda dans la préface à l’entretien avec Mario Moretti [principal dirigeant de cette organisation armée] réalisée avec Carla Mosca – « un produit des cultures et des états d’âme d’un pays industriellement avancé et nettement de gauche »[10]. Elles sont l’expression du Nord industriel, convaincues que le Parti communiste était « l’ensemble d’un ‘peuple communiste’, distinct de la ligne du secrétariat, de la direction, de son comité central ».

Il n’en sera pas ainsi, bien que durant une phase les forces se touchent et se chevauchent. En fin de compte, avec cette idée que le PCI serait quelque chose de distinct, selon qu’on le regarde depuis le sommet ou depuis la base, les expériences de la nouvelle gauche échouent aussi. Pour qu’il arrive quelque chose de nouveau, il faudra attendre le coup d’Occhetto [la liquidation du PCI en 1990], auquel Il Manifesto et Rossanda en particulier s’opposent avec force, mais sans s’engager dans l’aventure de Rifondazione Comunista. Tout comme Ingrao, dont l’intention de maintenir « dans le tourbillon » [expression qu’il utilisera pour justifier son adhésion au Partito della Sinistra (PDS) de Occhetto, après la liquidation du vieux PCI par ce dernier] deviendra célèbre.

Mais cette histoire sera celle d’un tourbillon, qui les emportera tous – les orthodoxes et les critiques –, un mouvement de dissolution de l’ensemble, qui se nourrira de fautes, d’illusions, d’erreurs de jugement, d’arrogances, d’inadéquations… Sur tout cela, Rossana écrira toujours au fil des ans dans des articles, des réflexions et des interventions. Mais toujours avec le regard de quelqu’un qui a déjà connu la défaite et sait qu’on ne peut rien y faire, donc avec un peu plus de désillusion même lorsque, avec les camarades de toujours et avec la Rivista del Manifesto, dirigée par Lucio Magri, elle tente de donner vie, en se tournant vers Rifondazione Comunista et d’autres âmes de la gauche, à une gauche alternative plus large et unitaire au côté des Démocrates de gauche, qui naviguaient déjà alors à toute voile vers le blairisme. Nous sommes aux débuts des années 2000 et cette nouvelle tentative échoue aussi.

Vu de la fin, cette histoire semble « très triste », comme la mort par suicide assisté de Lucio Magri, qu’elle accompagne en Suisse, amie et solidaire jusqu’à la fin. Lorsqu’en 2010 elle présente le livre Il sarto di Ulm (Le Tailleur d’Ulm)[11]lors d’un débat tenu à la Chambre des députés, une sorte de réunion avec notamment Alfredo Reichlin et Mario Tronti, elle reconnaîtra un mérite à Magri : avoir réaffirmé l’importance de 1917 comme ligne de partage non réductible à un désastre. Mais elle lui reprochera d’avoir fait trop de concessions dans son livre à l’URSS et de nombreuses concessions au togliattisme, y compris à la ligne prônée par Berlinguer du « compromis historique »[12]. Quelque chose à quoi elle s’opposa toujours : « Ce fut une grave erreur », affirmait Rossanda, car à cette époque, en Europe, non seulement le risque d’une dictature n’existait pas, mais l’on constatait l’effondrement des dictatures existantes, comme dans les cas du Portugal et de l’Espagne.

Lors de cette séance, elle proposa à nouveau ce que nous avons tenté de résumer dans les lignes précédentes : le déclin du PCI ne commence pas avec le compromis historique ou avec la phase qui suivit, entre l’enlèvement de Moro (1978) et la défaite de la FIAT[13] ; il commence au milieu des années 1960 – « les années décisives de l’histoire italienne d’après-guerre » – quand, face au dégel de la société, le PCI « se montre indécis » ; il ne sait pas aider les étudiants en 1968, il s’adapte au déclin ouvrier jusqu’à la défaite des années 1970.

Depuis 1971, date de la naissance du quotidien Il Manifesto, jusqu’à la rupture avec ce périodique – jamais réellement explicitée ou racontée d’une manière compréhensible -, Rossanda a cherché à se remettre de la défaite, à réorienter un parcours culturel et humain qui s’était consumé. Il Manifesto fut un compagnon décisif pour la politisation et la participation politique de générations entières, y compris dans les erreurs et les malentendus. Par-delà le maintien d’un point de vue rigoureux sur les questions décisives concernant la classe ouvrière, le rôle de la gauche, les avatars du communisme et du socialisme ou le débat international – l’édition spéciale d’Il Manifesto publiée après le coup d’Etat polonais contre Solidarnosc a été mémorable -, Rossanda a toujours également maintenu une vision cohérente des garanties constitutionnelles, s’engageant en première ligne contre le montage du procès du 7 avril[14], en défendant Toni Negri et en restant déçue par sa « fuite » (comme le rappelle Toni Negri lui-même dans son autobiographie). Et elle s’engagea à fond dans la défense de Enzo Tortora [condamné injustement par la justice italienne, sans garanties juridiques][15], en donnant publiquement, en 1984, son suffrage à l’ancien présentateur de télévision, candidat sur la liste des radicaux [le Partito Radicale, défenseur de nombreuses causes ignorées par la gauche traditionnelle, et plus particulièrement les droits civils] pour les élections européennes de cette année-là.

Il est impossible de reconstruire la quantité d’interventions et de prises de position de Rossana Rossanda. Il reste seulement le souvenir d’un morceau du 20e siècle qu’elle nous laisse après avoir vécu le choix exclusif et décisif pour un camp. « Un choix de raison. Il se peut que le fait d’avoir souffert dans ma propre enfance d’être arrachée à mes parents à cause du tremblement de terre de 1929 ait déterminé une intolérance à mener une vie dirigée par d’autres, une intolérance qui ne m’a pas abandonnée. Ce n’est pas une théorie, c’est une partie de moi-même. Comment supporter que la majorité de ceux qui naissent n’aient même pas la possibilité de penser qui ils sont, ce qu’ils feront d’eux-mêmes, [comment supporter] l’aventure humaine ainsi d’emblée consumée ».

Elle nous manquera énormément.

***

Traduction de l’espagnol Hans-Peter Renk revue par Stathis Kouvélakis d’après l’original italien publié sur le site de Jacobin Italia

L’ensemble des notes en bas de page est de Stathis Kouvélakis.

 

Notes

[1] Traduction en langue anglaise : The Comrade from Milan, Londres, Verso, 2010 ; malheureusement on attend encore sa traduction française.

[2] Figure importante de la philosophie italienne, Antonio Banfi (1886-1957) enseigna à l’université de Milan à partir de 1932 et fut vite considéré comme un pédagogue exceptionnel. Incarnant un « rationalisme critique » en dialogue avec la pensée allemande (surtout Husserl, Simmel et les néokantiens de l’école de Marbourg), il évolua par la suite vers le marxisme. Intellectuel antifasciste, résistant, il rejoignit le PCI en 1943 et fut élu sénateur communiste en 1948 et de nouveau en 1953. Pour une présentation de sa trajectoire cf. Livio Sichirollo, « Antonio Banfi, la culture italienne et l’Europe », Archives De Philosophie, vol. 52, n° 2, 1989, p. 267-278.

[3] « Il est certain qu’aujourd’hui la présence dans l’opposition d’un grand parti comme ce Parti communiste italien représente le salut de l’Italie et de ses pauvres institutions démocratiques. Le parti communiste italien est un pays propre à l’intérieur d’un pays sale, un pays honnête à l’intérieur d’un pays malhonnête, un pays intelligent à l’intérieur d’un pays idiot, un pays cultivé à l’intérieur d’un pays ignorant, un pays humaniste à l’intérieur d’un pays consommateur », Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires, Paris, Flammarion, 1976, p. 135.

[4] Franco Fortini (1917-1994) fut l’auteur d’une œuvre foisonnante qui couvre à la fois la poésie, la critique littéraire et culturelle, la traduction et l’essai politique. Longtemps engagé dans l’aile gauche du Parti socialiste italien, il fut également un collaborateur régulier d’Il Manifesto – ses articles ont été rassemblés en deux volumes sous le titre général Disobbedienze (Manifestolibri, Rome, 1988 et 1997).

[5] Le manuscrit du roman de Boris Pasternak, interdit de publication en URSS, put sortir du pays dans des conditions rocambolesques ; il fut confié à l’éditeur italien proche du PCI Giangiacomo Feltrinellli qui avait obtenu la confiance de Pasternak et le publia dans une traduction italienne en 1957, provoquant l’ire du PCI et des partis communistes, soviétique en tête, à travers le monde. Au cours des années 1960, Feltrinelli est de plus en plus attiré par la lutte armée, qu’il essaie de lancer, sur un mode guévariste, en Sardaigne, en 1968. Il entre lui-même dans la clandestinité, en fondant en 1970 les GAP (Groupes d’Action Partisane) et meurt en 1972, en essayant de dynamiter des pylônes électriques près de Milan, dans des circonstances qui restent controversées.

[6] Cesare Luporini (1909-1993), Galvano Della Volpe (1895-1968) et Lucio Colletti (1924-2001) furent trois figures majeures du marxisme critique italien de l’après-guerre et de l’intelligentsia communiste – le premier siégea même au Comité Central du PCI, où il s’opposa à l’exclusion de l’équipe d’Il Manifesto – tous trois se positionnant, de façon diverse, sur l’aile gauche du parti et se démarquant de ses théorisations dominantes. Colletti quitte le PCI en 1964 « sur sa gauche », avant de rompre de manière fracassante, en 1974, avec le marxisme et le communisme pour conclure une trajectoire politique de plus en plus droitière comme sénateur du parti berlusconien Forza Italia.

[7] Traduction française : « Au comité central du Parti Communiste d’Union Soviétique », suivi de deux lettres à Palmiro Togliatti, in Antonio Gramsci, Ecrits politiques, tome 3 : 1923-1926, Paris, Gallimard, 1980, p. 307-319.

[8] Dans la géographie interne du PCI de la période qui succède à la mort de Togliatti (1964) et jusque dans les années 1980, qui s’est caractérisée par un pluralisme interne relativement admis, on distingue une « droite », autour des « deux Giorgio » (Amendola et Napolitano – le second est devenu président de la République entre 2006 et 2015), un « centre », autour de Luigi Longo, Enrico Berlinguer et Alessandro Natta, et une « gauche », autour de Pietro Ingrao, dont le groupe d’Il Manifesto fit initialement partie.

[9] Traduction française : « Un an après : Prague est seule », in Il Manifesto. Analyses et thèses de la nouvelle extrême-gauche italienne, Paris, Seuil, 1971, p. 48-54.

[10] Traduction française : Mario Moretti, Brigades Rouges. Une histoire italienne. Entretien avec Carla Mosca et Rossanda, 2e éditions, Paris, Amsterdam, 2018.

[11] Traduction en langue anglaise : The Tailor of Ulm. Communism in the Twentieth Century, Londres, Verso, 2011.

[12] Enrico Berlinguer adresse la proposition du « compromis historique » au deux autres partis de l’arc constitutionnel-antifasciste, la Démocratie chrétienne (DC) et le Parti socialiste en 1973, suite au coup d’Etat de Pinochet au Chili. Selon Berlinguer, l’échec de l’Unité Populaire chilienne serait la preuve que la recherche d’une simple majorité de gauche (50%+1), qui était jusqu’alors la ligne du PCI, est insuffisante pour offrir une issue positive à la crise sociale et politique aigüe que traverse l’Italie. Dans le climat trouble créé par la « stratégie de la tension » poursuivie par l’extrême-droite et des secteurs de l’« Etat profond » depuis l’attentat de la Piazza Fontana (Milan, décembre 1969), une alliance plus large, qui s’adresse avant tout à la DC, est considérée comme nécessaire, en particulier pour faire obstacle aux tentatives putschistes que la classe dominante et ses alliés internationaux ne manqueraient pas d’entreprendre dans l’éventualité de l’accès des communistes au gouvernement.

[13] La grande grève de la FIAT, déclenchée en octobre 1980 suite au licenciement de 15000 ouvriers se solda par une défaite qui marqua la fin définitive du cycle des luttes ouvrières offensives entamée dans les années 1960.

[14] Le Procès 7 avril désigne la série de procès en Italie de 70 militants de la mouvance de l’ « autonomie ouvrière », interpellés le 7 avril 1979. Sur le banc des accusés se trouvent, entre autres, Toni NegriEmilio VesceOreste ScalzoneLanfranco Pace et Franco Piperno.

[15] Présentateur populaire de télévision, Enzo Tortora (1928-1988) fut condamné en 1985 à dix ans de prison pour liens supposés avec la Mafia, principalement sur la base de témoignages de mafieux repentis.


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