Caucase : éléments pour comprendre

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SOURCE : Arguments pour la lutte sociale

Cette guerre est une affaire sérieuse, il faut la comprendre.

Voici maintenant plus de deux semaines que la guerre est avérée entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Comme nous l’avions analysé, et contrairement à l’opinion « géopolitique » dominante, il ne s’agit pas jusqu’à présent d’une guerre indirecte entre Turquie et Russie, mais d’une sorte d’union sacrée pour infliger une « leçon » à l’Arménie (même le gouvernement hongrois de M. Orban a tenu à mettre les points sur les i en dénonçant la coupable Arménie ! ). La Russie a de facto donné son aval à l’Azerbaïdjan et l’on voit tant Israël (au grand désespoir des Arméniens ) que l’Arabie Saoudite armer ce dernier, dont la supériorité militaire et stratégique ne fait pas de doute. Les États-Unis ou la France axent leurs déclarations sur les envois de supposés « djihadistes » par la Turquie, adoptant ainsi une posture qui ne saurait pour autant passer pour pro-arménienne, en continuant à se réclamer du « droit international » selon lequel le Karabagh/Artsak est azerbaïdjanais.

Par conséquent, du strict point de vue militaire et matériel, l’Arménie est en train de subir de durs revers et destructions, qui constitueraient en soi une défaite militaire si la mobilisation nationale et populaire, impliquant aussi la diaspora, n’était pas montante, ce qui augure de la poursuite de la guerre dans les zones montagneuses, de façon très meurtrière, dans l’hypothèse, possible, d’une chute des secteurs de plaines et des derniers grands axes tenus par l’armée arménienne.

Ce développement – prévisible – a conduit Moscou à se poser en médiateur, obtenant un cessez-le-feu qui, sur le terrain, n’est pas respecté. C’est que si l’aval russe ne fait aucun doute au point de départ, la dynamique de la situation menace d’échapper à la Russie. D’une part, l’Azerbaïdjan se rapproche de plus en plus de la Turquie (toujours membre de l’OTAN par ailleurs …), d’autre part, la résistance arménienne s’oppose aussi à la Russie. Il y a donc risque pour Poutine de perdre sur les deux tableaux – une donnée qui n’est pas sans rappeler son dilemme bélarusse, où il s’affaiblit en maintenant Loukachenko et où il s’affaiblirait en l’exfiltrant.

L’on ne peut comprendre les évènements sociaux, politiques et militaires au Caucase dans son ensemble, en s’en tenant à des généralités déplorant qu’il y ait des guerres et que des peuples s’affrontent. L’histoire concrète a façonné des questions nationales tout à fait réelles. L’internationalisme concret se distingue du cosmopolitisme abstrait en ce que, tout en s’opposant toujours au chauvinisme et à la haine ethno-nationale comme telles, il prend en compte les questions nationales qui, que cela plaise ou non, existent, et il ne saurait, par conséquent, tout renvoyer dos-à-dos.

C’est en Azerbaïdjan que nous avons quelques expressions de refus de la guerre et d’appels à la paix et au dialogue entre les peuples, de la part de militants de gauche de Bakou notamment : salut à eux.

En Arménie, la guerre est nationale et défensive et prolonge un mouvement social et démocratique de masse. Pour autant, ceci ne saurait entraîner un soutien aveugle à la manière dont le gouvernement arménien (bicéphale car issu d’un compromis entre l’ancien régime et le soulèvement démocratique de 2018) fait la guerre, souvent sans distinguer simples citoyens azerbaïdjanais et ennemis, s’en prenant donc aux civils, et en tentant d’exploiter le mythe du « djihadiste syrien » envoyé par la Turquie (la Turquie a en fait envoyé environ 1500 combattants venant de Syrie renforcer l’Azerbaïdjan, manière pour elle de s’affirmer sur le terrain ; ce sont soit des Turcomans, petite nationalité nord-syrienne proche des Turcs, soit des anciens combattants de la résistance syrienne, attirés par la solde car vivant dans la misère, et qui ne sont pas des « djihadistes »).

Un résumé, même rapide, de quelques faits historiques majeurs, aide à comprendre la réalité. Pour clarifier, nous distinguerons, dans le Caucase, quatre secteurs : la Géorgie, l’Azerbaïdjan, la chaîne montagneuse et son revers Nord, et la « petite » Arménie. Depuis un peu plus de deux siècles, tous ces peuples ont été confrontés au colonialisme, sous sa forme russe, en même temps qu’à la décomposition de vieux États précapitalistes cherchant à dominer la région tout en devenant, à des stades divers, capitalistes : outre la Russie tsariste jusqu’en 1917, ce fut aussi le cas de l’empire Ottoman auquel a succédé la Turquie, et de la Perse, devenue Iran dans les années 1920.

Géorgie.

La Géorgie a été un royaume médiéval, issu d’une population chrétienne sous influence byzantine, qui se dégage des tutelles musulmanes et zoroastrienne vers le XI° siècle, qui donne forme à la fin du XV° siècle au royaume de Géorgie proprement dit, formé de l’Iméréthie, de Kartli et de la Kakhétie. Les victoires russes sur les Ottomans et leurs alliés les Tatars de Crimée permettent, fin XVIII° siècle, la percée de l’empire des tsars vers le Sud. Le Kartli, ayant absorbé la Kakhétie, l’Iméréthie et les régions voisines entrent dans la tutelle russe en 1802-1810, ainsi que les pays abkhazes et ossètes faisant la jonction avec le Nord des monts Caucase. La Géorgie est donc la première tête de pont russe au Sud de ceux-ci, noyau de la colonisation de toute la région.

La nombreuse petite noblesse géorgienne se russifie tout en développant ses aspirations nationales : son histoire intellectuelle rejoint celle des révolutionnaires russes, populistes puis social-démocrates mencheviks et bolcheviks. La Géorgie devient indépendante avec la révolution russe, en 1918, sous un gouvernement menchevik qui s’appuie sur une assemblée constituante et des soviets ouvriers, tout en subissant de fortes immixtions étrangères – russes rouges et blancs, allemands, britanniques, turcs- et en entrant en conflit aigu avec les minorités nationales ossètes et abkhazes, et dans une moindre mesure arménienne.

La question nationale géorgienne est au cœur de la formation du stalinisme, d’abord par la bolchevisation forcée du pays début 1921, non voulue par Lénine et opérée de façon militaro-bureaucratique par l’appareil bolchevique, pratiquement autonome, du Caucase, sous l’égide de Staline et Ordjonikidze ; ensuite par l’affrontement entre Lénine mourant et Staline fin 1922-début 1923, où Lénine prend la défense des bolcheviks locaux, réprimés par l’appareil bureaucratique comme les mencheviks ; enfin par l’écrasement de l’insurrection du printemps 1924, menée par le futur grand chef du NKVD, le sinistre Béria.

Le stalinisme en Géorgie a été à la fois la négation de l’indépendance nationale et la formation de clientèles locales, Staline (Djougashvili) étant lui-même géorgien et partiellement ossète – apparatchik sectaire par rapport aux autres bolcheviks géorgiens et aux mencheviks, qui, à part quelques coups fourrés après 1905, n’a pas joué de rôle local important mais qui, depuis le centre, prend en main la reconquête de la région à partir de 1919.

Au point qu’une partie du patriotisme géorgien a pu se glorifier de Staline, et surtout que, quand arrive le grand souffle de liberté vers 1987-1988, fait irruption un nationalisme anticommuniste tout cru et inculte, de tendances xénophobes, ignorant du passé révolutionnaire géorgien authentique (et notamment de la Géorgie menchevique de 1918-1921), sorte de stalinisme retourné. Les chefs politiques issus de ce nationalisme se sont montrés impuissants soit à reconnaître les aspirations des nationalités abkhaze et ossète, soit à les associer à une Géorgie fédérative, et bien entendu à contrer la manipulation russe de ces deux petits peuples. Gamsakourdia, premier leader de la Géorgie indépendante, a tourné en dictateur très vite et la rue l’a chassé. Sur les décombres s’installa Chevardnadze, l’ancien homme de Gorbatchev aux Affaires étrangères. Celui-ci fut chassé par la « révolution des roses » en 2003, au profit de l’aventurier Saakachvili, sorte de Gamsakourdia libéralisé, qui fut confronté à la vassalisation directe de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie par Moscou lors de la guerre de 2008.

Depuis 2013, gouvernent des factions se présentant comme nationales-libérales, opposées à Saakachvili, mais qui relèvent au fond des mêmes tendances politiques, ne se sortant pas de l’emprise oligarchique comme partout dans l’ex-URSS. La guerre de 2008, produite sans doute par des gesticulations provocatrices de Saakachvili, mais tout à fait planifiée du point de vue de Poutine comme seconde étape, après l’horrible écrasement de la Tchétchénie, de la reconquête du Caucase et des rives de la mer Noire, a profondément déstabilisé la Géorgie.

Azerbaïdjan.

Plus à l’Est, la colonisation des districts relevant jusque-là de l’empire perse, commence rapidement début XIX°: les khanats de Ganja, Karabagh (beaucoup plus étendu qu’aujourd’hui), Cheki, Chirvan, Kuba, Bakou, sont placés sous tutelle en 1804-1806. La guerre de 1828-1830 contre les Ottomans et les Perses a permis à la Russie de s’emparer des khanats de Erevan et de Nakhitchevan. Sont ainsi incorporées à l’empire russe des régions qui n’avaient pas une « identité » aussi affirmée que les morceaux de l’ancien royaume géorgien, et groupaient des populations arméniennes et « tatares » comme on disait alors, les premiers plutôt dans la zone centrale (Erevan et Karabagh), les seconds plutôt dans la zone orientale.

A partir de la fin des années 1860 le pétrole de Bakou devient la nouvelle grande richesse, cas extrême de développement inégal et combiné, la plus moderne des industries de l’époque, avec des capitaux internationaux, venant se greffer sur une société structurée par des liens tribaux et religieux (confréries musulmanes, église arménienne). Bakou est un haut lieu de la révolution prolétarienne en 1905. En réaction, l’Okhrana (police politique tsariste) manigance, au moment même où elle supervise les Protocoles des sages de Sion, des pogroms anti-arméniens, sur le modèle des pogroms antisémites initiés en 1881 après l’exécution du tsar Alexandre II par les jeunes révolutionnaires populistes. La haine ethnoreligieuse sert directement à contrer la montée de la lutte sociale contre le pouvoir central, une grande partie des ouvriers du pétrole à Bakou étant arméniens, ainsi, d’autre part, qu’une partie de la bourgeoisie commerçante.

Fin XIX°- début XX° la transformation de la région et sa partition entre Russie et Perse suscite l’émergence d’un sentiment national azéri, terme pré-turc, repris par les populations de langues turques (dans l’ensemble capables d’intercompréhension avec les turcs de Turquie, d’une part, et ceux de Turkménie, d’autre part), que les Russes appelaient les « Tatars ». En 1918, le récent parti Mussavat (« Égalité »), inspiré à la fois du modernisme turc et iranien tout en se réclamant du socialisme, prend le pouvoir dans un Azerbaïdjan indépendant, et affronte les chefs « féodaux » de Gandja, en s’appuyant de plus en plus sur le mouvement jeune-turc qui va prendre le pouvoir à Ankara, nouvelle capitale de la Turquie post-ottomane.

Le mot Azerbaïdjan est souvent entendu comme signifiant patrie des Azéris, mais plus de la moitié de ceux-ci se trouvent en Perse/Iran, et, d’autre part, de fortes minorités arméniennes urbaines ainsi que des peuples montagnards au franges du Daghestan, sont également présents. En fait, comme le terme « azéri », le nom de l’Azerbaïdjan provient des toponymes anciens utilisés dans la région.

En 1920, l’Azerbaïdjan soviétique naît, de manière militaro-diplomatico-bureaucratique: parmi les chefs d’origine « Jeune-Turque » qui interviennent dans le pays, l’un d’eux, Halil Pacha, fonde un « parti communiste » par en haut. Fin avril, l’armée rouge prend le contrôle du pays avec l’accord non seulement de Halil Pacha, mais du dirigeant turc Mustapha Kemal, qui se proposait, en contrepartie, d’attaquer l’Arménie, ce en quoi il sera circonvenu. L’État d’Azerbaïdjan est donc la première construction étatique durable de la future URSS à avoir des fondements purement bureaucratiques, et non pas révolutionnaires. Il faut dire que les pogroms anti-arméniens massacrant, de fait, le prolétariat ouvrier de Bakou, les opérations d’épuration ethnique antimusulmanes menées notamment par le général arménien Andranik, et les crimes de guerre britanniques, avec le massacre des bolcheviks de Bakou en 1918, avaient fait le vide. C’est là qu’est organisée la fameuse conférence de Bakou, où Zinoviev appelle à l’alliance avec l’islam, la fausse alliance avec les chefs panturcs, notamment Enver Pacha, que les bolcheviks liquideront deux ans plus tard en Asie centrale, atteignant son summum.

Le fait national azéri est, ceci dit, indéniable, et il soulève la question géopolitique sensible de la réunification – réunification, car autrefois dans le cadre perse les turcs ou tatars azéris furent regroupés. Elle a des effets déjà dans la guerre civile et la première « révolution » iranienne en 1920, puis, surtout, de début 1942 à 1946, elle permet à l’URSS, jouant avec le feu pour contrôler le pétrole, de favoriser une république azérie autonome au Nord-Ouest de l’Iran, avant de se replier (le chef national iranien, Mossadegh, le même qui sera renversé par la CIA en 1953, a alors combattu la présence russe).

Ces dernières semaines, des manifestations violentes ont éclaté à Tabriz et dans d’autres villes d’Iran, opposant les Azéris au régime des mollahs, l’étincelle étant la crainte d’une aide iranienne à l’Arménie qui en fait ne s’est pas produite, au contraire.

Le fait national azéri n’est pas pleinement représenté par l’État d’Azerbaïdjan, qui n’en est qu’une expression tronquée résultant d’accords entre l’appareil stalinien en formation et les régimes turc et iranien. Quand, à partir de 1987-1988, éclate une puissante mobilisation sociale sous l’étiquette du Front populaire d’Azerbaïdjan, police politique centrale et chefs locaux font tout pour l’orienter dans un sens anti-arménien, centré sur la question du Karabagh. Le point de départ est le trouble pogrom de Soumgaït, au printemps 1988, réplique similaire des pogroms montés par l’Okhrana en 1905.

L’orientation des aspirations nationales et démocratiques azéries dans cette direction permettra le maintien au pouvoir d’un appareil bureaucratique particulièrement corrompu, nourri de la rente pétrolière, qui, après quelques années, sera centralisé sur le clan héréditaire Aliev, fondé par un ancien dirigeant du KGB et membre du Bureau politique du PCUS de Brejnev à Gorbatchev. C’est ce clan qui mène la guerre actuelle tout en tentant de marchander avec Moscou, Ankara, Téhéran, Londres et Washington.

Montagnards.

Avant de parler de l’Arménie, et en suivant la chronologie de la colonisation russe, il nous faut remonter plus au Nord. Car, par un apparent paradoxe, les régions correspondant à la grande chaîne montagneuse du Caucase, à ses contreforts et piémonts Nord ainsi qu’à ses ramifications sud occidentales (Abkhazie) et orientale (Daghestan), ont été incorporées à l’empire russe plus tard, et beaucoup plus difficilement, que les trois entités transcaucasiennes de Géorgie, d’Arménie et d’Azerbaïdjan. Il n’y avait pas d’États structurés territorialement dans ces régions, mais des groupes très variés au plan linguistique, dont les principaux sont, d’Ouest en Est : les Circassiens ou Tcherkesses, christianisés puis en voie de conversion à l’islam depuis le XVII° siècle, de langue « caucasienne », les Karatchaï et les Balkars, de langues turques, les Kabardines, à nouveau « caucasiens », les Ossètes, descendants des Scythes indo-iraniens, dont la position centrale se trouve près du principal col et a été ciblée pour implanter la ville russe de Vladikavkaz (Ordjonikidze durant la période soviétique), puis les « caucasiens » Ingouches et Tchétchènes, et ceux, les plus diversifiés, du Daghestan, actuellement partie en Russie, partie en Azerbaïdjan, plus ou moins fédérés autour des Avars, des Lesghiens et des Laks, avec un groupe de langue iranienne, les Tatis, divisés entre une vallée de confession chrétienne et une vallée de confession juive. Précisons que ce tableau est simplifié !

Cela dit, ces identités linguistiques ne sont pas forcément « nationales » et sont loin de toujours primer. Des liens divers les transcendent, claniques au sens large, et religieux, ainsi que les relations avec les diasporas des différents groupes, vers l’empire Ottoman, puis vers la Russie et vers l’Europe. Dans l’ensemble de ces groupes, existaient des formes d’appropriation communautaire du sol et des troupeaux, labellisés en biens religieux chez les convertis à l’islam.

La première grande résistance à la colonisation russe a été structurée par une confrérie sunnite soufie, les Naqshbandiyas et son héros fut l’imam Chamil, d’origine Avare du Daghestan, aux troupes composites dans lesquelles les Tchétchènes tinrent une grande place. Sa reddition en 1859, après trois décennies de guerre sans pitié, fut un thème littéraire russe plus ou moins romantique, exactement comme la reddition de l’émir Abdel-Kader aux troupes françaises, en 1847. Il est probable que la résistance anticoloniale de Chamil comportait déjà, malgré ses limites sociales et religieuses, une dynamique de fédérations des peuples « montagnards ».

Cette dynamique va s’affirmer à partir de 1917 et dans la guerre civile de 1918-1921. Pour la seule et unique fois de l’histoire russe, un pouvoir central à Moscou, celui des bolcheviks, soutient et s’appuie sur les peuples insurgés contre la colonisation russe au Nord-Caucase. Les Tchétchènes et autres peuples de la région prennent à revers les armées blanches constituées parmi les cosaques du Don, du Kouban et des piémonts, et ce sont alors des conflits « interethniques » inexpiables, les cosaques éliminés formant probablement le gros des morts attribués à la terreur rouge de la guerre civile. Ce fut plutôt, ici, une terreur « verte », le vert des bandes paysannes dans toute la Russie, de certains groupes socialistes-révolutionnaires, et de l’islam. Ce sont notamment les armées vertes tchétchènes et abkhazes (les premiers musulmans et les second chrétiens orthodoxes), ces derniers venant du Sud de la chaîne du Caucase, formées pour contrer les bandes blanches pillardes en déroute vers le Sud, qui envisagent en 1919 la création d’une république fédérée des « peuples montagnards ». Mais cela, les chefs militaires bolcheviks locaux, agissant en totale autonomie par rapport à Moscou, et tous liés à Staline, tous russes ou russifiés, les Kirov, Mikoyan, Ordjonikidze, vont l’éviter : ils n’en voulaient pas.

A la place on aura une collection de petites républiques autonomes intégrées à la Russie : Karatchaïvo-Tcherkessie, Kabardino-Balkarie, Ossétie du Nord, Tchétchénie-Ingouchie (l’Ingouchie est séparée de la Tchétchénie en 1924), Daghestan, auxquelles font écho, en Géorgie, l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud et l’Adjarie, et, plus loin au Nord dans la steppe, la RSA (République Socialiste Autonome) des Adyguéens et la Kalmoukie. Dans chacun de ces territoires s’appliquera la politique de korenizatsiyalancée en 1923, que l’on peut traduire par « indigénisation »ou mieux par « autochtonisation » : enseignement primaire dans la langue locale et promotion des autochtones dans l’administration locale. C’est souvent un progrès relatif, mais fort paternaliste dans ses méthodes. La balkanisation de ces petites entités esquive la tendance à leur union qui s’était affirmée, contre tout colonialisme russe, pendant la guerre civile, et en même temps elle est loin de faire correspondre chaque entité territoriale à un groupe ethnolinguistique, ce qui était techniquement impossible.

Vingt ans plus tard, une forme de répression à critères ethnolinguistiques, particulièrement terrible, va s’abattre sur plusieurs d’entre eux, au nom de la punition collective de faits de collaboration réelle ou supposée, avec la Wehrmacht, d’une partie de leurs notables. La première vague avait frappé, hors du Caucase, les Allemands de la Volga fin 1941– plus d’un million de personnes, et sans aucun intérêt militaire proche ou lointain. Cette méthode, celle des rafles massives du NKVD, est appliquée à partir de 1943 envers environ 310000 Tchétchènes, 80000 Ingouches, 68000 Karatchaïs, 40000 Balkars, déportés au Kazakhstan et en Kirghizie, et, hors Caucase mais dans le même processus, 182000 Tatars de Crimée en Ouzbékistan. Une troisième vague frappera, entre juillet et décembre 1944, d’autres petits peuples du Caucase, turcs, grecs, arméniens, bulgares, kurdes, khemchines – un groupe arménien.

La géographie humaine du Caucase a donc été marquée par ces déplacements de population, suivis, après 1956, de retours progressifs mais qui ont souvent modifié leur implantation (ainsi, beaucoup de Tchétchènes deviennent des habitants de la plaine et de la ville de Grozny).

Le mouvement vers la fédération de ces peuples, « punis » ou non, est fortement réapparu à partir de 1988-1989, plusieurs congrès ayant réunis leurs délégués dans les dernières années de l’URSS. En même temps, les lignes de fractures, parfois avec des alibis religieux, cultivés par le pouvoir central depuis des décennies, ont miné ces tentatives : opposition entre les Ossètes orthodoxes et leurs voisins musulmans, entre Tchétchènes et Ingouches, et renvoi des Abkhazes et des Ossètes du Sud vers la lutte contre la domination géorgienne, ce qui, en dehors de leur alliance avec les autres peuples de la région vers une libre fédération ou confédération, les replace sous la tutelle russe, fermement assurée par des oligarques mafieux sans scrupules.

A partir de 1991, le point de fixation central de ces combats, dans le cadre de la Russie et sur son flanc Sud, sera la Tchétchénie, indépendante de fait pendant plusieurs années. Le leader national Djokhar Doudaev, ancien général de l’armée rouge qui avait refusé de réprimer les manifestations nationales en Estonie en 1989, ayant repoussé les forces du régime d’Eltsine, est assassiné en 1996, avec une implication américaine selon des rumeurs persistantes, mais invérifiables, qui ont le mérite de souligner que toutes les grandes puissances, à cette date, ne veulent pas de l’indépendance tchétchène, craignent sa dynamique caucasienne, et font passer la résistance tchétchène – déjà – pour « djihadiste », ce qui était faux. On sait que Poutine prend le pouvoir en préconisant vouloir « buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes ».

L’écrasement de la nation tchétchène, avant-garde de nombreux peuples de Russie et du Caucase, est l’élément central de la contre-révolution cassant la dynamique des quelques conquêtes démocratiques de la période 1987-1991 dans tout l’espace ex-soviétique, avec la répression anti-ouvrière de Loukachenko en 1995 (grève du métro de Minsk). Ce fut une entreprise de longue haleine, structurant, avec la rente pétrolière, la « verticale du pouvoir », et la politique anti-ouvrière, le régime Poutine au début du XXI° siècle.

La seconde guerre de Tchétchénie, sale guerre dont les méthodes seront ensuite appliquées en Syrie, est « gagnée » vers 2006, avec l’assassinat d’Aslan Maskhadov, et la formation d’un proconsulat confié au séide Ramzan Kadyrov, âme damnée de Vladimir Poutine, chef mafieux et tortionnaire d’homosexuels et d’opposants – il était peut-être possible de chasser ou de massacrer tous les Tchétchènes, et ce ne sont pas des considérations humanitaires qui l’ont empêché, mais des considérations politiques : la « Fédération » de Russie ne peut que rester officiellement multiculturelle et plurinationale, ce qui est l’une des contradictions de ce régime très centralisé, mais dont l’appareil d’État reste susceptible de dislocation, et qui est hyper-centralisé pour cette raison elle-même.

La « seconde guerre de Tchétchénie » fonde le XXI° siècle, hélas, dans cette région. Elle est suivie de la guerre géorgienne de 2008, qui en est d’une certaine façon la suite : la Tchétchénie temporairement mise au pas (car même si ça dure, ça ne peut qu’être temporaire), l’instrumentalisation des Abkhazes et des Ossètes pour neutraliser la Géorgie devenait possible. Commençait ainsi le processus d’opérations expansionnistes et contre-révolutionnaire, qui, de l’Ukraine à la Syrie et la Libye, allait placer l’impérialisme russe dans une position faussement triomphale, en réalité des plus périlleuse, car totalement déséquilibrée.

Arménie.

Historiquement, la question nationale arménienne n’a pas son point de départ par rapport à la Russie mais par rapport à l’empire Ottoman devenant la Turquie. Les Arméniens, peuple chrétien de l’empire Ottoman, de même que les peuples chrétiens ou autres des Balkans, poussaient dans le sens de leur autonomie voire de leur indépendance – ils étaient majoritaires dans le Nord-Est de l’actuelle Turquie et formaient des groupes importants dans toutes les villes et jusqu’en Syrie du Nord.

Sous l’influence des pogroms antisémites russes de 1881 (un acte fondateur …), et avec l’aval de l’impérialisme allemand, le sultan Abdul Hamid orchestre une première série de massacres, souvent effectués par des supplétifs kurdes, en 1894-1896 : sans doute plus de 200000 morts, qui suscitent les réactions convergentes, très émouvantes et lourdes de sens, de Jean Jaurès et de Rosa Luxemburg, devant cette barbarie non pas médiévale, mais moderne. Car l’État ottoman, en effet, se modernise, s’adapte à l’âge de l’impérialisme, par ces massacres qui tranchent avec la politique traditionnelle envers les dhimmi, « protégés » et discriminés à la fois.

Quand le mouvement républicain-bourgeois des Jeunes turcs parvient au pouvoir, ces contradictions, loin d’être résolues, sont portées à leur paroxysme. Ce qui sera le modèle des régimes « nationalistes du tiers-monde » et la vraie référence inavouée de tous les régimes « nationalistes arabes » de Nasser à Bachar, avec Atatürk, réinvente l’État-nation en prétendant en faire un État ethniquement pur : le temps des révolutions « bourgeoises » porteuses de progrès est révolu.

Les massacres d’Arméniens recommencent, à Adana et dans les villes du Sud, en 1909. Pendant la première guerre mondiale, ils sont amplifiés, de manière centralement organisée, en ce que l’on n’avait pas encore appelé un génocide car le mot date de 1945, mais c’en était un : 2 millions de victimes. En outre, la quasi-totalité du peuple assyro-chaldéen et une grande partie des Yézidis tombèrent avec les Arméniens.

La Russie avait incorporé une petite partie des territoires peuplés d’Arméniens (Erevan, Karabagh, principalement). De manière imprévue, ces territoires deviennent un refuge devant le génocide, un foyer national, à partir de 1917-1918. La menace turque facilite leur bolchevisation fin 1920, le parti Dachnak (abréviation de Fédération Révolutionnaire Arménienne) se partageant entre pro-russes et donc pro-bolcheviks, tenants du capitalisme se tournant vers la Turquie, ce qui les discrédite, et indépendantistes maintenus, impuissants.

Dans leur reflux vers l’Est, les Arméniens ont aussi occupé des territoires d’où furent expulsés des « Tatars » musulmans assimilés aux Turcs. Le Karabagh, terme azéri signifiant le « jardin montagnard », était habité majoritairement d’Arméniens sur place depuis longtemps, résultant probablement de la christianisation ancienne de populations locales. Mais les régions le séparant de l’Arménie proprement dite, c’est-à-dire de l’ancien khanat perse d’Erevan annexé par la Russie en 1828, à savoir principalement le Zanguezour, virent fuir ou être chassés leurs habitants « tatars ». De plus le Karabagh, dans les récits traditionnels des Azéris, tient la place d’une haute terre mythique et chérie. Il y avait donc là des éléments d’antagonisme que le pouvoir soviétique figea, tout en négociant avec la Turquie et l’Iran à propos de ses propres frontières intérieures, pour aboutir dès l’été 1921 à cette configuration complexe : un Karabagh autonome, mais dans l’Azerbaïdjan (et avec une prise en compte de la présence kurde, un aspect qui disparaîtra par la suite), un Zanguezour arménien prolongeant l’ancien khanat d’Erevan et séparé d’une exclave azerbaïdjanaise, le Nakhitchevan, ayant la majeure partie de sa frontière Sud face à l’Iran et un point de contact avec la Turquie – à la demande expresse de Kemal Atatürk.

Les Arméniens soviétiques ont immédiatement ressenti l’attribution de l’Artsak (Karabagh) à l’Azerbaïdjan à la fois comme une menace, la répartition territoriale rendant en théorie possible une nouvelle attaque turque visant à les anéantir, et comme un refus de constituer pleinement la république soviétique d’Arménie comme foyer national arménien unifié, donc comme le symbole de sa non-indépendance. Dès 1927, une alliance de dachnaks, mencheviks et socialistes-révolutionnaires avec des bolcheviks locaux réclamant la réunification avec le Karabagh, est démantelée par le Guépéou. Le Karabagh et la reconnaissance du génocide sont les thèmes récurrents, sous l’URSS, des aspirations nationales arméniennes. En 1965, pour le 50°anniversaire du génocide tu par le régime soviétique, des manifestations éclatent à Erevan et appellent à la réunification avec le Karabagh …

Et, donc, en 1987-1988, lorsque se produit ce qui fut le premier mouvement massif et généralisé de démocratie directe en Arménie (donc un mouvement « soviétique » au sens premier du terme), lequel fut aussi le premier mouvement de cette ampleur dans toute l’URSS de Gorbatchev, à savoir l’auto-organisation de pratiquement toute la population d’Arménie soviétique, cela se produit sous le nom de « comité Karabagh ».

Dans le cadre d’une fédération ou confédération de républiques réellement démocratiques, le droit à l’auto-détermination des habitants du Karabagh aurait conduit à leur réunification avec l’Arménie, tout en garantissant et les libertés individuelles et les droits des minorités, donc sans expulsions ni discriminations à l’encontre des habitants azéris du Karabagh. Ce qui, par contrecoup, aurait stimulé le mouvement démocratique en Azerbaïdjan, libéré de l’inquiétude pour les réfugiés et leur sort, réalisant de vraies élections libres et engageant la lutte démocratique commune avec les Azéris d’Iran, tout en accordant aussi le droit à l’autodétermination des peuples «montagnards» du Daghestan. A tout donneur de leçon « realpoliticien », disons tout net que non seulement tout cela n’a rien d’utopique, mais relève du bon sens et de la démocratie, mais qu’en plus ce serait bien plus simple dans sa réalisation et dans son résultat, que la situation actuelle ! Ce qui coince, ce sont les pouvoirs en place et les intérêts capitalistes ayant tous intérêt à perpétuer les oppressions nationales et les conflits entre peuples.

Après l’Ukraine et avant la Bélarus, l’Arménie, justement, a connu en 2018 une sorte de soulèvement national démocratique contre la corruption, qui a repris les formes d’organisation populaire du Comité Karabagh de 1988. Il a porté au pouvoir le premier ministre actuel, Nikol Pashinyan, qui a passé des compromis avec l’ancien pouvoir et avec la Russie, l’Arménie ayant accepté d’entrer dans l’Union eurasienne à l’été 2013, juste avant la crise ukrainienne et en raison de la pression « protectrice » de la Russie par rapport à l’Azerbaïdjan.

Conclusion.A

Quelles que soient les raisons propres immédiates du pouvoir de Bakou dans cette guerre (difficultés économiques notamment, l’année ayant été rude pour les États rentiers du pétrole), celle-ci a pris tout de suite le sens d’une sorte de « punition » de l’Arménie, approuvée en fait, au fond, par tous les grands de ce monde.

La défense de l’Arménie n’est toutefois pas possible avec les seuls moyens militaires. Elle ne peut être efficace qu’en prenant en compte toutes les aspirations démocratiques et nationales, dont celles des Azéris, ainsi que le droit au retour des réfugiés, de tous les réfugiés. C’est cela, le vrai réalisme.

Cette prise en compte demande l’analyse des questions nationales, que nous avons sommairement tenté ici. Non seulement il n’y a aucune contradiction entre cette analyse et une position internationaliste conséquente, mais elle en est la condition.

Cette analyse montre un point important : le Caucase a été, bien malgré lui, le premier berceau du stalinisme. Dès 1920, l’appareil bolchevique et les armées rouges dans cette région agissent de manière non contrôlée en fonction d’intérêts immédiats liés au pur exercice du pouvoir et aux avantages qui vont avec, et s’alignent donc sur les logiques de la domination nationale grand-russe tempérée, d’une part, par les combats populaires et, d’autre part, et c’est tout autre chose, par le « grand jeu » diplomatique.

De l’histoire tsariste et de l’histoire stalinienne, il s’ensuit que le caractère impérial de l’État russe, confronté aux aspirations démocratiques de la nation russe, est, avec l’Ukraine, profondément enraciné dans le Caucase. La reprise d’un mouvement démocratique de masse en Arménie en 2018, lequel a, rappelons-le, soulevé la question de la nationalisation de Gazprom, est une menace pour tout l’ordre mise en place par Poutine avec la seconde guerre de Tchétchénie et la guerre de Géorgie, d’autant qu’elle se combine à présent avec la crise révolutionnaire bélarussienne.

D’où la tendance à l’emploi de la force, aveu de faiblesse mais menace mortelle pour les peuples. Deux semaines après le commencement de cette guerre, Loukachenko annonce que son armée et ses nervis pourraient bien tirer, et beaucoup (en fait elle l’a déjà fait), dans les rues des villes. Les deux sont liés. Et la voie de la paix, c’est celle du renversement de tous les dictateurs. L’écrasement par la force de nations entières, arménienne ou bélarusse, n’apportera à présent aucune stabilité à Bakou et encore moins à Moscou. En fait, beaucoup se joue, maintenant, dans le refus de la guerre et le retour à de véritables aspirations nationales et démocratiques à Bakou, dans l’action politique et syndicale contre le soutien de Poutine à Loukachenko, à Moscou.

VP, le 13-10-2020.


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