Paradis fiscaux: nouvelles découvertes sidérantes sur les stratégies d’entreprises

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SOURCE : Alternatives économiques

Alternatives économiques, 23 octobre 2020

Une récente étude apporte de nouveaux éléments sur les paradis fiscaux. Elle met en exergue l’opacité des comptes des multinationales et pointe encore une fois le rôle des Pays-Bas dans les stratégies d’évitement fiscal des grandes entreprises.

Les multinationales utilisent diverses techniques pour échapper à leur juste part du paiement d’impôts. A cet effet, elles disposent de filiales dans les paradis fiscaux vers lesquelles elles transfèrent artificiellement leurs bénéfices. Tout cela, on le sait depuis longtemps.

Richard Phillips, Hannah Petersen et Ronen Palan, trois experts du centre de recherche City, à l’université de Londres, viennent de publier une toute nouvelle étude qui permet d’aller plus loin dans la compréhension de ces stratégies, en montrant que l’évitement fiscal se focalise sur un nombre en réalité très restreint de filiales localisées dans les centres offshore.

Une énorme opacité des comptes

Si on a pris l’habitude de parler de « firmes multinationales », les juristes nous rappellent souvent que de telles sociétés n’existent pas en droit. Une multinationale, c’est un réseau d’entités juridiques différentes, reliées entre elles par des relations contractuelles sous l’égide d’une maison mère.

La base de données Orbis tient le compte des différentes filiales de chaque entreprise et de leurs interrelations, c’est-à-dire qui possède qui. Les experts, qui mobilisent cette source, savent depuis longtemps qu’elle n’est pas toujours fiable, il faut la vérifier et la compléter. C’est ce qu’ont fait les trois chercheurs, afin d’établir le plus précisément possible les réseaux d’entreprises des 100 plus grandes firmes non financières mondiales.

Le premier résultat qu’ils obtiennent est proprement sidérant, il révèle l’incroyable niveau d’opacité de ces entreprises.

Quand on additionne les résultats d’exploitation ou les profits des filiales, à quelques règles comptables près, on devrait retrouver le total annoncé par la firme dans ses comptes consolidés. Or, c’est très loin d’être le cas : pour les 100 plus grandes firmes non financières mondialisées, le résultat d’exploitation médian agrégé des filiales ne représente que les deux tiers du total des comptes consolidés, et seulement un tiers pour les profits.

Pour les 100 plus grosses firmes mondiales, le résultat d’exploitation médian agrégé des filiales ne représente que les deux tiers du total des comptes consolidés, et seulement un tiers pour les profits

Pour la première d’entre elles, la grande chaîne de distribution américaine Wallmart, on ne peut localiser qu’un tiers des profits, 55 % pour Microsoft, 4,2 % pour Google (Alphabet) et 2,5 % pour Apple. Soit les filiales sont inconnues, soit elles sont situées dans des pays qui n’obligent pas à fournir de comptes, ou qui réclament des comptes sans les rendre publics.

Là où les choses prennent une dimension supplémentaire ahurissante, c’est lorsque l’on constate que pour de nombreuses entreprises, l’agrégation des résultats des filiales dépasse, et de loin, le total des comptes consolidés ! Une situation que l’on retrouve souvent pour les entreprises françaises : la somme des profits des filiales de Vinci représente 287 % de ses profits consolidés, 246 % pour Total, 208 % pour Sanofi, etc. Il y a de l’évaporation dans l’air.

Dans un sens ou dans l’autre, on ne peut que constater combien on connaît mal la réalité économique de ces firmes puissantes et c’est un véritable problème, autant politique qu’économique.

Une stratégie fiscale très concentrée

L’étape suivante a consisté pour les chercheurs à identifier les entités juridiques situées dans les paradis fiscaux. Ils en ont trouvé un peu plus de 6 000, soit 8,4 % du total des filiales des 100 plus grosses multinationales non financières, et en gros 6 % une fois enlevées celles qui contrôlent d’autres filiales situées dans le même paradis. Un nombre finalement assez restreint. Mais ce seul décompte ne suffit pas.

Sur ces 6 %, un peu moins des deux tiers sont identifiées comme des entreprises autonomes (« standalone ») : elles ne contrôlent pas d’autres entreprises. Elles sont situées dans des paradis fiscaux qui leur permettent de développer leur business en étant peu taxées. On y trouve les entités qui gèrent les activités de trésorerie, de marchés des changes, de couvertures des risques, etc. Avec les suspects habituels, du Luxembourg aux Caïmans.

1,7 % des filiales, situées dans les paradis fiscaux, contrôlent 66 % des résultats d’exploitation et 40 % des profits totaux

Le plus intéressant se situe dans les 1,7 % de filiales restantes que les auteurs ont baptisé d’intermédiaires (« in betweeners »). Elles contrôlent à elles seules 8,5 % de l’ensemble des filiales du groupe. Et pas n’importe lesquelles, puisque c’est dans ce tout petit ensemble que l’on trouve logés pas moins de 66 % des résultats d’exploitation et 40 % des profits totaux des multinationales. Avec des situations contrastées selon les firmes.

L’étude a alors identifié les entreprises pour lesquelles plus de la moitié du résultat d’exploitation ou plus de la moitié des profits est enregistrée dans les paradis fiscaux puis, spécifiquement, dans les filiales intermédiaires.

C’est là, selon les auteurs, que se trouvent les stratégies d’évitement fiscal les plus développées. Ils aboutissent ainsi à une liste de 25 entreprises ayant mis en place, selon leurs termes, « des espaces d’opportunité pour des stratégies d’arbitrage fiscal ».

Les secteurs les plus représentés sont ceux des labos de la Big Pharma (Bayer, Pfizer, Novartis, Sanofi) et des industries liées à l’exploitation de matières premières (Shell, BP, Glencore, Eni, Engie, Arcelormittal) mais on trouve aussi bien un brasseur de bière que la maison mère de Foxconn ou celle d’Ikea. Largement en tête des territoires offrant ce genre de service, on trouve… les Pays-Bas.

L’étude de Richard Phillips, Hannah Petersen et Ronen Palan permet de comprendre deux choses importantes. D’une part, que les multinationales présentent une opacité profonde quant au rendu de leurs comptes. Les administrations fiscales reçoivent depuis peu les comptabilités pays par pays des plus grosses firmes. On espère qu’elles obtiennent des informations plus précises que ce qu’il est possible de voir à partir des bases de données disponibles. Cela rend encore plus prégnant l’obligation de rendre ces informations publiques pour permettre un débat démocratique sain.

D’autre part, si toutes les multinationales pratiquent l’évitement fiscal, elles ne le font pas de la même façon, ni avec la même intensité, et, pour leurs milliers de filiales, seul un petit ensemble de celles situées dans les paradis fiscaux concentrent les stratégies les plus agressives.

Et une fois encore, le rôle important des Pays-Bas ressort étude après étude. Un problème que l’Union européenne, si elle veut être crédible dans son discours de lutte contre les pratiques d’optimisation fiscale agressive des firmes, devra prendre à bras-le-corps.

CHRISTIAN CHAVAGNEUX


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