“l’État a confié la gestion de la liberté d’expression aux plateformes capitalistes”

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SOURCE : Bastamag

Le gouvernement ressort les dispositions de la loi Avia censés renforcer la lutte contre les contenus haineux sur internet. Ces mesures ont pourtant été censurées par le Conseil constitutionnel en juin, car elles portent atteinte à la liberté d’expression. Explications avec Arthur Messaud, juriste à La Quadrature du Net.

Depuis l’attentat de Conflans, le gouvernement cherche à relancer la loi « Avia » (du nom de la députée LREM auteure du projet de loi, Lætitia Avia), contre les contenus haineux et terroristes sur internet, qui a été censurée en juin par le Conseil constitutionnel. La Quadrature du net s’est vivement opposée à cette loi. Pourquoi ?

Arthur Messaud : [1] La loi Avia avait deux jambes. Celle de l’antiterrorisme n’était pas dans le projet initial de Lætitia Avia, elle a été ajoutée au dernier moment par le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner à l’époque. Ce volet prévoyait que la police puisse demander aux hébergeurs de retirer un contenu qu’elle considère terroriste, et si les hébergeurs ne réagissent pas dans un délai d’une heure, la police pouvait demander aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) de fermer le site. Cette disposition existe en fait depuis la loi antiterroriste de 2014, mais le délai était alors de 24 heures.

En 2017, cette disposition a été utilisée contre des sites du réseau alternatif Indymedia [2]. La police leur avait demandé d’enlever quatre articles. Au final, les articles ont été remis en ligne car un juge a été saisi. Celui-ci a estimé, un an et demi plus tard, que la police avait abusé de ses pouvoirs en demandant la suppression de ces articles. Pour Indymédia, le fait d’avoir un délai de 24 heures leur avait permis de retirer les articles sans que l’ensemble des sites soit bloqué. Si le délai était réduit à une heure, ce qui est prévu dans la loi Avia, pour peu que la police envoie sa demande tôt le matin, la nuit ou le week-end, Indymedia n’aurait pas pu y répondre dans les temps. La police aurait alors été en droit d’exiger qu’Orange, SFR ou un autre FAI censure tout Indymedia. Ensuite, il faut plus d’un an pour qu’une démarche judiciaire aboutisse et permette de remettre en ligne le site. Pour nous, le but de raccourcir ce délai de 24h à une heure, permet précisément à la police d’exiger des demandes impossibles à satisfaire, dans le but de fermer intégralement des sites. Cette mesure a été invalidée par le Conseil constitutionnel dans sa décision de juin.

Vous craignez que la mesure ne revienne aujourd’hui sur la table malgré la décision du Conseil constitutionnel ?

Depuis plusieurs mois déjà, le gouvernement essaie de faire adopter malgré tout ces mesures par le biais de l’Union européenne [3]. Un projet de règlement européen est actuellement en discussion : il prévoit exactement la même chose que ce qui était dans la loi Avia. Le gouvernement voulait faire adopter cette mesure en droit français pour forcer le pas au niveau européen. Aujourd’hui, on peut se demander pourquoi la France a intérêt à faire adopter un règlement européen qui serait contraire à sa propre Constitution…

Dans la loi Avia, figure aussi le volet de la lutte contre les contenus haineux. Vous y êtes également opposés ?

Sur cet aspect, le droit actuel, depuis 2004, prévoit que les hébergeurs doivent retirer ces contenus à brefs délais. La loi Avia se contentait de qualifier ce bref délai : 24 heures pour les très grandes plateformes. Aujourd’hui, le retrait se fait déjà en 24 heures pour la plupart des choses graves. Quand cela prend plus de temps, c’est parce que c’est impossible d’aller plus vite. Facebook met déjà beaucoup d’argent sur la modération des contenus. Donc, sur ce sujet, la loi Avia n’aurait rien changé.

Le Conseil constitutionnel a aussi déclaré cette partie de la loi contraire à la Constitution. Les juges du Conseil constitutionnel établissent ce qu’on appelle un « contrôle de proportionnalité ». Ils prennent une balance, mettent d’un côté les bénéfices d’une mesure, de l’autre les risques, ici en matière d’atteintes à la liberté d’expression. Or, plus on réduit les délais pour retirer des contenus d’Internet, plus les hébergeurs sont incités à censurer tout et n’importe quoi. Et comme dans les bénéfices du dispositif, il n’y avait rien, ou presque rien, le Conseil a estimé que cette mesure était contraire à la Constitution.

Décision du Conseil constitutionnel du 18 juin 2020 au sujet de la loi Avia. Voir ici.

Les dispositifs qui existent déjà en France pour signaler et tenter de supprimer les contenus problématiques en ligne, comme Pharos, la plateforme de signalement hébergée par la police, fonctionnent-ils selon vous ?

C’est Pharos qui avait demandé la censure d’Indymedia, donc pour la censure politique, a priori, ça marche. Mais pour les signalements des messages haineux, ils ne servent pas à grand-chose. Actuellement, sur la modération des contenus en France, l’État a tout délégué aux plateformes étatsuniennes. Des juges sont parfois saisis, mais Pharos, ce n’est pas la justice. Le droit est construit pour que Twitter, Facebook et les autres modèrent pour le compte de l’État. Ces plateformes privées font donc à la fois office de police et de juge…

L’État pourrait décider d’arrêter de confier la gestion de la modération des contenus haineux à des acteurs privés. Dans ce cas, Pharos saisirait systématiquement la justice au nom des victimes des contenus haineux pour les défendre. Cela n’a jamais été envisagé. Pharos est une simple courroie de transmission avec des grandes entreprises capitalistes, tout en se comportant parfois comme un bureau de censure politique. Tant qu’il en est ainsi, nous, à la Quadrature du net, n’allons pas demander que Pharos ait plus de moyen.

Aujourd’hui, l’État délègue-t-il littéralement la censure des contenus aux plateformes privées comme Twitter et Facebook ?

Oui, et c’est tout à fait explicite. Quand Marlène Schiappa [ministre déléguée chargée de la Citoyenneté] invite tous les réseaux sociaux [le 20 octobre], c’est pour leur demander de faire mieux leur travail de modération, d’en faire d’avantage sur la censure des contenus, pas pour leur demander de rendre les clés de la gestion de la liberté d’expression. Quand la seule petite mesure que le gouvernement annonce, c’est d’augmenter les moyens de Pharos, ce n’est pas pour donner davantage de moyens à la justice publique, c’est pour augmenter la collaboration avec les plateformes privées.

En 2015, avant que cette coopération ne commence, Facebook avait donné les chiffres des demandes faites par la police nationale pour supprimer des pages. On en était à 38 000 demandes. La France était ainsi le pays qui avait fait le plus de demandes de suppression, plus que l’Inde. En 2016, le chiffre est retombé à quelques centaines de demandes seulement. Entre les deux, Facebook a intégré les critères de la police française et a dit à l’État “ne vous embêtez plus à signaler, on s’en occupe”. Il s’agit vraiment d’une privatisation.

Au-delà de la modération, vous jugez que la racine du problème des contenus haineux en ligne, c’est le modèle économique même des multinationales du web ?

Quand on dit cela, c’est au sujet de la haine sur Internet, des gens qui s’insultent en ligne, voire du harcèlement, pas sur les questions de terrorisme. Le meurtre de Conflans, cela n’a clairement rien à voir avec des questions de modèles économiques sur Internet.

Les grandes plateformes comme Facebook et Twitter, structurellement, ne peuvent pas empêcher les conflits en ligne. Parfois, elles les renforcent, ne serait-ce que par leur taille, du fait du nombre d’utilisateurs qui parlent en même temps, et de leur diversité. Les gens qui viennent sur Instagram n’ont aucune culture commune, aucune raison d’être ensemble. Ils y viennent parce que c’est populaire. Si on compare cela avec un forum de fans d’équitation par exemple, les gens qui y sont ne vont pas s’engueuler immédiatement, parce qu’ils ont quelque chose en commun, ils aiment les chevaux.

L’exemple peut avoir l’air naïf de prime abord, mais c’est comme cela que s’est construit Internet, sur des communautés d’intérêts, des personnes qui avaient des choses en commun à partager. C’est aussi pour cela qu’on a vu des choses intéressantes sur Internet. Le but des plateformes géantes est tout autre, il est d’attirer le maximum de personnes possibles, le tout-venant, pour faire de la publicité. Cet objectif est naturellement contraire à celui d’apaiser les échanges. Si on prend toute la population française, qu’on l’enferme dans un stade et qu’on oblige les gens à se parler entre eux, il est normal que ça dérape.

L’autre point, c’est la culture du buzz, du clash parfois. Soit c’est la structure elle-même qui favorise le buzz, comme sur Twitter avec des messages courts, un système de retweet et de citation fait pour favoriser les petites phrases ; soit c’est la mise en avant de certains contenus qui y contribue, comme sur Youtube où les vidéos de clash, ou celles qui provoquent la sidération, sont davantage recommandées. Ces différentes structures, dont le but est de vendre de la publicité, ont souvent pour conséquence de favoriser le clash, voire de censurer par enterrement les discours subtils, d’apaisement, de conciliation.

Est-ce possible de légiférer contre cela ?

Nous avons deux stratégies contre cela. La principale, c’est de détruire les Gafam [abréviation qui désigne les géants du web, Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft et les autres, ndlr] ou, au minimum, de les éloigner le plus possible d’Europe, en s’en prenant au cœur de leur modèle économique qui est le ciblage publicitaire. C’est dans cette optique que nous avons déposé des plaintes collectives au niveau européen sur le traitement des données personnelles par les Gafam [4].

Une affiche de la campagne de la Quadrature du net pour des plaintes collectives contre les Gafam sur leur usage des données personnelles.

L’autre point, c’est de permettre aux personnes qui veulent partir de ces plateformes de le faire. Depuis cinq ans, il y a un mouvement de détestation grandissante des Gafam. Je pense qu’il n’existe plus grand monde aujourd’hui pour dire « j’aime Facebook » ou « j’aime Google ». Pourtant, ces plateformes ont perdu peu d’utilisateurs. Pendant le mouvement des Gilets jaunes, nous recevions à la Quadrature de nombreux appels de gilets jaunes qui demandaient comment aller ailleurs que sur Facebook. Mais s’ils quittaient Facebook, ils perdaient la base militante du mouvement. Donc, ils ne pouvaient pas le faire, même s’ils le souhaitaient.

Disposer d’alternatives au Gafam, comme Diaspora (une alternative à Facebook), Mastodon (une alternative à twitter), ne suffit donc pas, car en étant seulement sur ces plateformes, on se coupe de tous ceux qui sont encore sur ces réseaux de masse. Comment faire ?

Il faut développer les alternatives et l’interopérabilité. Les alternatives aux géants du web existent, comme Mastodon en effet pour le microblogging. Les gens savent que cela existe mais n’y vont pas. Parce qu’en y allant, on se coupe de la majorité restée sur les Gafam. L’interopérabilité, c’est permettre aux gens de partir des plateformes géantes sans perdre le contact avec leurs amis restés sur les Gafam. Cette logique marche déjà sur le mail. Si vous avez un compte gmail, que vous voulez quittez gmail pour ouvrir un compte mail à laposte.fr par exemple, vous pourrez le faire tout en continuant à envoyer des mails aux amis restés sur gmail. Cela fonctionne car la messagerie mail est une technologie interopérable.

L’idée, c’est de partir sur Mastodon tout en continuant à pouvoir interagir avec quelqu’un resté sur Twitter ?

Oui. Twitter aurait l’obligation d’afficher les personnes que vous suivez et qui sont passées sur Mastodon, et de transmettre la réponse de quelqu’un resté sur Twitter au service de Mastodon. Tout internet est interopérable à la base. Avec le système des réseaux sociaux centralisés, les plateformes géantes ont réussi à créer des barrières alors qu’Internet était un espace de liberté.

Autre chose que nous préconisons, c’est de s’inspirer de ce qui se fait dans les toutes petites plateformes, ou même sur Wikipédia, qui est pourtant très gros. Sur ce type de plateformes, les gens se chargent de la modération bénévolement. Ils font partie de la communauté, ils en connaissent les membres, les comprennent. Or, c’est beaucoup plus facile de gérer un conflit quand on connaît les gens. Sur Facebook, ce sont des personnes sous-payées parfois basées aux Philippines qui modèrent les conflits entre des habitants d’Amérique du Nord. Évidemment que cela ne marche pas bien. Plutôt que d’avoir quelques dizaines de juge français débordés ou des gens sous-payés à l’autre bout de la planète, nous proposons une armée de personnes volontaires, bénévoles, qui modèrent gratuitement. Il faut une multiplicité de forums différents, il faut sortir du modèle que les Gafam nous ont mis dans la tête selon lequel il n’existe que cinq ou six sites sur internet.

Vous pensez aussi qu’une même loi ne peut pas répondre à la fois au problème des contenus haineux en ligne et à la question de la propagande terroriste sur internet, qu’il faut séparer les deux ?

On ne prétend pas éradiquer la haine dans le monde avec la modération bénévole. Sur la question des personnes qui passent à l’action meurtrière, un rapport de l’Unesco de 2017, au sujet de la radicalisation des jeunes sur Internet, a fait la synthèse des études réalisées sur le sujet à travers le monde. Il conclut que rien ne permet d’affirmer que c’est sur Internet que les jeunes se radicalisent. La radicalisation a lieu ailleurs.

Propos recueillis par Rachel Knaebel

Lire aussi : Face à Google, Facebook et aux géants de la Silicon Valley : la révolte qui vient ?

Notes

[1Arthur Messaud est juriste à La Quadrature du Net, association de défense des libertés numériques et qui s’était opposée à la loi Avia.

[2En septembre et octobre 2017, la police avait ordonné aux sites Indymedia Grenoble et Indymedia Nantes de supprimer quatre publications, des messages revendiquant des incendies de voitures de police et de gendarmerie.

[3Voir ici l’analyse de la Quadrature du net à ce sujet.

[4Voir à ce sujet l’annonce du dépôt de plaintes collective, en 2018.


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