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SOURCE : Dissidences
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque et Georges Ubbiali (avec l’amicale collaboration de Christian Beuvain)
Dans le prolongement des courts livres de cette collection de la maison d’éditions de Lutte ouvrière (LO), l’auteur propose de faire un inventaire des transformations survenues dans le domaine culturel et celui des modes de vie, consécutives à la première décennie suivant la révolution d’Octobre, avant la glaciation stalinienne.
La première partie, la plus importante (un bon tiers de l’ouvrage), porte sur l’effort éducatif. Le niveau d’arriération dont héritent les bolcheviques à la suite de siècles d’obscurantisme tsariste est considérable, puisque la très grande majorité de la population est tout simplement analphabète. Le principal vecteur du développement de l’alphabétisation, durant la guerre civile, fut l’Armée rouge, composée de millions de paysans. Non content de se battre contre les forces disparates de la contre-révolution (nationalistes/séparatistes, monarchistes, Cosaques, Verts, etc.), dont beaucoup soutenues par les puissances occidentales, les départements politiques de l’Armée rouge (les PUR) conduisent des campagnes d’alphabétisation de masse, usant de menaces et d’incitations sous forme de récompenses, avec des résultats tout à fait appréciables, même si l’absence de références des sources mobilisées handicape le propos. Puis, une fois la guerre achevée, dès 1923, une Commission extraordinaire pour la liquidation de l’analphabétisme [1], c’est à dire la Tcheka Likbez [2] fut mise sur pied. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, les résultats étaient tous simplement colossaux puisque 80% de la population était alphabétisée. Cette politique volontariste s’accompagna de la mise en place d’un nouveau système éducatif, pariant sur l’investissement populaire par le biais de la création de soviets d’éducation pour administrer les écoles et même pour élire les enseignants. Le programme éducatif revendiquait une éducation générale et polytechnique, basée sur un système unique. Sans que Nicolas Fornet ne développe vraiment cet aspect, une telle conception nouvelle s’est heurtée, au début, à l’opposition des instituteurs, proches des socialistes révolutionnaires. L’éducation comportait une dimension politique revendiquée, en particulier en matière de lutte antireligieuse (même si aucun élément n’est fourni permettant d’en constater les conséquences). Cela s’accompagna de la création d’un nombre important de bibliothèques, clubs et moyens de propagande, ainsi que par une hausse considérable du nombre d’étudiants. En matière sociale, l’influence d’Alexandra Kollontai [3], première femme ministre au monde, permit d’envisager de nouveaux rapports sociaux (le modèle de l’union libre par exemple). Toutefois, si l’auteur insiste sur les éléments contribuant à l’émancipation des femmes, les débats au sein du Parti bolchevique sont pour le moins négligés. Une attention particulière, limitée par les ressources disponibles (leitmotiv de toute la politique des bolcheviques), fut portée à l’égard de la jeunesse. La création d’organisation de jeunesses communistes (les Komsomols) fut un vecteur décisif de cette volonté, tout comme l’insistance mise sur une justice éducative davantage que répressive.
La seconde partie du livre porte sur l’accès à la culture en lien avec le droit des peuples à disposer d’une culture nationale. La latinisation des langues fut entreprise, vaste tâche qui se heurta à de nombreuses oppositions (par exemple en Asie centrale), tout en permettant le développement de recherches en matière de linguistique des différentes nationalités [4]. Une attention particulière est portée à l’émancipation des Juifs. Le propos apparaît cependant unilatéral car tout laisse penser que les bolcheviques étaient les seuls à avoir échappé à l’antisémitisme, ce qui est loin d’être le cas, particulièrement à la base ; l’apport de la révolution de février, qui avait débuté cette politique d’émancipation, est quant à lui totalement oublié. La troisième partie aborde le développement de la culture scientifique. Dans les premières années, cela se manifesta par une assez violente lutte contre l’obscurantisme, en clair contre la religion : les exemples pris sur les rituels laïcs ou les efforts visant à démasquer l’imposture des reliques [5] sont parmi les plus intéressants. Mais rapidement, selon l’auteur, un retour en arrière fut conduit, du fait de résistances parmi la paysannerie. C’est omettre, pourtant, le caractère temporaire de ce recul, tactique, rendu nécessaire pour continuer à obtenir sinon un soutien franc et massif, du moins une neutralité bienveillante des paysans, pendant la guerre civile. A retenir une allusion au soutien que Lénine apporta aux sectes de « vieux croyants ». En effet, ces dernières développaient une conception communautaire de la religion. S’appuyant sur cette conception, Lénine plaidait pour l’attribution de terres afin qu’ils puissent installer ces communautés. Cependant, la résistance des scientifiques à l’égard du nouveau pouvoir fut extrêmement puissante, la plupart d’entre eux étant des privilégiés de l’ancien régime.
Les artistes font l’objet de la quatrième partie, « Les soviets et les arts ». L’apparition du Proletkult, visant à développer un « art prolétarien » fit l’objet d’une sévère critique des dirigeants soviétiques, Lénine et Trotsky au premier chef, ces derniers argumentant que le régime prolétarien/soviétique n’était qu’un moment transitoire de l’évolution sociale vers un régime sans classe et qu’il n’était pas nécessaire de développer une « culture prolétarienne ». Les réalisations culturelles se traduisirent par la construction d’immenses monuments et/ou statues, éphémères les premières années, afin de glorifier l’ère nouvelle. Des spectacles de masse servirent le même objectif : mobiliser et impliquer la population. Parallèlement, le ministère de la culture fut divisé en cinq sections (théâtre, littérature, musique, arts visuel, photo-cinéma), ce qui donne lieu à un très court exposé pour chacune de ces sections : les considérations sur la musique sont particulièrement passionnantes, tant les recherches d’expérimentation (lutte contre la tonalité, par exemple) furent multiformes.
Enfin, une dernière partie analyse trop brièvement les questions du mode de vie : hygiène et sport, logement, architecture et urbanisme. L’auteur souligne correctement que les réalisations furent plus expérimentales que profondes, faute de moyens adaptés. L’œuvre des premières années ne fut, dans la plupart des cas, qu’une ébauche. L’auteur insiste sur le potentiel de transformations qu’avait ouvert la révolution, avant l’involution stalinienne. Cependant, on peut souligner, tout au long du propos de Nicolas Fornet, l’absence totale de distanciation à l’égard de la politique des bolcheviques, comme si celle-ci n’avait pas eu la moindre influence sur la période stalinienne : l’optique relève clairement d’un trotskysme traditionnel, opposant classiquement une ère « léninienne » a un stalinisme « dégénéré » [6]. On notera enfin des orientations bibliographiques trop partielles, omettant toute indication en matière de cinéma ou de théâtre, et surtout ne citant aucun titre anglo-saxon (le livre de Richard Stites, Revolutionary Dreams, entre autres, est absent, comme ceux abordant la lutte anti-religieuse, dont les travaux de Daniel Peris [7] sur la Ligue des Sans-dieu, par exemple). C’est de manière générale l’autre handicap majeur de cet opuscule, le faible référencement bibliographique, en plus d’un ton trop apologétique.
[1] The Extraordinary Commission for the Liquidation of Illiteracy.
[2] Bien que nous manquions d’études scientifiques sur ces deux commissions extraordinaires, il est pourtant patent que la Tcheka digne de toutes les attentions (et aussi de toutes les légendes les plus noires), celle destinée à lutter contre les ennemis du pouvoir soviétique, reste la plus célèbre, alors que celle destinée à lutter contre ce fléau culturel qu’était l’analphabétisme russe est tout simplement ignorée.
[3] Sur Alexandra Kollontaï, voir les deux articles de Jean-Guillaume Lanuque, « La seconde mort d’Alexandra Kollontai ? », in Dissidences, volume 15, Latresne, Le Bord de l’eau, 2016, et « La résurrection d’Alexandra Kollontaï ? » sur notre blog (http://dissidences.hypotheses.org/6896).
[4] Rien n’est dit, toutefois, des positions vis-à-vis de l’espéranto et autres langues à visée universelle.
[5] Lire Bernard Marchadier, « L’exhumation des reliques dans les premières années du pouvoir soviétique », Cahiers du monde russe et soviétique, volume 22, n° 1, 1981, p. 67-88.
[6] Non sans commettre, au passage, quelques erreurs historiques : ce sont les bolcheviques, et non les soviets, qui prennent le pouvoir en octobre 1917 (p. 13) ; Fanny Kaplan est socialiste-révolutionnaire, mais pas de la tendance de gauche : elle appartenait à l’organisation de combat clandestine ; Makhno n’a jamais louvoyé entre Rouges et Blancs, refusant tout accord avec ces derniers (p. 60)…
[7] Daniel Peris, Storming the Heavens. The Soviet League of the Militant Godless, Ithaca, Cornell University Press, 1998.