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SOURCE : Orient XXI
Le coup d’État du 18 août 2020 par des militaires maliens qui ont renversé la présidence d’Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) aurait pu être l’occasion de rejeter une approche internationale déficiente. L’évènement est embarrassant pour l’ONU, la France et leurs partenaires internationaux qui se sont donné pour mission de stabiliser le pays et de restaurer l’autorité de l’État sur tout le territoire. Le coup d’État souligne, pour ceux et celles qui en doutaient encore, un échec quasi total de leur approche et de leur gestion du conflit.
Depuis, le Mali a plus d’une fois fait grincer des dents le gouvernement français, surtout en octobre. Alors que l’armée exprimait frustration et amertume après la remise en liberté, négociée par le gouvernement malien, de 200 prisonniers contre quatre otages, dont l’humanitaire française Sophie Pétronin, le commissaire à la paix et à la sécurité de l’Union africaine, Smail Chergui, et le secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres, encourageait d’ouvrir le dialogue avec les extrémistes. Quelques jours plus tard, en visite à Bamako, le ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian affirmait l’immuabilité de la position française : on ne dialogue pas avec les djihadistes. Et ce, malgré le désir exprimé publiquement du premier ministre malien par intérim, Moctar Ouane, d’explorer cette voie.
Du point de vue de l’engagement international, le coup d’État n’a rien changé ou très peu. L’option du retour au pouvoir du président déchu a été écartée dès les premiers jours (y compris par IBK lui-même). Seule la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) a tenu brièvement cette position, sur laquelle elle est revenue le 22 août lorsque les négociations avec le Comité national pour le salut du peuple (CNSP) ont commencé. Bien que la Cedeao ait obtenu quelques concessions du CNSP, celui-ci a néanmoins ignoré les conditions de la transition en nommant ses membres à des postes-clés.
Du côté français, Le Drian et le gouvernement n’offrent pas d’autre solution que la poursuite du statu quo, d’une guerre sans fin et sans objectif précis autre que de détruire l’ennemi djihadiste. Le gouvernement français ne s’est pas montré bien inquiet de l’avenir démocratique du Mali, sauf pour un appel général et vague au maintien de l’ordre constitutionnel et pour déclarer son attachement à la souveraineté et à la démocratie maliennes. Emmanuel Macron, la ministre des armées Florence Parly et Jean-Yves Le Drian ont, chacun à leur tour, plutôt réaffirmé leurs priorités que sont la stabilisation et la lutte contre le terrorisme et, surtout, que le coup d’État n’allait pas perturber les opérations militaires de la France.
Autrement dit, le coup d’État et la violation des normes démocratiques et des règles constitutionnelles ont été rapidement normalisés. Les négociations autour de la transition politique n’ont pas affaibli la position des militaires maliens, ni remis en question les contraintes internationales. Et donc, en novembre 2020, on en revient aux mêmes débats : faut-il poursuivre sur la voie de l’accord de 2015, dialoguer avec les djihadistes, favoriser les solutions sécuritaires ou politiques ?
LE PIÈGE DES « SOLUTIONS POLITIQUES »
Au Mali, plusieurs analystes et experts ont critiqué l’approche militaire ancrée dans le contre-terrorisme. Les mêmes — ou presque — soulignent avec raison l’importance de se concentrer sur les besoins en matière de gouvernance et la nécessité d’un État compétent et pourvoyeurs de services afin d’assurer la stabilité du pays et de la région. Cette position est régulièrement présentée comme une alternative à l’agenda sécuritaire et aux opérations militaires au Sahel ou, du moins, comme l’objectif que devraient viser les opérations militaires. Cette critique atteint rapidement ses limites, en revanche, et sous-estime l’effet structurant de l’engagement militaire international au Sahel.
En effet, la critique de l’acharnement contre-terroriste a été, trop souvent, simplifiée. Les opérations militaires ayant démontré leurs limites, il s’agirait de favoriser des solutions politiques plutôt que la solution militaire. Poser le problème ainsi est en fait un piège, dans la mesure où l’instrument militaire est présumé ou présenté comme une solution technique et qui retourne d’une action nécessaire et antérieure à l’action politique. Les militaires français comme les Casques bleus onusiens parlent ouvertement de sécuriser les espaces et les zones à partir desquelles il est théoriquement possible de construire ou de consolider la paix, notamment en travaillant à lier ces espaces de manière à contrôler tout le territoire. Les références récurrentes au lien sécurité-développement en sont la marque : les militaires créent l’espace pour les praticiens du développement et des solutions politiques, qui doivent tirer profit des succès militaires et se plier aux exigences de la stratégie militaire1.
Dans un discours de 2017 sur la base Barkhane adressé aux troupes françaises, le président Macron est très clair :
Le chemin qui mène à une paix durable est long. Il faut le parcourir avec détermination, avec constance. Il suppose d’abord la sécurité. Il suppose la présence des forces armées, vous. Il suppose ensuite une feuille de route politique, diplomatique fixée clairement, mise en œuvre avec détermination.
Ainsi conçu, c’est l’action militaire qui construit et garantit l’espace et le temps politiques. Pourtant, la « solution militaire » est le résultat d’une décision politique et de rapports de force. Elle n’est pas distincte ou dissociée du moment et des décisions politiques. L’instrument militaire n’est pas une technique apolitique, ahistorique, en dehors des relations, des réseaux et des structures de pouvoir. La solution militaire est la solution politique proposée, imposée et mise en œuvre, largement grâce au leadership français et au déploiement de l’opération Barkhane.
La stratégie militaire est construite sur le principe que le combat contre les terroristes est nécessaire afin d’assurer le temps et l’espace jugés indispensables aux « solutions politiques », quelles qu’elles soient. Exprimée ainsi, la stratégie militaire absorbe la critique du contre-terrorisme qui s’appuie sur la mise en valeur de solutions politiques, mais leurs paramètres limites ont déjà été prédéfinis par la stratégie militaire. La critique de l’approche contre-terroriste qui défend l’idée de solutions politiques ou d’un dialogue avec les extrémistes peut être balayée du revers de la main lorsqu’elle est réduite à une dichotomie qui distingue le militaire du politique.
Dans la pratique, au Sahel, la « solution militaire » est en fait devenu un mode de gouvernance. L’accent mis sur le contre-terrorisme et les opérations militaires est le résultat de décisions et processus politiques, de rapports de forces et de dynamiques et de relations politiques qui visent à imposer une vision et les normes de l’ordre politique à stabiliser et de l’autorité à préserver ou restaurer.
Autrement dit, la solution militaire est le reflet et l’expression d’un mode de gouvernance qui affirme, implicitement ou explicitement, la permanence de la force militaire internationale au Mali et au Sahel, mais aussi de l’utilité sinon de la nécessité de la force militaire tout court, dans le maintien d’un ordre politique ainsi redéfini2. En stipulant que la solution politique n’est possible ou durable que si l’ennemi terroriste est exterminé, la stratégie militaire articulée autour de l’opération Barkhane cache, en fait, les enjeux et les luttes politiques à propos des limites du possible au Mali. Les conditions de production de formes de gouvernance sont conçues pour générer la stabilité et non pour contribuer à des changements transformateurs. Ainsi, l’intervention militaire devient une solution politique sans ambition, grossièrement limitée à l’endiguement et à la gestion des effets du conflit, plutôt que leur résolution.
Il n’est donc guère étonnant, dans ce contexte, qu’un coup d’État militaire ait été aussi rapidement et facilement normalisé.
LE COUP D’ÉTAT ET LES CONTRAINTES INTERNATIONALES
Les putschistes ont démontré une compréhension fine des contraintes internationales qui définissent leurs options et environnement stratégiques. Pour s’assurer d’un minimum de reconnaissance internationale et pour ne pas être autrement inquiétés par les acteurs internationaux, ils ont compris qu’il ne fallait pas perturber la lutte contre le terrorisme et les opérations de stabilisation. Ainsi, dès les premiers moments, ils affirment qu’ils ne remettent pas en question les ententes et les priorités internationales au Mali ou l’accord de paix signé en 2015. Les Casques bleus de l’ONU et les militaires français de l’opération Barkhane sont décrits comme des partenaires pour la stabilité. La junte démontre ainsi sa compréhension des règles du jeu, tout en s’appuyant sur le pouvoir symbolique d’une logique militaire qui permet également de justifier leur coup d’État3.
Le coup d’État de 2020 illustre comment l’État postcolonial et les élites maliennes ont intégré dans leur fonctionnement et leurs réflexions stratégiques la logique militaire et les contraintes de l’intervention internationale au Mali. La présence militaire internationale est devenue partie intégrante de l’existence de l’État malien. Les échecs de l’État postcolonial ont contribué à créer cet espace dans lequel une telle intervention militaire et ses contraintes peuvent exister et prendre forme, alors que le narratif de la lutte contre le terrorisme continue à justifier la nécessité et la permanence de ces contraintes.
Il reste à voir si l’opportunité que représente la transition politique transformera les rapports de forces entre les adeptes de la stabilisation et les partisans de la transformation. Dans la mesure où la logique militaire définit les frontières et les limites pour la démocratie, la gouvernance et la sortie de crise du Mali, nous sommes en droit de nous demander en quoi et comment le Mali pourra se renouveler.
Professeur agrégé au Collège militaire royal de Saint-Jean et directeur du Centre FrancoPaix de la Chaire Raoul-Dandurand à… (suite)