Paul Mattick Jr: Happy Days

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SOURCE : Lundi matin

Au cours des quatre dernières années, il m’est arrivé d’expliquer que la présidence de Donald Trump ne représentait pas, comme beaucoup le redoutaient, l’arrivée du fascisme aux États-Unis. [[Nous conseillons, avant de s’enfoncer dans cet article qui revient sur la récente élection américaine, de lire cette introduction de Charles Reeve]

Trump ne se souciait pas de bâtir un État fort, ni de préparer l’Amérique à jouer un rôle impérialiste dynamique dans les affaires mondiales, et à mobiliser le patriotisme et le racisme pour réprimer la classe laborieuse au profit de la croissance économique. Loin de vouloir constituer une force paramilitaire nombreuse, il s’est contenté d’inspirer des « milices » pathétiques — bonnes pour animer des bars à bière, pas pour faire un putsch — incapables, par exemple, de seulement kidnapper le gouverneur du Michigan. (Les Weathermen, par comparaison, bien que formés d’anciens étudiants de la bourgeoisie, réussirent à libérer Timothy Leary d’une prison fédérale et à le faire sortir clandestinement du pays.) Ce que Trump parvint à accomplir, à part réduire quelque peu ses difficultés financières personnelles résultant de son ineptie dans les affaires, fut de promouvoir le programme républicain de dérégulation du marché et de baisse des impôts, tout en nommant des conservateurs dans le système judiciaire prêts à supprimer les futures initiatives « progressistes ». En fait, son gouvernement s’engagea dans la direction opposée à un accroissement fasciste du contrôle étatique, réduisant plus encore les efforts engagés sous le New Deal, pour au moins instaurer un certain contrôle par l’État de l’anarchie capitaliste. La stagnation économique suscita non pas des dépenses pour créer des emplois — le légendaire programme d’infrastructures — mais de simples injections de fonds dans les circuits de la spéculation financière.

Exultant sur le triomphe de la démocratie américaine, le New York Timescomme tant d’autres célébra la promesse de Joseph Biden de « restaurer la normalité politique et un esprit d’unité nationale pour faire face aux crises sanitaires et économiques qui font rage ». Est-il bien nécessaire de signaler que la normalité produisit elle-même ces crises et que l’unité nationale ne peut que signifier la subordination des intérêts de certaines personnes à ceux des autres ? Alors que l’opposition républicaine à la planification et au contrôle étatiques, associée au désintérêt de Trump pour autre chose que son autopromotion, a certainement accentué l’ampleur de la pandémie, ses raisons fondamentales se trouvaient déjà dans le refus ancien de la classe des affaires de payer pour le système de santé de la classe des travailleurs. Attitude qui trouve un écho à l’étranger dans la destruction en cours de ces systèmes dans les pays qui les avaient créés au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. La répudiation par les démocrates de la promesse d’une « sécurité sociale pour tous » revient à laisser cette situation inchangée. Et comme l’approfondissement de la crise économique, aggravée par la pandémie, est avant tout le produit du fonctionnement normal du capitalisme, il n’y a pas de remède à cette crise à part abaisser encore les niveaux de vie des travailleurs du monde entier, soit au moyen d’une dépression totale soit par la poursuite d’une austérité soutenue par l’État, favorisant une plus grande concentration de la propriété du capital entre les mains d’entreprises encore moins nombreuses.

Ceux qui redoutaient le fascisme regardaient le passé pour comprendre le présent ; c’est également vrai d’une personne telle qu’Alexandria Ocasio-Cortez, dont l’horizon de ses aspirations est délimité par son attachement à l’idée du New Deal, quoique modernisé à l’aide du qualificatif « vert ». Il est assez parlant que dans une interview publiée dans le Times du 8 novembre, elle ait dit que si elle ne pouvait pas s’affronter à la machine démocrate, elle ferait aussi bien de quitter la politique et de « rester à la maison », idéal aussi rétrograde (quoique parfaitement compréhensible) que le souhait d’accroître la démocratie de la politique des partis. Une économie stagnante, avec moins à partager entre les 1 % et tous les autres, signifie que la coalition populaire souhaitée en faveur de la démocratie est un rêve aussi chimérique que le souhait des paysans américains exprimé par leur soutien à Trump, et que la concentration ininterrompue de l’agriculture industrielle, associée à la rapide dégradation de l’environnement puisse être freinée par les vieilles valeurs communautaires portées par les petits entrepreneurs blanc.

Pendant ce temps, les incendies font rage dans l’Ouest, tandis que les ouragans et les inondations ravagent le Sud-est, et qu’il fait 45° ici à Brooklyn le 8 novembre. Mais, et puisque l’espoir jaillit éternellement dans le cœur de l’homme, certains sont tout excités par l’invocation de deux mille milliards de dollars qui devraient être dépensés pour combattre le changement climatique. Mais tout comme le gouverneur Newsom, qui a promis une Californie sans carbone pour 2050, et a autorisé un grand nombre de nouvelles concessions de fracking, tout comme le gouvernement japonais, qui a fait la même promesse et ouvre de nouvelle usines fonctionnant au charbon, Biden ne se prépare pas vraiment à exproprier les sociétés pétrolières, à interdire de fabriquer des véhicules à essence et à lutter pour mettre fin à la croissance économique destructrice — quand bien même ces objectifs seraient à sa portée, ce qu’ils ne sont pas. L’idée relativement « réaliste » de bloquer l’installation du pipeline géant de Keystone n’a pas, autant que je sache, été seulement mentionnée.

Biden ne va pas non plus s’employer à réduire les ressources de la police, qui continue de tuer, tabasser et arrêter des citoyens sans aucune retenue. Anciens champions de l’incarcération massive, le nouveau président et son acolyte ex-procureuse sont parfaitement conscients du besoin d’une police et de prisons pour maintenir l’ordre social, surtout à une époque d’approfondissement des difficultés économiques. Quand le moratoire sur les expulsions des logements expirera le 31 décembre, il ne faut pas s’attendre à ce que chacune des millions de personnes menacées accepte passivement d’être jetés à la rue. La police — et l’armée, si besoin est — seront nécessaires pour réprimer les forces de l’anarchie et du désordre.

Tour cela pour dire que, malgré l’euphorie compréhensible causée par le départ imminent de cet individu qui est l’incarnation particulièrement déplaisante — à la fois incompétente et inutilement cruelle — de l’économie politique américaine, la venue d’une nouvelle présidence en janvier nous laissera face aux mêmes problèmes auxquels nous étions confrontés la veille de l’élection. Le gouvernement Biden cessera peut-être d’incarcérer des enfants en guise de politique migratoire (reviendra-t-il tout simplement aux déportations de masse du régime Obama ?) ; peut-être n’encouragera-t-il pas le forage de zones naturelles préservées (surtout à un moment où les prix du pétrole sont bas). Mais ces politiques trumpiennes sont des gouttes d’eau dans le vase de la souffrance humaine et de la destruction de la nature que notre système social est en train de remplir à grande vitesse. La réaction collective à l’assassinat de George Floyd a montré que le vase est parfois trop plein, qu’une goutte d’eau suffit à la faire déborder. Ayant vu que cette réaction puissante, magnifique, avait produit à peine plus qu’une augmentation de la représentation des Noirs dans la publicité, les gens se sont lassés de manière compréhensible des bagarres quotidiennes contre les forces de police ; et beaucoup ont souhaité qu’un politicien ou deux fassent quelque chose de significatif pour nous tous. Tout cela a échoué ; nous allons être forcés une fois de plus d’affronter le vrai problème : non pas un écart provisoire de la norme américaine, rectifiée par un retour à un passé imaginaire ou un autre, mais la nature fondamentale de notre réalité sociale actuelle.

Paul Mattick Jr


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