Infiltré dans un média monégasque

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Acrimed

Nous publions aujourd’hui, sous forme de tribune et avec leur accord, un article intitulé « Récit d’un journalope infiltré dans un média monégasque (et autres considérations journalistiques) », publié dans le dixième numéro du mensuel niçois Mouais. (Acrimed)

Lorsque j’ai été embauché en octobre 2019, pour un CDD de six mois au magazine d’informations généralistes Monaco Hebdo, je me suis demandé comment. J’avais postulé par dépit, ma conseillère Pôle emploi commençait à s’impatienter. Mon CV indiquait pourtant que l’une de mes dernières expériences journalistiques avait été au journal Le Patriote, en partie financé par le Parti communiste français… J’ai continué à me demander ce que je foutais là durant mes premiers mois de travail, déambulant dans les rues de la principauté, où chaque centimètre carré est surveillé par des caméras, avec cette impression d’évoluer dans un microcosme construit de tous mes cauchemars. Mais puisqu’on s’habitue à tout, je me suis posé en observateur avisé d’un monde nouveau. J’ai toujours vu Monaco comme un laboratoire. Et pour cause, c’est une cité-État, de 2 kilomètres carrés de superficie, qui possède toutes les institutions inhérentes à la définition d’un État, une vie de cité, une histoire, une culture. Un petit monde observable à l’œil nu en somme. Un parlement (monocaméral) élu au suffrage universel direct, une séparation des pouvoirs consacrée dans la Constitution, quoique dans les faits, le prince Albert cumule tous les pouvoirs. Ce dernier donne une feuille de route à suivre par le ministre d’État, sorte de premier ministre, toujours un Français par ailleurs, lequel l’applique accompagné d’un gouvernement composé de hauts fonctionnaires monégasques. Par sa volonté de s’inscrire le plus possible dans les institutions internationales, tout en conservant une partie de sa souveraineté, Monaco œuvre à se doter de tous les atours démocratiques possibles.

« Modèle social exemplaire », vraiment ?

Un décorum pour masquer ses activités financières opaques, un chef de l’État omnipotent, intouchable et souverain à vie. Les élus et acteurs institutionnels n’hésitent d’ailleurs jamais à vanter leur « modèle social exemplaire et envié de tous (sic) », ainsi que de s’autoproclamer « pays démocratique (resic) ». Si le simple fait de voter suffisait à faire de vous une démocratie, on compterait peu de dictatures dans le monde. Voilà un pays où le patriarcat règne (on dit madame le Directeur), où l’homosexualité commence très timidement à être reconnue, où l’avortement n’est plus pénalement condamnable depuis seulement un an (mais toujours illégal), un pays où les seules personnes racisées sont les agents d’entretien de la Société monégasque d’assainissement (SMA) et le personnel de maison qui s’occupent des enfants. Un pays où l’omerta, le tabou, la courtisanerie, un droit du travail très peu protecteur des salariés, et des contre-pouvoirs quasi-inexistants empêchent les journalistes locaux de réaliser le moindre travail d’enquête abouti. En termes de modèle social, on repassera.

Que fais-je là ?

Quand j’ai été recruté à Monaco Hebdo, je me demandais donc bien ce que j’allais pouvoir y faire. Déjà que dans nos pseudo-démocraties, le journalisme réel, sans connivence et avec enquête au long-cours, se pratique difficilement… Alors dans une monarchie constitutionnelle où le catholicisme est religion d’État et le prince cumule les trois pouvoirs !, pensais-je. A vrai dire, de ma petite expérience, j’ai finalement noté assez peu de différences entre les deux pays. Là-bas, comme ici, le journalisme se fait rare. Il se fait par à-coups, difficilement, partiellement. La censure et l’auto-censure sont des maîtres-mots des deux côtés de la frontière. Ce que je vais décrire comme réalité se retrouve dans de nombreuses rédactions. La différence avec les grosses structures médiatiques françaises, c’est que le pouvoir du propriétaire du journal se manifeste de façon moins directe que dans un journal comme Monaco Hebdo. La logique suivie est pourtant la même : à la fois éviter que des gratte-papiers viennent fouiller dans vos affaires puisqu’ils sont à vos ordres, mais également d’avoir un outil de propagande puissant pour faire pression sur l’État puisque bien souvent, ces milliardaires dépendent assez largement la commande publique (BTP, télécommunications, armement). On pourrait croire que le pluralisme permet d’éviter cela. Après tout, si tel journal ne peut sortir cette information-là, un autre s’en chargera. Mais c’est là où le système médiatique fait système, c’est dans la convergence idéologique des patrons de presse et de leurs journalistes. Les plus dérangeants prennent la porte, ou bien leur précarité les oblige à la docilité.

Un riche achète un journal par amour de la démocratie

D’entrée de jeu, le ton était donné à mon entrée dans les locaux. Mon premier jour, le fils du patron, dont le rôle au sein de l’entreprise demeure toujours obscur pour moi, avant même de me dire bonjour me dit : « Enlève tes boucles d’oreilles oh ! ». Je dis : « Ah bon ? ». Il me dit : « Bah oui ! ». Je n’ai rien dit. Puis je les ai gardées. Le lendemain, je voulais aller couvrir un salon entrepreneurial pour aller admirer les dernières start-ups révolutionnaires. J’étais prêt à partir puis ce même fils de patron m’a dit : « Ah bah non, c’est Cohen qui organise, c’est un concurrent, on ne va pas lui faire de pub ». Je repartais, décontenancé, puis il me lance : « Eh oui, va falloir t’habituer à ça ». J’aurais mille autres anecdotes de ce type concernant la place inconsidérée de ce bougre au sein de la rédaction. Mais il n’est que le vecteur de la parole de son père. Le magazine Monaco Hebdo appartient, ô étrange surprise, à un richissime chef d’entreprise dans le secteur du BTP. Le rapport direct qu’il entretient avec son journal est clairement de l’ordre de l’outil de communication insidieuse à sa disposition. Les riches qui possèdent la presse ont compris cela : la propagande communicationnelle la plus puissante est celle revêtant l’apparat de la rigueur, de la vérité. A ce titre, il intervient toujours très directement dans le contenu. Il relit tous les articles. Du moins, ceux qui peuvent entrer en collision avec ses affaires. Certains sujets sont hors d’atteinte, ou avec des pincettes, comme le BTP, le prince.

Voilà un pays où le chef de l’État n’est même pas un sujet discutable. En revanche, le proprio a quelques lubies sur lesquels il est recommandé de taper : la 5G et le numérique en général et tout ce qui peut un peu emmerder le gouvernement en somme. En France, l’argument souvent entendu lorsque des milliardaires rachètent de la presse est : « Mais enfin, je n’ai jamais eu le proprio du journal au téléphone, il n’intervient pas dans la rédaction ». Quoi de plus normal, il n’y a que lorsque le chien bouge qu’il se rend compte qu’il est en laisse. Si tu es au poste où tu es, c’est que tu ne déranges personne. Si tu ne déranges personne, tu ne fais pas de journalisme. « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus que de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie », comme disait Albert Londres, le plus célèbre des journalistes français.

C’est bien le principe du journalisme que de divulguer, de publiciser, ce que les puissants tentent de cacher par défense de leurs intérêts.

Relecture des interviews

Autre pratique courante à Monaco et ailleurs dans le monde journalistique : les demandes de relecture. Vous interviewez une personne, et souvent, quelle que soit sa fonction ou son métier, demande à relire votre article avant parution. Ou a minima, ses propres citations pour s’assurer, me dit-on généralement, que sa pensée soit fidèlement retranscrite. Bien évidemment, je refuse en permanence. Néanmoins, il arrive parfois, puisque c’est un rapport de force qui s’engage avec l’interviewé, que celui-ci refuse alors l’entretien s’il ne peut avoir accès à ses citations avant publication. Or, les chefferies éditoriales tiennent toujours à un pluralisme de bon aloi. Alors la parole institutionnelle doit être présente obligatoirement. Donc, obligé par votre chef, vous vous exécutez parfois à contre-coeur pour recueillir la parole ô combien importante d’un tel ou d’une telle pour le bien d’un papier parfaitement équilibré. Sachez-le : la plupart des politiques demandent à relire, et la plupart des journalistes acceptent, car la pratique est devenue courante. Parfois, certains se rebiffent comme La Voix du Nord et Le Télégramme qui avaient refusé l’an dernier aux moments des élections européennes de participer à une interview collective d’Emmanuel Macron car celle-ci était soumise à relecture.

Ne surtout vexer personne

Il semblerait que la non-reconduction de mon contrat soit due à un épisode datant de décembre 2019. Le président du Conseil national (la chambre parlementaire), Stéphane Valeri, présentait les résultats d’une consultation publique sur la qualité de vie en principauté, en grande pompe, face à la presse. Les résultats étaient sans appel, ses revendications politiques sur la constatation d’une dégradation de la qualité de vie confirmées par cette étude validée par l’institut BVA. Problème : le questionnaire distribué s’apparentait surtout à un parcours fléché dont la valeur sociologique des résultats se trouvait donc proche du néant. Le lui ayant fait remarquer en direct, il semblerait que celui-ci se soit ensuite plaint à son ami propriétaire de Monaco Hebdo de ce petit impétrant qui osait le contredire sur sa grande consultation. C’est après cela que mon directeur de la rédaction a fait passer le message à mes rédacteurs en chef : « Dites-lui d’être moins virulent avec les politiques qu’il interroge ». Moi qui avais l’impression d’être au maximum de la docilité dont j’étais capable. L’on m’a aussi reproché mon look, et mon incapacité à me fondre dans le moule monégasque. J’ai simplement essayé de faire du journalisme, en étant moi. Un peu punk, un peu hippie.

 

« Le médium, c’est le message »

Pour conclure, je dirais qu’à mon sens, le grand drame du journalisme actuel réside dans l’incapacité des journalistes à disséquer le plat qu’on leur sert et qu’ils relaient au public tel quel, sans esprit critique. Le grand drame des citoyens consommateurs d’informations réside dans leur naïveté face à l’illusion de la neutralité du journaliste dans laquelle on les berce. Le journaliste n’est pas neutre car l’humain n’est pas neutre. Mettez dix journalistes face à un même fait, vous aurez dix récits différents. Ce n’est pas tant qu’ils vont mentir. Ils vont relater leur vérité, avec leur perception. Tous les journalistes sont militants à divers degrés.

Tous les journalistes se servent de leur audience pour faire passer des idées. Est-ce grave ? Non, le problème est surtout l’unanimisme de ces idées. A tel point, que la plupart des journalistes n’ont pas conscience de servir une idéologie. Pourtant, elle est là : libérale, européiste béate, « anti-extrêmes » (parce que les extrêmes c’est jamais bon), légaliste, républicaine. En un mot : bourgeoise. « Le medium c’est le message » disait le penseur canadien des médias, Marshall McLuhan. En démocratie représentative, si les médias cessent d’être le porte-voix du peuple condamné au seul vote comme moyen d’expression dans ce régime, de relayer ses aspirations, ses revendications, alors ils cessent d’être ce qu’ils devraient être : un contre-pouvoir.

Malsayeur le Médisant


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