Castoriadis, ou l’imagination au pouvoir

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SOURCE : Marianne

Les Éditions du Sandre publient les deux derniers volumes des œuvres de Cornelius Castoriadis. L’occasion de nous plonger dans la pensée du philosophe, historien, économiste, psychanalyste et défenseur d’une démocratie radicale, décédé en 1997.

Castoriadis, ou l'imagination au pouvoir

Contrairement à celle de Sartre, qu’il n’appréciait guère, la renommée du philosophe et psychanalyste Cornelius Castoriadis (1921-1997) ne faiblit pas avec le temps. On le cite souvent dans la presse et sa réputation posthume perdure. Le relire aujourd’hui n’est donc pas inutile. D’autant qu’un éditeur courageux, ayant entrepris de publier ses œuvres complètes, les deux derniers volumes (Écrits politiques 1945-1997, VII et Écrits politiques 1945-1997, VIII), parus récemment, redonnent vie à ses écrits politiques et écologiques. Et la correspondance, qui les accompagne, produit sur le lecteur un réel effet de proximité. On y retrouve le ton inimitable de ce penseur total qui s’intéresse à tout. À la science, aux techniques, à la politique, à la culture. Qui entend prendre « la défense de l’homme contre lui-même ». Et ne rien lâcher sur l’exigence de rationalité propre à l’activité intellectuelle.

DU TROTSKISME À « SOCIALISME OU BARBARIE »

Son parcours n’est pas étranger à cette persévérance. Il a eu plusieurs vies. Et de nombreux amis, parmi lesquels, Jacques Ellul (1912-1994), Ivan Illich (1926-2002) Pierre Vidal-Naquet (1930-2006), Edgar Morin. Il aimait convaincre, comme on peut le constater dans la longue interview réalisée par Chris Marker pour Arte en 1989. Castoriadis est né en 1922 à Constantinople. Il passe sa jeunesse à Athènes qui est alors une ville sans voitures d’une beauté presque inentamée. Adolescent, sous le régime du premier ministre dictateur Ioànnis Metaxas (1871-1941), il s’inscrit aux jeunesses Communistes. Une fois ses années de lycée achevées, il poursuit des études de droit et d’économie. Il devient membre du PC en 1941. Il le quitte deux ans plus tard, flirte avec le trotskisme, s’en détache progressivement à partir de décembre 1944, d’abord en Grèce, où il se démarque de la conception trotskiste du stalinisme, ensuite, à Paris, où il s’exile à la fin de l’été 1945, et milite au sein du Parti communiste internationaliste jusqu’à l’été 1948. Date à laquelle il rompt définitivement avec la IVème Internationale. Le militant cède alors la place au philosophe intégral. Il fonde, avec Claude Lefort (1924-2010), le groupe « Socialisme ou barbarie » et la célèbre revue du même nom qui paraît de 1949 à 1965. Il est économiste de métier à l’OCDE de 1948 à 1970. Il devient psychanalyste à partir de 1973.

Travailleur acharné, ses articles des années 1950, reflètent son travail d’économiste dissident au sein de l’OCDE, il y critique tout autant le marxisme orthodoxe, obsédé par les forces productives, que l’économisme libéral, hanté par le calcul des coûts et la mesure du temps de travail, on dirait aujourd’hui l’employabilité, indépendamment de la valeur propre que l’on accorde au travail, à son organisation, au savoir faire, à la dignité. À l’instar d’Auguste Comte, l’inventeur de la sociologie, qui pensait qu’on ne peut tout expliquer par le social, qu’il fallait prendre en compte le besoin de croyance – de religion civile – des communautés humaines, Castoriadis, pensait que l’économie n’explique pas tout, qu’elle ne peut uniquement s’appuyer sur des modèles mathématiques. Elle n’est pas une science à part entière, et ne peut s’abstraire du « social-historique », de la société dans laquelle elle est immergée.

LE RÔLE DE L’IMAGINAIRE RADICAL

Or ce qui s’appelle société, chez Castoriadis, à partir des années 1960, est inséparable de ce qu’il appelle « l’imaginaire instituant ». Cette notion est centrale chez lui. Que serait la Grèce sans Périclès ? La République sans la Révolution Française ? Nulle explication historique ne peut rendre compte de ce qui préside à l’institution d’une société. La construction de la pyramide de Chéops fut sans doute initiée par le pharaon, mais pourquoi en a-t-il décidé ainsi ? Comment est advenue la décision de prendre la Bastille ? S’il est vrai que chaque société s’institue à sa manière – c’est la part d’énigme à l’origine de chacune d’elles -, toutes les sociétés ne soumettent pas, n’enferment pas les individus dans un rôle, une place, une assignation définitive, une adaptation continue.

Il existe des sociétés qui permettent une véritable autocréation des individus. La Grèce au V siècle, le siècle des Lumières, la Commune de Budapest, par exemple. Castoriadis est le nom de cette union et de cette tension entre la création et l’institution. Il est le nom de ce qu’il a poursuivi toute sa vie : le besoin d’autonomie, qui passe selon lui par l’imaginaire, sous condition que celui-ci ne soit pas empêché, déterminé, contraint, mais se présente comme « une création incessante et essentiellement indéterminée ».

Ce qui est central chez Castoriadis, dans le capitalisme, n’est donc pas le marché en soi, ni la technique en soi, mais l’illimitation, dont il se prévaut. La croyance en l’innovation comme telle. Sa démesure. L’imaginaire qui domine l’économie influant sur l’ensemble des significations sociales, il « fait être », ces significations. Il conditionne nos besoins, notre rapport au milieu naturel, à l’environnement. Parti d’une réflexion de fond sur la bureaucratie soviétique, l’aveuglement envers le productivisme, aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest, il était donc normal que Castoriadis se tournât vers l’écologie. Non pas en oubliant ce qu’il avait frayé auparavant, mais en réactivant dans les années 1970, sur fond de crise de l’énergie et de crise du progrès, l’idée que, contrairement à ce que pensait Jacques Ellul, qu’il estimait, l’emprise de la technique, son auto-accroissement, n’avait pas un caractère irréversible. Ce qui n’est pas sûr. Mais pour Castoriadis l’était assurément. Tout simplement parce que l’être humain est doué d’imagination. Et qu’il ne tient qu’à sa liberté d’en avoir. Ce qu’il appelait avec l’alacrité qui le caractérisait : « l’imaginaire radical ».

POUR LA DÉMOCRATIE

Cette confiance envers la capacité des hommes d’entretenir avec leurs désirs un rapport réflexif, de laisser parler aussi leur inconscient, ce magma d’idées diffuses qui envahissent leur « psyché », un mot qu’il affectionne, pousse Castoriadis, dans les années 1990, à accentuer sa critique des « oligarchies libérales », à repenser la démocratie à nouveaux frais. La crise de l’esprit critique qu’il diagnostique est à ses yeux une crise des pensées héritées. Une incapacité à réactiver l’héritage de la Grèce, des Lumières, du mouvement ouvrier. C’est une crise de l’imagination, de la création au sens large. Une panne dans le projet d’autonomie des individus et de la société. L’époque ne lui est guère favorable. L’historien François Furet (1927-1997) s’emploie à convaincre que nous sommes désormais condamnés à vivre dans le monde tel qu’il est. Et les années Mitterrand ne le font pas rire. Non content, de dénoncer les missionnaires armés partis en Irak, il s’inquiète de la destruction des écosystèmes, se plaint « de la montée de l’insignifiance, du « conformisme généralisé », du relâchement culturel, et en appelle à une forme de démocratie directe, qui n’est pas dans l’air du temps.

Il le savait. Et en souffrait. Mais il n’a pas cédé sur l’idée que les significations instituées par la société pouvaient avoir le dernier mot. Contrairement à Sartre, il ne se définissait pas comme un intellectuel engagé. Il ne parlait pas à la place des autres. « Je crois que je suis, autant que faire se peut, autonome dans le domaine de la pensée. Je parle de moi, Castoriadis », disait-il dans un entretien paru en 1994. La démocratie commençait pour lui quand toutes les femmes et les hommes pourraient dire la même chose : parler en leur nom. Faire entendre leur voix. Ce qui n’est pas vraiment démodé, ni inactuel, mais nous autorise à resituer de quoi nous héritons. Et ce qu’il nous est permis d’espérer…

* Cornelius Castoriadis, Écologie et politique, suivi de correspondances et complémentsÉditions du Sandre, 444 p., 28 euros.

* Cornelius Castoriadis, Sur la dynamique du capitalisme et autres textes, suivi de L’impérialisme et la guerreÉditions du Sandre, 708 p., 38 euros.


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