Nicolas Framont et Selim Derkaoui: “Assumer une guerre des mots c’est assumer qu’il y a une guerre de classes”

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Marianne

Nicolas Framont et Selim Derkaoui, sont respectivement sociologue et journaliste. Coréacteurs en chef du magazine en ligne Frustration, ils publient ensemble « La guerre des mots ».

Marianne : Pouvez-vous revenir sur votre définition de la bourgeoisie et celle de sous-bourgeoisie ?

Nicolas Framont et Selim Derkaoui : La bourgeoisie est la classe qui domine la société parce qu’elle domine le travail de tous et monopolise les ressources naturelles. C’est elle qui tire les fruits du travail des autres et qui s’enrichit grâce à cela depuis des générations. À l’origine groupe des marchands et commerçants des villes (les “bourgs”), la classe bourgeoise a vu sa richesse et son pouvoir s’envoler grâce à la colonisation du monde et l’esclavage qui en a résulté. Au XIXe siècle, elle prend le pouvoir sur l’aristocratie en Europe et devient, grâce aux révolutions industrielles, le groupe dominant dans le monde. Les bourgeois sont donc ceux qui possèdent les moyens de production : le patronat, les hauts cadres dirigeants, mais aussi toute une partie de la haute fonction publique. En France, le capitalisme est encore en partie en capitalisme d’État, dominé par des hauts fonctionnaires qui passent lestement de la direction d’une entreprise publique au conseil d’administration d’une banque privée. Ils font aussi partie d’une bourgeoisie public-privé de plus en plus… privée.

Mais aucune domination n’est possible sans un état-major fidèle d’intermédiaires disposés à servir de courroie de transmission entre celles et ceux qui travaillent, et celles et ceux qui possèdent. Dans une grande entreprise, ce sont ceux qui assurent la remontée des dividendes en administrant le travail de façon à ce qu’il soit le plus “performant”, c’est-à-dire profitable aux actionnaires. DRH, consultants en organisation, directeurs financiers… Celles et ceux qui conçoivent et appliquent sans pitié les plans sociaux qui se succèdent en ce moment le font avec d’autant plus de zèle qu’ils reçoivent des primes pour cela, ce qui leur permet de rapprocher leur mode de vie de celui d’une bourgeoisie qu’ils admirent et envient.

Nous préférons parler d’une “sous” bourgeoisie que d’une “petite” pour souligner cette aspiration à rejoindre la bourgeoisie au firmament et cette position subalterne et dépendante vis-à-vis de celle-ci. Mais cette classe intermédiaire existe en dehors des entreprises privées. Elle regroupe aussi les professionnels qui assurent à la bourgeoisie un cadre idéologique et normatif favorable à ses intérêts. Journalistes mainstreams, éditorialistes, universitaires, réalisateurs, juges, préfets … Ils alimentent, consciemment ou non, et profitent d’un système capitaliste et bourgeois par les revenus qu’ils en tirent et le « prestige social” qui y est associé. Il est important de prendre en compte l’âge quand on caractérise sociologiquement des gens : des trentenaires qui surjouent une vie de bohème, « nomade” ou “précaire” un temps, finissent par hériter du patrimoine familial. Ils sont des bourgeois ou sous-bourgeois en puissance qui favorisent le maintien de ce système capitaliste et inégalitaire.

Parfois, des membres de ces groupes rechignent à jouer le jeu : journalistes de médias indépendants, avocats en faveur des luttes sociales, médecins engagés… Ou bien, déprimés de celle-ci, moins en phase à force d’avoir “joué le jeu” d’un ordre bourgeois et capitaliste injuste et injustifié, que l’on peut traduire par des burn-out de cadres par exemple qui se reconvertissent dans l’artisanat d’art (pas en ouvrier dans leurs usines non plus, hein). Le site de cadres passés par les grandes écoles du pays Les Infiltrés le représente assez bien.

Ces entorses politiques à la solidarité de classe qui prévaut dans la bourgeoisie et la sous-bourgeoisie restent des exceptions statistiques. Si elles sont autant mises en lumière médiatiquement, c’est parce que nos journalistes – majoritairement issus d’un milieu bourgeois et sous-bourgeois – sont plus à l’aise, grâce des codes sociaux similaires, à donner la parole à un homme révolté quand il est avocat ou à un travailleur manuel quand il est un cadre reconverti (et est à leurs yeux plus légitimes).

Pourquoi choisir d’étudier leurs mots ? En quoi cette guerre des mots est-elle importante ?

Car ils façonnent notre vision du monde et nos représentations en faveur d’une bourgeoisie privilégiée, en faveur d’une conception du monde individualiste où l’inégalité est reine. Ils sont d’apparences neutres : la “réforme” pour faire passer des lois anti-sociales telles que la dernière réforme des retraites, la “charge patronale” au lieu de la “cotisation sociale”, le “dialogue social” pour nous faire croire au dialogue équilibré entre le patronat et les salariés, etc. Ils nous paraissent donc de prime abord comme l’ordre normal des choses, pour ainsi mieux nous le faire accepter.

Affirmer qu’il existe une guerre des mots qui nous est faite par ceux d’en haut permet de mettre en évidence l’actualité d’une véritable guerre de classes qui n’aura jamais cessé d’exister. Elle est importante afin de bien désigner nos ennemis et identifier clairement ce qui nous rassemble pour avancer ensemble. On le voit avec une gestion du covid 19 en faveur, par exemple, des grandes entreprises que l’État et le gouvernement aident à coups de milliards d’euros et qui se permettent pourtant de réaliser plans sociaux sur plans sociaux totalement injustifiés. Quels mots utilisent-ils pour annoncer et justifier ces licenciements ? “Stratégie de modernisation”, “politique de compétitivité”… Doit-on se battre contre des entreprises qui ne font que se “moderniser” ? Est-on légitime à s’indigner lorsque ces plans sociaux permettent à une entreprise de rester compétitive ? Les médias dominants reprennent sans aucun recul critique ces expressions et les banalisent. Ou expliquent qu’une entreprise licencie parce qu’elle serait en “difficulté”, comme Danone, alors qu’elle réalise des bénéfices et verse des dividendes records ! Assumer une véritable guerre des mots c’est assumer qu’il y a en France une guerre de classes.

Comment se déploie-t-elle ?

Elle se déploie à l’école, dans les médias et parmi notre classe politique majoritairement composée de bourgeois et de sous-bourgeois. Elle nous accompagne tout au long de nos vies ! À l’école dite “républicaine”, on parle de “mérite”, “d’égalité des chances”, de “longues études” ou encore de “CSP+”. Un ensemble de mythes qui légitiment la réussite scolaire individualiste en mettant de côté les inégalités sociales entre enfants dès le départ, tout en nous faisant croire que “l’utilité sociale” et “l’intelligence” sont intimement liées à de longues études ou à son admission dans de grandes écoles, dont la sélection se fait uniquement sur des bases favorables à la bourgeoisie (l’argent, le réseau, le capital culturel…). Elle peut faire naître une toute petite poignée de nouveaux bourgeois ou sous-bourgeois qui seront passés par ses dispositifs égalité des chances, dispositifs qui lui permettent de ne jamais remettre en cause l’existence même de ces grandes écoles de la reproduction sociale. Et ainsi, maintenir sa domination de classe pour dominer le travail d’autrui, au travers des postes que l’on dit à “responsabilité”.

Elle se déploie parallèlement dans les discours politiques, à gauche comme à droite. Et ce n’est donc pas seulement de la “langue de bois”, qui permet de meubler par des mots vides de sens lorsque l’on n’a rien à dire. Macron en est la parfaite illustration : la majorité des concepts qu’il utilise sont démontés dans notre livre ! Et enfin, dans les médias mainstreams évidemment (France info, BFM, Le Monde…), dominés par les CSP+ (ou la “sous-bourgeoisie”, donc), ces mots sont utilisés souvent par mimétisme, fainéantise intellectuelle, manque de temps ou par pure ignorance par des journalistes dans des articles de presse, à la radio ou à la télé. Et très exagérés et matraqués en permanence cette fois-ci par des éditorialistes hors-sol bien connus désormais, comme Christophe Barbier, Jean-Michel Apathie en passant par Nathalie Saint-Cricq ou encore François Lenglet.

Chez Orwell, la novlangue”, un langage appauvri, permet d’empêcher de penser. Est-ce pareil avec le discours politico-médiatique de la bourgeoisie ?

Chez Orwell, la novlangue cherche à appauvrir le langage afin de nous empêcher de penser, de réfléchir à nos conditions ou afin de critiquer et de remettre en question l’État et l’ordre des choses. Le terme de novlangue se rapproche en ce sens du discours politico-médiatique de la bourgeoisie. Cela dit, nous ne l’utilisons pas car il est souvent utilisé à tort et à travers, pas assez parlant ou pas suffisamment explicite sur la domination exercée par une classe sociale : la bourgeoisie, et au service d’un système capitaliste et inégalitaire.

Notons également que le discours bourgeois que nous dénonçons n’est pas nouveau : depuis qu’elle est le groupe dominant, la bourgeoisie tente de masquer sa domination ou de la justifier avec des arguments fallacieux. Les mots changent, les mensonges restent.

Vous refusez le terme de classes populaires. Pourquoi ?

L’usage intempestif du terme “classes populaires” dans le discours médiatique et politique est surtout le signe d’éloignement social entre journalistes et politiques d’une part et classe laborieuse d’autre part. Le pluriel “classes populaires” montre qu’on désigne un tout indifférencié, décrit comme atomisé, “hétérogène” et par conséquent impuissant. Ce terme est venu remplacer celui de “classe ouvrière”, qui avait l’immense mérite de poser une unité – de façon performative évidemment, le monde ouvrier n’a jamais été homogène – et donc une puissance politique. “Classe ouvrière” était porteur d’une dignité, celle du travail, et d’un combat contre l’exploitation de ce travail. “Classes populaires” est un terme issu de la contre-révolution néolibérale des années 80-90 : dans les universités, des sociologues bourgeois ont décrété que la classe ouvrière était morte, qu’une grande classe moyenne l’avait remplacée. Les forces politiques proches du mouvement ouvrier l’ont abandonné et ont eu besoin de se forger un discours compatible avec ses trahisons. Défendre la classe ouvrière, c’est lutter contre l’exploitation et la bourgeoisie. Défendre “les classes populaires”, c’est faire de l’humanitaire et du compassionnel pour un groupe social à qui on ne donne ni perspective politique ni dignité. C’est aussi parler de ce groupe sous un angle culturel – un mode de vie “populaire” – plutôt que d’après une hiérarchie sociale consubstantielle au système capitaliste.

Bref, parler de “classes populaires”, c’est ne rien dire sur la dignité majeure du groupe social majoritaire de ce pays – les ouvriers et employés -, et invisibiliser le rapport de classe qu’ils subissent. Chez Frustration magazine, nous parlons de classe laborieuse. Il élargit à des professions et situations différentes (notamment celles et ceux qui sont privés d’emploi), ce que l’ancien terme de “classe ouvrière” ne permet pas de faire. Il reprend cette idée d’unité de cette classe majoritaire, unité qui est un fait et un objectif. Un fait, parce qu’une ouvrière du Nord et une personne en “demande d’emploi” (plutôt que “recherche) en Bretagne, a beaucoup plus en commun avec un livreur maghrébin à vélo de Seine St Denis – et ce, sans nier la probabilité nettement plus grande d’être discriminé à l’embauche ou au logement ou de se faire contrôler ou frapper par la police quand on est noir, arabe ou voilée – qu’avec un éditorialiste ou un patron. Et un objectif, car c’est la conscience de l’unité de la classe laborieuse et une action politique autonome qui est selon nous la garantie du renversement de la hiérarchie sociale capitaliste : le mouvement des gilets jaunes en est la preuve et la première étape.

Selon vous, l’accusation de complotisme ou de « conspirationnisme est une manière d’étouffer toute critique légitime du système. Le succès récent de Hold-up ne prouve-t-il pas qu’il y a un succès de ce côté ?

Hold-up utilise des biais et des codes, comme tout reportage vidéo. Son succès démontre et confirme l’envie de se poser des questions, de comprendre ce qu’il se passe et qu’on ne peut pas faire uniquement confiance aux médias mainstreams et à la classe politique. Le zèle avec lequel les journalistes ont “fact-checké” ce documentaire, à défaut de le faire sur des réformes gouvernementales et leurs mensonges quotidiens ou leur complotisme (le complot russe, le complot islamogauchiste, etc.), le prouve.

Il y a du mépris de classe derrière, une forme de distinction sociale, chez ces anti-complotistes, à vouloir psychologiser et éduquer. Or, les gens ont légitimement raison de se poser des questions et ne gobent pas tout bêtement passifs devant leur téléviseur. Cependant, le problème de fond que contient ce documentaire Hold-up, c’est qu’il monopolise l’attention sur une critique du système qui est unilatérale et conspirationniste. Contrairement à leur posture, les réalisateurs et fans de Hold-up ne doutent plus, avancent des certitudes sans fondements et fantasment sur l’idée de complot ou d’organisations qui pourraient tout expliquer à eux seuls et dont ils détiendraient la vérité ultime… Un peu comme nos dirigeants qui expliquent tout ce qui nous arrive à l’aide d’une série de dogmes impossibles à remettre en cause.

Hold-up est donc le contraire d’une critique sociale rigoureuse qui constate qu’une classe dominante de plus en plus riche contrôle l’économie, le travail et la politique, tout en faisant croire, grâce à des mythes (et des mots) en permanence que nous vivons libres et égaux en droit.

Finalement, le discours véhiculé par Hold-up arrange bien la bourgeoisie et le capitalisme, qui profitent des plans sociaux qui se multiplient en France ou des milliards d’euros offerts par le gouvernement, pendant que la France compte au moins 10 millions de pauvres à ce jour. Anti-complotistes et complotistes s’auto-alimentent et empêchent ainsi toute idée de lutte de classes.

Vous montrez dans votre livre que le clivage gauche-droite est à l’origine un clivage bourgeois et que depuis 30 ans, il sert principalement le statu quo. Vous affranchissez-vous de ce clivage ?

Oui. Dans le livre, nous revenons sur l’histoire du mouvement ouvrier et des mouvements de la classe laborieuse en général et nous constatons que lorsque ceux d’en bas étaient les plus forts politiquement, ce n’était pas au nom de “la gauche” mais des ouvriers, des travailleurs, des racisés, etc. “La gauche”, c’est un label qui vient sanctionner positivement celles et ceux qui acceptent l’intégration dans le jeu politique républicain. Depuis les années 80, la politique ne discute plus des intérêts de ceux qui travaillent face à ceux qui possèdent mais de ceux qui se disent de gauche contre ceux qui sont de droite. Un débat d’idées, de posture, de grands principes vagues (et qui sont balayés par “l’exercice du pouvoir” où tout programme de gauche est vite abandonné, notamment face à l’Union européenne) et où les questions de classe sont inexistantes.

Ce que nous avons toujours constaté autour de nous, c’est qu’on peut se dire “de gauche” et exploiter les gens, mépriser socialement, être sexiste ou raciste. C’est encore plus vrai depuis que “la gauche” est devenue un concept politique auquel on s’identifie très largement, de Besancenot à Macron. Se dire de gauche est pour beaucoup de membres de la bourgeoisie et de la sous-bourgeoisie l’expression d’un jugement de goût voire d’une appartenance de classe, comme se dire anti-complotiste.

Dans le reste de la population, le terme est de plus en plus repoussoir, synonyme de trahison et de manque de cohérence politique. Par contre, les Français sont de plus en plus hostiles au système capitaliste et de plus en plus favorable à l’égalité sociale.

Ce qui compte pour nous, c’est la victoire de la classe laborieuse, pas la réussite de “la gauche” dont une bonne partie se désintéresse complètement de la lutte contre l’exploitation et les dominations, quelles qu’elles soient d’ailleurs.

Comment se réapproprier le langage ?

D’abord, il faut constater qu’il n’est jamais neutre politiquement et s’attacher à le déboulonner comme il se doit ! Et qu’il s’agit bel et bien d’une guerre de classes au travers une véritable guerre des mots. Cela passe par des médias qui diffusent de la matière, des mots et des idées, comme nous le faisons à Frustration en évitant justement d’utiliser ces termes bourgeois faussement neutres, en plus de les déconstruire. Une fois que cela est fait, il est plus aisé ensuite d’établir des alternatives et ainsi faire progresser toutes formes de luttes.

En passant de classe populaire à classe laborieuse, et en le démontrant, l’on rend compte plus aisément de la conflictualité de classe et de la masse d’individus qu’elle contient (environ 80% de la population française, ce que l’on montre dans le livre). Il ne faut pas sous-estimer la force de frappe des mots justes : quand on utilise le mot “bourgeois”, par exemple, ça choque et dérange davantage que si l’on utilisait un très neutre et abstrait “classes dominantes”. Le langage dominant noie en permanence le poisson de la domination et invisibilise l’exploitation. Un langage de résistance doit définir les camps en présence et mettre le doigt sur les mécanismes les plus quotidiens de la lutte des classes.

Ajoutons également qu’un langage de résistance appropriable par tous doit réellement l’être : dans les cercles militants ou intellectuels, on sent un véritable appétit à choisir des termes complexes pour rien, des métaphores abstraites, des concepts jargonneux, pour le simple plaisir de se distinguer de la masse. Or, un langage de lutte est d’abord démocratique, simple, limpide.


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