Le Comptoir: Les meilleurs livres 2020

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Le Comptoir

Comme lors des années précédentes, au Comptoir, nous avons voulu joindre l’utile à l’agréable et vous proposer une sélection de livres sortis dans le courant de l’année 2020. Ces ouvrages sont ceux que la rédaction a trouvé, pour diverses raisons, les plus intéressants et passionnants à lire. Ils sont à l’image des affinités esthétiques, politiques et intellectuelles de l’équipe.

Déflagration spirituelle [1]

Issu du gag-manga type Shonen Jump, Shinobu Kaze (de son vrai nom Tomoaki Saito) a longtemps été l’assistant de Gō Nagai (DevilmanGoldorak) avant de mettre son talent de dessinateur, au mitan des années 1970, au service de genres plus radicaux : science-fiction, horreur et polar. Il ne cache pas que ses trois principales références sont les films de Bruce Lee, les flics décomplexés de Seijun Suzuki et les bandes-dessinées rock’n roll de Philippe Druillet. Trop hermétique au public japonais, il collabora, dans les années 1980, aux magazines de comics américains Heavy Metal et Epic Illustrated.

Violence & Peace est une anthologie d’histoires courtes prenant le plus souvent place dans un futur apocalyptique où des individus paumés ou réfractaires parcourent des paysages dévastés, jonchés de cadavres, côtoyant des infrastructures cyclopéennes et des machines ultra sophistiquées et minutieusement détaillées. Le recueil s’ouvre sur le récit de l’homme le plus puissant du monde qui, armé de son sabre et de sa guitare électrique, part à la recherche d’une arme ultime « capable de faire disparaître l’angoisse elle-même » (Violence becomes tranquility)… Ailleurs, c’est un policier manchot qui lutte contre le programme totalitaire d’un gouvernement ayant décidé d’éradiquer toute violence sur terre en créant une force d’unité spéciale (L’annihilateur). Plus loin c’est une scientifique qui avale une pilule d’accélération et évite un avion de chasse en l’espace de 2,2 secondes (La femme supersonique). L’on identifie çà et là des thèmes bien connus de la SF et du cyperpunk : la fusion/répulsion du corps humain et de la machine, les expériences scientifiques incontrôlées, le basculement dans des réalités alternatives, la transmutation des genres sexuels, les dictatures planétaires, l’exploration des tréfonds de la conscience humaine… Mais Kaze est aussi prolixe dans le shojo horrifique et paranormal, « subvertissant les conventions du manga pour filles » comme le rappelle Léopold Dahan sans la postface. Que ce soit à travers la détresse d’un homme confronté à l’amour surnaturel de deux jumelles dont l’une d’elle prend possession du bébé de l’autre afin de l’éventrer de l’intérieur (Réincarnée par amour) ; ou la vengeance d’une médium qui va arracher le cœur d’un criminel sadique en voyageant dans les souvenirs de sa sœur (Mort du tueur en série).

Le plus fascinant reste néanmoins ses envolées mystiques totalement grandiloquentes, comme à la fin d’Écoute la voix de ton cœur, où après une longue période de destruction causée par des rêves étranges (les gens… explosent !), l’Humanité, sous l’égide d’anges et de guitaristes new-age, évolue en une conscience unique qui transcende le monde entier et vainc le mal dans un tourbillon d’énergie cosmique. Très en vogue dans les années 1980, cette cosmogonie futuriste se retrouvera dans des œuvres comme Akira de Katsuiro Otomo (1982), Ken le Survivant de Hara et Buronson (1983) ou Galaxy Express 999 de Leiji Matsumoto (1977). Explorant deux facettes fondamentales de l’être humain (littéralement Violence and Peace), Kaze se fait l’artisan du chaos pour mieux prêcher un idéal d’amour universel et un sursaut écologique. Les horreurs décrites sont bien souvent le résultat des guerres passées, tel ce spectre, mort lors des bombardements de Tokyo, qui hante le corps d’une lycéenne et pleure sa rage d’avoir été fauché dans sa jeunesse (Les larmes du spectre). Dans une autre histoire, un lycéen poussé au suicide se venge de ceux qui le harcelait en prenant possession de l’un d’eux et sème la mort autour de lui (Angel’s Eye). Ou c’est un miroir magique qui, à la manière du portrait de Dorian Gray, reflète l’état mental et la blessure sentimentale d’une jeune voyante.

Graphiquement, enfin, c’est d’une virtuosité folle. Sa maîtrise du dessin autant que son audace du découpage sont impressionnantes. Malgré le luxe de détails que peut contenir une seule case ou une double page, les séquences, bien que narrativement complexes, n’en demeure pas moins lisibles. Atteint d’une véritable emphase graphique, il construit ses planches comme un sculpteur taille dans le marbre, conférant à ses cases des formes géométriques recherchées et déroutantes, et dont l’originalité reflète bien souvent les états d’âme des personnages. Cette case déchirée par le tir d’un colt 45, par exemple, symbolise la crise et le désespoir d’un adolescent face à une vague délirante de suicides dans son collège (Le garçon au colt 45). La ligne du visage apaisé qui conclue l’histoire Heart and Steel semble, quant à elle, d’une perfection irréelle. Même apaisés, les méandres imaginaires de Shinobu Kaze sont un voyage sans retour.

Sylvain Métafiot

Survivre en territoires hostiles [2]

Un peu plus de deux ans après la parution du tome 4 de L’Arabe du futur, les fans retrouvent enfin le jeune Riad Sattouf et sa famille, qu’on avait abandonnée en plein drame : l’enlèvement, par le père de Riad, du dernier-né de la famille, Fadi. Abdel-Razak Sattouf, qui apparaissait au début de la saga comme un père musulman plutôt moderne, libéral, ne faisant ni la prière ni le Ramadan, est revenu transformé de son séjour en Arabie Saoudite. Lui qui s’opposait à sa famille traditionnaliste souhaite désormais que ses enfants vivent selon les préceptes de l’islam et que sa femme lui soit soumise. Tiraillé entre la réputation de sage que lui donne son regain de foi (et que son diplôme de docteur ne lui avait jamais octroyée) et son désir de ne pas perdre femme et enfants (étant, eux, tout acquis au mode de vie occidental), le père de Riad est un personnage complexe, difficile à suivre, qu’on essaie de comprendre tout en voulant le ramener à la raison.

Dans le tome 5 de cette bande dessinée autobiographique, Riad est désormais au lycée, à Rennes, et son existence se partage entre sa passion du dessin qui s’affirme, ses premiers émois amoureux, son attrait pour la littérature et la découverte de groupes de rock. Des loisirs qui lui permettent d’échapper à la tristesse étouffante du foyer familial, alors que sa mère remue ciel et terre pour que le petit Fadi, retenu en Syrie, lui soit rendu. Au-dessus de ce quotidien hors-norme planent quelques ombres, notamment celle de ses cousins et camarades d’école syriens, dont Riad se rappelle les invectives et remontrances… Que ne diraient-ils pas s’ils voyaient la liberté qui règne en France, s’ils voyaient ces femmes séduisantes et volages, s’ils voyaient cette jeunesse décadente ? Si l’emménagement en Bretagne a mis Riad à l’abri de l’autoritarisme de la Syrie, alors dirigée par Hafez al-Assad et où sexisme et antisémitisme gangrènent la majorité des consciences, il ne l’a pas intégralement protégé de la violence des extrémistes. Celle-ci est aussi l’apanage des « Arabes » locaux, des petites racailles qui terrorisent la population, laquelle détourne discrètement le regard en espérant ne pas s’attirer leurs foudres. Leur haine viscérale du Français indigène est palpable, les coups et les insultes pleuvent régulièrement… L’antagonisme culturel décrit par Sattouf n’est alors plus seulement celui d’un père et d’une mère qui se déchirent, mais celui d’une société morcelée, divisée, sur laquelle une énorme vague s’apprête à déferler. Impossible de lire ces aventures de 1992-1994 sans penser au présent. Vivement la suite !

Ludivine Bénard

Le mécano de la sociale [3]

Dans le petit et dense essai qui précède le passionnant entretien avec Quentin Mével, Louis Séguin rappelle quelques traits caractéristiques du cinéma de Lucas Belvaux comme l’importance accordée à la parole (qu’elle soit dialoguée ou monologuée) mais aussi aux gestes silencieux dont la signification s’avère souvent cruciale dans l’avancement du récit. La mise en scène des corps porte ainsi l’histoire autant que le scénario : « Les films de Lucas Belvaux sont des théâtres, dont chaque personnage peut être tour à tour acteur ou spectateur ».

Ancrant ses récits dans des lieux qu’il connaît bien (les friches industrielles du Nord de la France, Charleroi, Le Havre, Liège et ses environs), jonglant aisément avec les genres (polar, comédie, drame… avec des réussites inégales), son point de vue se veut réaliste, observant d’un œil critique la misère sociale qui pousse au crime (La raison du plus faible), la démagogie politique qui prospère sur la peur (Chez Nous), la lâcheté ordinaire qui confronte la culpabilité personnelle au jugement de la société (38 Témoins), le fossé entre classes malgré l’amour (Pas son genre), la froide logique des intérêts bien compris (Rapt), les traumatismes de la guerre (Des hommes) ou encore le déclassement social, la culture ouvrière et les luttes syndicales. Chez Belvaux regarder la réalité en face c’est refuser le déni, porter un jugement, prendre parti, s’engager, quitte à rompre avec son entourage. D’où une dimension militante et éthique dans sa façon de filmer qui interroge les tourments moraux de personnages parfois antipathiques (grand patron, militants d’extrême droite…) permettant de comprendre tous les ressorts de l’intrigue. Il plane ainsi une sorte de déterminisme sur chacun d’eux, comme s’il était impossible d’échapper à leur condition sociale.

Ces thématiques se retrouvent dans l’entretien que le cinéaste a accordé à Quentin Mével et qui revisite, éléments biographiques à l’appui, toute sa filmographie de manière chronologique. L’on apprend ainsi que ses premiers pas en tant que réalisateur sur Parfois trop d’amour (1993) furent plus délicats quant à la direction d’acteurs que dans l’apprentissage de la caméra ou du découpage. Lui qui avait travaillé en tant qu’acteur pour Żuławski, Chabrol, Assayas ou Boisset avait eu le temps de s’instruire sur le tas des ficelles du métier mais il a dû apprendre, une fois derrière la caméra, à revendiquer et maintenir ses choix, parfois avec autorité. Belvaux se livre avec sincérité et, au détour de considérations sur les divers problèmes qu’entraîne la production d’un film (notamment sur sa trilogie mélangeant trois genres différents et tournée dans le désordre : Un couple épatantCavale et Après la vie en 2003), on apprend également que la rencontre entre Jean-Pierre Léaud et Ornella Muti sur Pour rire ! (1996) fut pour le moins surprenante et que c’est elle qui l’adouba en tant que metteur en scène. Il saisi l’occasion pour faire la différence entre la réalisation (« la technique, tu décides où mettre ta caméra, comment tu la fais bouger ») et la mise en scène (« le théâtre, comment tu fais bouger les acteurs dans un cadre ou un espace »). Côté technique il porte un amour particulier aux plans-séquence, aux travellings et au format scope. Côté personnages il mélange sans peine les univers de Jean-Pierre Melville, Ken Loach ou Fritz Lang. Et s’il passe un certain temps à se documenter avant de s’engager sur un projet, il n’hésite pas non plus – comme en témoigne ses derniers films – à imposer sa vision propre en adaptant des œuvres littéraires :  La vie en jeu du Baron Empain, Est-ce ainsi que les femmes meurent de Didier Decoin, Pas son genre de Philippe Vilain, Le Bloc de Jérôme Leroy, Des hommes de Laurent Mauvignier. Pour toucher à la vérité il faut savoir prendre des libertés.

En somme, un ouvrage très instructif sur la fabrication d’un film (machine lourde et complexe s’il en est) et sur le parcours d’un cinéaste en perpétuel apprentissage : « Je me pensais de l’école de Jacques Rivette et John Cassavetes, des réalisateurs qui offrent beaucoup de place aux acteurs. En fait, je suis plus de celle de Claude Chabrol, Billy Wilder, Ernst Lubitsch ou François Truffaut, qui pensent beaucoup leurs films, en échafaudent méticuleusement la mécanique. »

S. M.

Grimoire contemporain [4]

Ce beau livre de la collection Zones, s’ouvre sur cette question, posée dès la première de couverture : « Mais qui étaient au juste celles qui, dans l’Europe de la Renaissance, ont été accusées de sorcellerie ? » La thèse avancée est simple : il s’agit des femmes ne  correspondant pas aux standards de genre de l’époque. L’ouvrage est bien documenté, bien qu’il écarte d’office les historiens ne soutenant pas cette thèse. L’introduction constitue un rappel historique sur le phénomène des chasses aux sorcières en Europe. Le récit est bien construit et bien écrit, quoique assez peu pondéré. Le reste de l’ouvrage aborde différents sujets, et tient plus du plaidoyer pour un style de vie émancipé que de la démonstration historique (le droit légitime de ne pas faire d’enfants, etc.). La question de la sorcellerie et de la magie en milieu rural n’est de fait presque pas abordée.

Vous l’avez compris, Sorcière, la puissance invaincue des femmes est un essai féministe sur des questions contemporaines plus qu’un travail historique sur les femmes accusées de sorcellerie à la Renaissance. En cela il ne répond pas vraiment à sa problématique et certains pourraient en être déçus (voir agacés). Au lecteur intrigué par les pratiques de magie populaire passées et contemporaines dans le monde rural, et par les enjeux sociaux qui les sous-tendent, nous suggérerons Sorcellerie en Auvergne : Sorciers, guérisseurs, médecines magiques et traditionnelles de Hugues Berton (1995), ou encore Désensorceler de Jeanne Favret-Sadaa (2009).

Emmanuel Casajus

L’ère du swipe [5]

C’est le sujet dont on parle toujours et tout le temps. Mais réellement, où en est l’amour aujourd’hui ? Le livre d’Eva Illouz dit ceci : l’amour est en obsolescence, il touche à sa fin. Le régime capitaliste l’évide de sa substance en le ramenant au plan de la marchandise, d’un bien de consommation. Ce qu’on appelait l’amour, autrefois, correspondait à un ensemble de pratiques codifiées et garanties par le tissu social dans lequel ces pratiques s’inséraient (la cour amoureuse, la perspective du mariage, la famille). Or, cet idéal amoureux traditionnel ne fonctionne plus pour le sujet libéral, autonome, de la société moderne et capitaliste.

L’individu autonome est avant tout un consommateur : ainsi est-il en proie au désamour, aux ruptures, aux infidélités, aux relations sans lendemain. Si l’amour reste un thème central de l’existence, il était temps d’aborder avec sérieux cette question de son autre, de ce qui n’en est pas : le « non-amour » en son plein règne et en sa pleine expansion. Si les productions sociologiques actuelles sont bien souvent bavardes et fumeuses, le livre d’Eva Illouz s’en distingue. On lui reconnaît le mérite d’être rigoureux et substantiel. L’auteure y scrute la signification complexe de ladite « liberté sexuelle » acquise au cours des années 1960, ses effets et la reconfiguration qui s’y joue : la redéfinition d’un certain rapport homme-femme qui, paradoxalement, conserve le schème d’une domination masculine (ou plus précisément : qui obéit à une vision masculine de la sexualité).

La « liberté », on le sait, n’est bien souvent qu’un mot creux, faisant office de paravent pour des contraintes plus profondes et plus perfides, celles qu’impose le Marché, le capitalisme. L’individu se conforme aux attentes du système de la consommation, et c’est à proportion de son degré de conformité qu’on le juge plus ou moins « libre ». Or, concernant l’amour, cette fausse liberté relève plus véritablement de l’incertitude et d’un rapport sentimentalement appauvri à l’autre, un rapport désinvesti, réduisant l’autre à la matière interchangeable d’un corps consommable (cf. Tinder comme exemple paradigmatique). De cette manière, l’individu n’est plus « libre » d’aimer au sens où il voudrait l’entendre, mais bien en passe de subir cette récupération marchande d’un aspect fondamental de son existence.

Maxime Roffay

Dystopie positive [6]

Imaginez être dans un monde où l’État place le féminisme, l’antiracisme et l’homosexualité assumée comme valeurs cardinales, partagées par la société. Imaginez ce même monde où ce même Etat a porté si loin la conscience écologique que la crainte du réchauffement climatique est une question du passé et où le végétalisme est la norme.

On pourrait se dire que c’est une bonne nouvelle. Imaginez maintenant que cet Etat attribue une note, un crédit social, à chaque citoyen en fonction de son respect de ces normes sociales et de sa discipline sanitaire, où l’alcool et la viande ne peuvent s’obtenir qu’avec des tickets rationnés, où les différentes communautés se voient attribuer des territoires séparés pour éviter les conflits et où changer de genre est devenu un rite célébré par la société.

Un pays où les polémistes sont des salariés de l’État, où l’absence de bruit dû à l’absence de voiture permet de vous écouter en tous lieux, où vous pouvez être dénoncé et tomber dans une sorte d’intestin judiciaire pour une remarque jugée non conforme aux valeurs cardinales citées plus haut, et où tout comportement jugé déviant peut faire baisser votre crédit social et vous condamner à l’isolement.

C’est dans ce monde qu’évolue Alain Conlang, polémiste d’État, héros du livre Le petit polémiste d’Ilan Duran Cohen. Écrit comme une expérience de pensée plutôt qu’un essai politique ou une leçon de la morale adverse, ce roman nous invite à réfléchir aux limites que doit se donner toute pensée politique et toute société pour préserver l’individu et sa liberté de penser et d’agir.

Boris Lasne

Au cœur du bureau ovale [7]

Grand événement littéraire de cette fin d’année 2020, les mémoires de l’ancien président américain Barak Obama permettent de pénétrer dans l’enfer washingtonien où « l’homme le plus puissant de la planète » est amené à prendre ses décisions. Une terre promise (« A Promised Land« ), premier tome de ses mémoires, est publié simultanément en vingt-cinq langues. Le monde qu’Obama a laissé à la fin de son mandat (moment où il commence à écrire ses mémoires), ne ressemble plus vraiment à celui vers lequel nous nous dirigeons, mais il contient déjà les germes des problèmes que nous rencontrons. Ainsi, la polarisation politique dans la société américaine était déjà présente avec le tourbillonnant Tea Party qui bousculait déjà le traditionnel Parti républicain de Nixon, Kissinger et de John McCain, comme l’abjecte guérilla abjecte menée contre lui par certains républicains, dont Donald Trump, l’actuel président américain. On comprend alors tous les défis qu’attendent le nouveau président élu, Joe Biden, devant une société plus divisée que jamais.

Barak Obama était très attendu sur le Proche-Orient et il s’en explique longuement. Il manifeste à l’égard du monde arabe et de la jeunesse démocrate arabe des affinités et une compréhension aux antipodes des dirigeants actuels. Après sa rencontre avec l’ancien président égyptien Moubarak au Caire en 2009, Obama écrit avoir ressenti « un sentiment qui allait devenir familier » dans ses interactions avec « des autocrates vieillissants« . Il évoque des dirigeants « reclus dans leurs palais, dont toutes les interactions étaient filtrées par les fonctionnaires obséquieux qui les entouraient et qui étaient incapables de faire la distinction entre leurs intérêts personnels et ceux de leur pays« . Mais confronté aux « printemps arabes », il est tiraillé malgré la présence de Samantha Power, ambassadrice des États-Unis aux Nations unies, qu’il a appelée auprès de lui pour lui rappeler la voie de l’idéalisme de ses débuts. « Je partageais à la fois les espoirs des jeunes conseillers, et les craintes des plus âgés. » Les autocrates arabes, et leur alliés, n’ont naturellement jamais pardonné à Obama son soutien aux aspirations démocratiques de la jeunesse arabe.

Shathil Nawaf Taqa

Le dévouement à la cause révolutionnaire [8]

Peu de livres de Takiji Kobayashi ont été traduits en français : une nouvelle traduction de cet écrivain communiste, particulièrement populaire au Japon, est donc toujours un petit événement. Plus connu pour son récit Le bateau-usine, récit d’une mutinerie de marins-pêcheurs exploités, Le 15 mars 1928est une autre fiction ouvertement politique. Inspiré d’un fait réel – la répression de 1600 militants communistes et syndicalistes par le gouvernement conservateur – observé alors directement par l’auteur, il relate plus concrètement cette brutalité telle qu’elle a été vécue au sein de l’île d’Hokkaido. Face au mutisme de la presse et au nationalisme exacerbé d’un pouvoir aux abois, le jeune écrivain décida de publier ce roman, utilisant la fiction pour entrapercevoir ce qu’aurait été une véritable enquête sur ce drame de l’histoire du prolétariat japonais. Censuré à sa sortie, on ne saurait trop rappeler le destin funeste de son auteur, martyr précoce, torturé à mort cinq ans plus tard.

Ce livre est certes une plongée sensible dans le monde âpre et dur du prolétariat japonais, et un regard terrible sur les conditions dramatiques des militants révolutionnaires – dont l’héroïsme face à l’adversité et les épreuves rappelle autant les saints que les héros antiques –, mais il est aussi un abord de la subjectivité ouvrière dont le caractère revendicatif n’empêche en rien la subtilité. Il est aisé d’observer le tropisme communiste de l’auteur, mais à travers cette dénonciation franche de l’injustice du monde capitaliste – illustrée par maintes descriptions des tortures employées contre les militants, ou par la fourberie très moderne de l’institution policière qui infiltre, et pousse les uns les autres à la méfiance comme au fourvoiement –, l’on se plait à lire certains passages emprunts de mélancolie ou de compassion. Ainsi, malgré leur rôle dans cette sordide machinerie orchestrée par le pouvoir d’Etat, la fin du récit nous donne à voir une autre image des policiers “de base”, dont la fatigue et l’exploitation par une hiérarchie indifférente préfigure le vague espoir d’une union avec ceux qui ne sont finalement rien d’autres que leurs frères.

Cependant, ce texte est surtout une illustration terriblement réaliste des affres que doivent vivre ceux qui ont accepté de porter l’immense et pénible croix du militantisme révolutionnaire. On voit ainsi, à travers cet opuscule, à quel degré de paradoxes, d’abnégations, de tourments et de sacrifices est plongé l’ouvrier révolutionnaire. Tel militant se voit par exemple obligé d’affronter la tristesse infinie de sa pauvre mère qui s’est rompue au travail pour lui offrir la possibilité d’un avenir meilleur et qui le voit s’engager dans une lutte qui pourrait bien l’en éloigner à tout jamais. Car au Japon, société holiste par excellence, l’entrée en illégalité est synonyme d’exil social et on ne milite pas sans risquer de tout perdre. Mais alors, que faire : se soumettre à l’autorité et s’aveugler dans le confort pour récompenser le sacrifice d’une mère, ou s’infliger les larmes de l’être aimé pour une cause supérieure ? Dilemme atroce qui dit tout de l’engagement communiste… Le 15 mars 1928 permit à l’époque aux conservateurs de bannir les organisations légales majeures du mouvement ouvrier (des partis aux syndicats socialistes). Certains se verront réintégrer, de gré ou de force, à la société grâce à la politique du tenkô : il s’agissait de permettre de revenir à la respectabilité en reniant la gauche et en renonçant à son idéologie. Se tuer socialement ou se nier dans son être : le capitalisme n’a jamais vraiment changé depuis.

Galaad Wilgos

Tours et détours du situationnisme [9]

Malheureusement pour les lecteurs francophones, ce livre n’est pas encore traduit. Il n’empêche, pour ceux qui ont la chance de parler la langue d’Albion – et pour qui les situationnistes ne résument pas à une note de bas de page dans les livres d’histoire de l’art – il s’agit d’une publication de la plus haute importance. Peu de livres permettent d’aborder de manière si étoffée des sujets aussi divers que la place des femmes dans l’Internationale Situationniste (I.S.), ou celle de son anticolonialisme. Un sujet méconnu tant ce dernier a été dominé par le nationalisme et le marxisme-léninisme.

De facture universitaire et agencé comme un acte de colloque, il permet d’un même mouvement de se familiariser avec la théorie situationniste et d’approfondir certaines zones d’ombre – de fait, ils ne sont pas nombreux ceux qui peuvent se targuer d’avoir lu les douze numéros de l’I.S. On y lira par ailleurs avec un grand plaisir des noms qui diront sûrement quelque chose à ceux qui nous suivent : Michaël Lowy par exemple, qui met en lien l’I.S. et son concept de romantisme révolutionnaire, le théoricien de la critique de la valeur Anselm Jappe ou l’historien du situationnisme Patrick Marcolini qui se fend d’un excellent petit rappel de ce qu’est la récupération. Un ouvrage dont on ne peut qu’espérer une future traduction en français.

G. W.

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