Privatisations et marchandisation

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SOURCE : Zones subversives

Une affaire d'état (2009)

Une affaire d’état (2009)

En France, les gouvernements de gauche et de droite cèdent à la mode des privatisations. Ces politiques révèlent un culte de la marchandisation des biens publics. 

 

La propagation de la covid-19 a montré la dégradation du service public hospitalier, avec un manque de lits et d’équipements. L’Etat impose une logique de rentabilité et une austérité budgétaire. L’arrivée de la gauche au pouvoir se traduit par des nationalisations. En revanche, un processus de privatisations s’observe depuis 1986. Dès 1997, le gouvernement de gauche se lance également dans la vente d’entreprises publiques.

Une logique de marchandisation s’accélère et s’insinue dans toutes les sphères de la vie publique. Les privatisations posent également la question de la propriété privée et du bien commun. Le journaliste Laurent Mauduit mène des enquêtes sur le monde économique. Il décrit la marchandisation de nombreux secteurs dans son livre Prédations. Histoire des privatisations des biens publics.

 

Prédations : histoire des privatisations des biens publics

 

Offensive du capital

 

Les privatisations demeurent un des piliers des politiques néolibérales, avec des conséquences sociales désastreuses. Les gouvernements de droite et de gauche n’osent pas assumer ouvertement cette politique. « Derrière l’artifice, cet aveu : de tous les rouages du capitalisme contemporain, sans doute celui des privatisations est-il le plus pernicieux, celui qui a le plus grandement déstabilisé les économies, engendrant des inégalités nouvelles spectaculaires », estime Laurent Mauduit. Le néolibéralisme émerge au Chili. Pinochet, dictateur sanguinaire, s’entoure des « Chicago Boys ». Milton Friedman, pape du néolibéralisme, conseille la junte au pouvoir. Coupes budgétaires, baisse des salaires et hausse des licenciements collectifs, démantèlement du système de retraites s’accompagnent d’un plan massif de privatisations. La grande bourgeoisie chilienne retrouve ses propriétés. Ensuite, d’importants secteurs de l’économie sont livrés à des puissances financières, souvent américaines ou espagnoles.

La Grande-Bretagne de Margaret Thatcher entreprend également de nombreuses privatisations. L’exemple des trains est souvent cité comme un modèle de désastre, avec des centaines de morts et des millions de réclamations. Retards à répétition, annulations de train et personnels en sous-effectifs sont des conséquences visibles. Surtout, les compagnies ferroviaires refusent d’investir pour la sécurité et le renouvellement du matériel. Des privatisations sont menées en Russie et en Afrique dans les années 1990. L’exemple le plus récent reste la Grèce qui privatise uniquement pour rembourser sa dette. En France, le bilan des privatisations menées par les gouvernements de droite et de gauche semble désastreux. La logique financière prime sur l’investissement et l’emploi. Le capitalisme néolibéral favorise l’intérim et la précarité.

 

Dans ses Commentaires sur la société du spectacleGuy Debord montre les liens entre le capitalisme et la mafia. « On se trompe à chaque fois que l’on veut expliquer quelque chose en opposant la Mafia à l’Etat : ils ne sont jamais en rivalité. La théorie vérifie avec facilité ce que toutes les rumeurs de la vie pratique avaient trop facilement montré. La Mafia n’est pas étrangère dans ce monde ; elle y est parfaitement chez elle », analyse Guy Debord. Une mafia du bas reste liée à la misère et à la criminalité. Mais il existe aussi une mafia du haut dans la grande bourgeoisie.

Les paradis fiscaux abritent d’ailleurs l’argent de cette classe. La déréglementation des jeux d’argent et la privatisation de la Française des jeux permettent à des milliardaires et autres patrons de casinos de rafler la mise. L’émission « Direct Poker », sur une chaîne de Bolloré, est présentée par le fils de Patrick Balkany, un politicien véreux condamné pour fraude fiscale. On pourrait croire à une blague. Par ailleurs, les jeux en ligne permettent le blanchiment de l’argent du crime organisé.

 

 

Braderies en séries

 

Les privatisations favorisent l’affairisme, avec ses tractations occultes et ses conflits d’intérêts. David Azéma, haut-fonctionnaire qui gère la privatisation d’EDF-GDF en 2014, permet à une banque de gagner 50 millions d’euros. Peu de temps après, David Azéma quitte la fonction publique pour rejoindre cette banque d’affaires. L’Etat, censé défendre l’intérêt général, ne fait que défendre les intérêts de la bourgeoisie qui le dirige. Ensuite, les banques d’affaires n’hésitent pas à débaucher des haut-fonctionnaires de Bercy pour être en position avantageuse au moment des privatisations. Consanguinité et conflits d’intérêt restent au cœur du capitalisme français.

Par ailleurs, des entreprises publiques sont bradées alors qu’elles réalisent d’importants profits. La vente des autoroutes reste un exemple éclatant. Ce détournement de fond public bénéficie du consentement de l’Etat. Emmanuel Macron, alors Ministre de l’économie, entame la privatisation de l’aéroport de Toulouse-Blagnac. Pourtant, il affirme que l’Etat et les collectivités locales doivent rester majoritaires à 50,01% dans le capital. Il nie la privatisation. Mais l’aéroport est bien vendu à des investisseurs douteux et à des capitaux chinois. Malgré cet échec, le président Emmanuel Macron veut brader ADP qui gère les aéroports de Paris.

Les privatisations brisent la vitrine du modèle social français. L’exemple de France Télécom apparaît comme le plus connu. Après l’ouverture à la concurrence, l’entreprise est privatisée pour devenir Orange. La firme rivalise avec les pires groupes privés. Ses dirigeants reçoivent des salaires mirobolants. En revanche, les autres salariés subissent des licenciements et une pression managériale qui pousse jusqu’au suicide. La privatisation d’EDF débouche également vers une vague de licenciements. La réglementation des tarifs est même menacée. Ce qui peut engendrer une augmentation des factures d’électricité.

 

Des processus de privatisation sont déjà bien engagés dans des entreprises publiques. La Poste ne cesse de fermer des bureaux et de développer ses activités bancaires. L’entreprise n’est plus soumise à ses obligations de service public. La Poste se lance dans des activités plus lucratives, comme la distribution de colis pour concurrencer Amazon. La SNCF subit le même processus. Les petites lignes ferroviaires sont fermées et les billets à tarif social social sont supprimés. En revanche, les gares se transforment en galeries commerciales. Même la Sécurité sociale semble menacée. Des compagnies comme Axa lorgnent sur la manne de l’assurance maladie. Le système de retraite fondé sur la solidarité inter-générationnelle n’est qu’un lointain souvenir. Les systèmes d’épargne individuelle se multiplient déjà.

L’enseignement supérieur et la télévision subissent également un processus de marchandisation. Les écoles de commerce et autres établissements privés se multiplient, malgré des frais d’inscription élevés. TFI incarne la télévision privatisée toujours en quête d’audimat. « La télévision ou l’enseignement supérieur ne sont que deux des illustrations les plus visibles de cette marchandisation généralisée qui peut aller jusqu’à des privatisations, mais qui prend plus généralement la forme d’une intrusion de l’argent et des logiques de profit et de rentabilité dans les sphères de la vie publique », observe Laurent Mauduit.

 

 

Perspectives politiques

 

Face à ce processus de marchandisation, il semble important d’inventer de nouvelles perspectives politiques. La gauche impose des nationalisations et insiste sur le rôle de l’Etat dans l’économie. Mais le bilan de ces expériences se révèle désastreux. L’Etat rachète des entreprises en difficulté financière avant de les revendre lorsqu’elles réalisent des bénéfices. La socialisation des pertes et la privatisation des profits s’observent notamment avec la nationalisation de la SNCF en 1937. C’est à partir de 1945 que s’engage une grande vague de nationalisations. Le Parti communiste et la droite s’accordent sur le programme du CNR, avec son patriotisme franchouillard. Le Parti communiste s’oppose aux grèves ouvrières de 1946 pour mieux défendre la production française et la reconstruction nationale. Durant la période des Trente glorieuses s’impose un compromis social avec une fraction de la vie économique qui échappe à la logique de profit.

En 1981, François Mitterrand et le Parti socialiste imposent des nationalisations. Pourtant, en 1983, le tournant de la rigueur impose une logique libérale et comptable dans les entreprises publiques. Les groupes nationalisés sont ensuite progressivement revendus au privé. « La vieille opposition entre l’Etat et le marché est largement factice, puisque l’Etat peut se soumettre à ses diktats au lieu d’en être le rempart », souligne Laurent Mauduit. Les services publics adoptent les méthodes managériales des groupes privés. En France, une culture jacobine et républicaine insiste sur la socialisation par en haut, à travers le contrôle de l’Etat. Mais il existe d’autres exemples historiques, comme les expropriations de terres et d’usines pendant la révolution espagnole de 1936. Il existe une autre tradition, avec le communisme de conseils qui insiste sur l’auto-organisation et la réorganisation de l’économie depuis la base. En France, la Commune de 1871 s’inscrit dans cette filiation de l’autonomie ouvrière.

 

L’appropriation collective des moyens de production n’est plus un horizon mis en avant. L’URSS a traduit ce projet politique par une étatisation de l’économie et par la dictature stalinienne. Une classe bureaucratique a remplacé la bourgeoisie comme classe dirigeante pour imposer une tyrannie sanglante. La social-démocratie et le possibilisme avec les nationalisations et l’économie mixte a également échoué. Les luttes pour les services publics se recroquevillent dans une posture frileusement défensive. La question de la propriété n’est plus posée. « En voulant faire l’économie d’un nouveau débat sur la propriété (propriété privée comme propriété d’Etat), la gauche dans toutes ses sensibilités a entretenu l’illusion que le système économique pouvait être aménagé ou amendé », analyse Laurent Mauduit. Pourtant, le capitalisme néolibéral ne tolère plus aucun compromis ni la moindre réforme sociale. La catastrophe écologique et climatique impose également une rupture rapide avec le capitalisme.

Le réformisme à l’ancienne, incarné par l’économiste Thomas Piketty, défend une redistribution des richesses par la fiscalité. Mais ce vieux programme, historiquement porté par les partis sociaux-démocrates, ne prend pas en compte les évolutions du capitalisme néolibéral avec les mutations du monde du travail et la financiarisation de l’économie. Le modèle des coopératives n’est pas parvenu à bâtir des espaces qui échappent à la logique marchande. L’exemple des coopératives agricoles montre comment le capitalisme a rongé progressivement cette expérience. Les banques mutualistes et coopératives dévoilent toute l’hypocrisie de ces labels.

Le mouvement des communs, incarné par Pierre Dardot et Christian Laval, souligne les limites de l’Etat comme rempart au marché. La logique néolibérale s’impose également dans les institutions et entreprises publiques. Le mouvement des communs s’attache également à une dynamique démocratique qui refuse d’attendre les changements de l’Etat. Des formes collaboratives de partage doivent remplacer les systèmes verticaux d’autorité qui existent dans les entreprises publiques et privées. Les services publics ne doivent plus être administrés par l’Etat central mais par leurs usagers.

 

Manifestation de soignants à Paris devant l'hôpital Robert Debré

 

Abolir la société marchande

 

Le livre de Laurent Mauduit permet de se replonger dans les dossiers des multiples privatisations en France. Il s’appuie sur ses nombreuses enquêtes dans le secteur économique, avec celles de Martine Orange. Il permet de faire découvrir les coulisses des tractations entre commis de l’Etat et capitalistes. Il insiste, dans le sillage de son précédent livre, sur les conflits d’intérêt qui grouillent dans le capitalisme français. Le journaliste revient également sur les conséquences de ces privatisations. Ces opérations s’apparentent à d’importants détournements d’argent public, avec des entreprises bradées. Surtout, Laurent Mauduit s’attache à proposer une réflexion sur les privatisations et la marchandisation de l’économie. Il ouvre même de nouvelles perspectives.

Néanmoins, son livre reste englué dans la langue de la vieille gauche. La défense des services publics apparaît d’ailleurs comme le principal cheval de bataille d’une extrême gauche édentée. C’est évidemment Attac, la CGT, des syndicats corporatistes de fonctionnaires et autres sectes gauchistes qui ont consolidé le discours autour de la défense des services publics. L’opposition au néolibéralisme ne peut s’empêcher de déboucher vers l’idéalisation du bon vieux capitalisme à l’ancienne, associé à un « modèle rhénan » pour faire plus sophistiqué. Face au grand méchant marché, c’est l’Etat qui doit nous sauver. Ce discours frelaté s’accompagne d’un nationalisme de gauche.

Laurent Mauduit se laisse souvent emporté par ce discours autour de la défense des « bijoux de famille ». Néanmoins, il tient à se démarquer d’un souverainisme qui revient à la mode. Dans sa description, il montre bien que les privatisations sont opérées par l’Etat, y compris par les gouvernements de gauche. C’est la classe dirigeante française qui offre ses cadeaux à ses amis capitaliste. Cette description permet de sortir des inventions complotistes et autres fantasmes sur le diktat européen. Les privatisations restent à l’initiative des gouvernements et non de directives de la Commission européenne ou de Bilderberg.

Laurent Mauduit remet en cause l’autre fantasme de la gauche nationaliste qui insiste sur le rempart de l’Etat face au marché. Les pratiques de pantouflages, avec le passage du public ou privé et inversement, montrent la collusion entre hauts-fonctionnaires et capitalistes. Ils sont passés par les mêmes écoles, l’ENA notamment, fréquentent les mêmes lieux et réseaux de sociabilités. C’est donc une classe sociale homogène qui partage des intérêts communs. La haute bourgeoisie ne se préoccupe pas de l’intérêt général. Les services publics sont alors mis au service d’un certain public.

 

Laurent Mauduit adopte l’optique du journalisme économique. Il se penche surtout sur les ventes d’entreprises publiques. Mais il n’aborde pas de manière approfondie les répercussions des logiques néolibérales sur les travailleurs des entreprises publiques. Il semble important de souligner l’impact des méthodes managériales qui imposent des logiques de rentabilité et de performance. La situation des hôpitaux montre l’ampleur de ce phénomène. Le statut de fonctionnaire, avec la protection de l’emploi, s’efface derrière les contrats courts et la précarité. Ensuite, l’individualisation des tâches vise à briser les collectifs de travail. Ce qui limite les capacités de lutte et d’organisation des travailleurs.

La gauche défend la SNCF comme service public mais n’exprime aucune solidarité de classe avec les grèves des cheminots. Cette apologie du service public favorise un cloisonnement corporatiste plutôt que de tisser d’indispensables solidarités interprofessionnelles. Les luttes autour des services publics se présentent également comme des combats séparés. En 2009, le référendum citoyen sur La Poste montre la limite de cette approche. Ce sont les grèves et leurs généralisations qui peuvent permettre de riposter face aux attaques du néolibéralisme. La défense du service public permet de comprendre la logique de marchandisation. Mais ce n’est pas cette lorgnette qui suffit à remettre en cause l’ordre capitaliste.

Pourtant, Laurent Mauduit semble conscient de cette limite. Il lance donc la proposition des communs. C’est un modèle stratégique qui permet de ne pas se limiter à une transformation sociale depuis les sommets de l’Etat. Malgré la critique des coopératives, il semble difficile de voir en quoi les communs se démarquent dela logique alternativiste voire d’une autogestion du capital. Pour détruire la société marchande, il faut également abolir l’argent, la valeur, le travail et toutes les logiques du capital. C’est donc un processus de rupture qui doit s’amorcer à partir de la généralisation des grèves et des luttes sociales.

 

Source : Laurent Mauduit, Prédations. Histoire des privatisations des biens publics, La Découverte, 2020

 

Articles liés :

La haute bourgeoisie d’Etat

Face à l’offensive néolibérale

Les échecs de la gauche au pouvoir

La gauche au pouvoir pour servir le capital

Benchmarking et aliénation managériale

 

Pour aller plus loin :

Vidéo : Laurent Mauduit : « L’État n’est pas plus vertueux que le marché », publié sur le site de la revue Regards le 7 octobre 2020

Vidéo : Laurent Mauduit – La privatisation des biens publics : un “racket organisé” ?, émission diffusée sur Sud Radio le 28 septembre 2020

Vidéo : Et si on privatisait tout ? Ou plus rien ?, émission Interdit d’interdire diffusée le 30 septembre 2020

Vidéo : L’Invité – Laurent Mauduit : « Comment les privatisations ont modifié le capitalisme français », mis en ligne sur le site du journal Le Télégramme le 10 septembre 2020

Vidéo : Pour le journaliste Laurent Mauduit, « on a privé les citoyens du contrôle de leurs biens », diffusé sur France Info le 17 septembre 2020

Radio : Le journal de 12h30, émission diffusée sur Europe 1 le 3 septembre 2020

 

Jean Bastien, Quand privatisations rime avec prédations, publié sur le site Non fiction le 15 septembre 2020

Les ravages de trente-cinq années de privatisations, publié sur le site de Salaire à Vie le 8 septembre 2020

Isabelle Avran, Avec « Prédations », Laurent Mauduit livre un plaidoyer pour les « biens communs », publié sur le site de la revue Nouvelle Vie Ouvrière le 11 septembre 2020

Emmanuel Lemieux, Laurent Mauduit, prédateur de prédateurs, publié sur le site Les Influences le Le 26 septembre 2020

Blog Contre les privatisations, en défense des biens communs ! publié sur Mediapart


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