AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : Marianne
Durant un peu plus de deux heures, Régis Debray se livre complètement dans un grand entretien exclusif en quatre parties, en partenariat avec le site ABC Penser.
Raconter sa vie oralement est un exercice périlleux. Surtout lorsqu’on s’est déjà essayé à la rapporter par écrit. Ce qui est le cas de Régis Debray que l’équipe d’ABC Penser a rencontré récemment pourMarianne. Mais l’oralité est aussi une entrée en matière, une manière de faire connaissance à nouveaux frais. De donner du relief à une trajectoire. C’est ce que nous vous proposons avec cette plongée inédite dans la vie de Régis Debray : une rencontre.
RÉGIS DEBRAY PAR LUI-MÊME
Il est né en septembre 1940. Il a écrit plus de 60 essais. Trois romans. Des autobiographies. Du théâtre. Il a participé à des films où il évoque son parcours. Pourtant, le jour où nous l’avons filmé, il déclare que « les biographies l’emmerdent ». Qu’il n’a pas eu d’enfance. Que sa vie a commencé à l’âge de 16 ans. Qu’il ne lui est « rien arrivé d’intéressant dans la vie ». Lui, qui fut un révolutionnaire dans sa jeunesse, a connu la torture, la prison, en Bolivie ; fut le conseiller diplomatique de François Mitterrand, a soutenu une thèse de doctorat en philosophie en 1993 sur l’histoire du regard en Occident, fut l’ami de l’écrivain Julien Gracq (1910-2007) et du secrétaire de Jean Moulin, Daniel Cordier (1920-2020).
Ce tournage chaleureux dément ces propos défaitistes. Régis Debray qui se méfie de la conversation orale, a tenu sa promesse. Il nous avait promis de nous consacrer du temps. Il a tenu parole. En se rebiffant, certes, mais en jouant le jeu, avec générosité. Il s’est donc attardé durant cette journée, sur nombre d’aspects de sa vie, avec distance et modestie : en Amérique Latine, à l’Élysée, au Conseil d’État. Il a exposé clairement sa vision du politique…
Car, s’il réfute l’expression d’intellectuel engagé, se définit avant tout comme un écrivain, et concède parfois à se dire philosophe, ou médiologue, celui qui étudie les médiations techniques et institutionnelles de la culture, il est avant tout un homme stylo. Il écrit à la main. Dans son dernier livre, D’un siècle l’autre (2020), il parvient à relier sa mémoire personnelle à une histoire collective. Dans le précédent, Du génie français (2019), il rêve d’une France qui prenne le large et défend l’esprit océanique de Victor Hugo contre l’esprit « cosy » de Stendhal. Ici, au cours de cette confession spontanée, il s’est évertué à ne pas enjoliver son passé. Il a évoqué ses enthousiasmes, et ce qu’il appelle ses bévues. « Les idées, quoi qu’on en dise, ce sont celles d’une époque, c’est très rare qu’elles nous appartiennent », avoue-t-il.
Nous vous invitons à le découvrir ou à le redécouvrir. Nous vous invitons à le regarder se prendre la tête entre les deux mains. Régis Debray, durant plus d’une heure trente, se confie, comme il se méfie, ou s’agace. C’est de bonne guerre. Le jeu des questions-réponses se joue à deux. Et Régis Debray n’a pas triché. Ces mémoires improvisées en sont la preuve.
Elles sont suivies d’un exercice de haut style où l’auteur D’un siècle l’autre, réussit à condenser sa pensée sur trois notions qui lui sont chères : nation, civilisation, sacré.
Elles sont ici déclinées, analysées, interrogées, avec simplicité. Comme une conversation au coin du feu…
« NATIONAL-RÉPUBLICAIN : JE VOTE »
L’expression avait fait florès en 1999, dans une plaquette titrée Le code et le glaive, dans laquelle Régis Debray faisait son examen de conscience d’un républicain. Il insiste, vingt ans après, sur l’importance du trait d’union. Car la Nation, c’est d’abord la fable, le cri de Valmy, en 1791, une idée de gauche, qui s’est dégradée. Mais, c’est également, l’émancipation par l’École. Dans les années 1970, elle était donnée pour morte. Or la mondialisation a créé un tel vide, qu’elle a entraîné selon Debray, « une balkanisation politico-culturelle », sans pareil. « La mondialisation a stimulé la Nation. » Pas toujours dans la bonne direction ! Comment empêcher que la Nation ne régresse à l’ethnie, à la tribu, à l’irrédentisme religieux ? Comment faire, pour que Marianne, l’effigie, puisse survivre à son corps ? Régis Debray n’esquive aucune de ces questions…
CIVILISATION (S) : ET SI ON DEVENAIT AMÉRICAIN !
Comme la nation, la civilisation est un mot-valise.
Ce qui pose problème avec ce vocable, c’est le passage du singulier au pluriel qui s’opère aux alentours de 1850. La civilisation, cela désigne le progrès au sens large. Les civilisations, cela désigne un ici et un là-bas. Un éclatement dans l’espace. L’idée, tout simplement, qu’il existe plusieurs civilisations. Et pas une seule ! Or on sait depuis Paul Valéry que les civilisations sont mortelles. On le savait avant, mais en 1919 l’Amérique était pour lui une projection de l’Europe. Et il s’inquiétait du déclin de la civilisation européenne. Tandis que de nos jours l’Europe est une projection de l’Amérique. Et qu’il est incongru de parler de civilisation française. Tant le désir d’être américain, selon Debray, est prégnant dans notre pays. À l’image des cités grecques, demandant à devenir romaines, nous demandons à devenir Américains. Régis Debray prend les devants. « Je n’accepte pas de dépendre de gens sur lesquels je n’ai aucune influence », s’exclame-t-il. Et de proposer un référendum pour que nous devenions vraiment Américains, citoyens d’un État Américain, où il serait possible d’avoir notre mot à dire. Humour tragique ? À voir.
AUCUNE SOCIÉTÉ NE PEUT SE PASSER DU SACRÉ
Point d’orgue de cette journée : du sacré ; et non le sacré. Régis Debray est amer. « C’est le grand échec de ma vie intellectuelle », commence-t-il par affirmer. On le comprend, lui qui a publié un des plus beaux livres sur ce que ce mot recouvre : Jeunesse du sacré (2012). Le sacré, c’est « ce qui interdit le sacrilège et justifie le sacrifice », dit-il. Il n’est donc pas d’essence religieuse. Il n’est pas que divin. Loin s’en faut ! Dans la crypte du Mont Valérien, le cœur se serre. Devant le mausolée de Lénine, on ne fume pas un cigarillo. À La Mecque, on ne chante pas du rock. Sous l’Arc de Triomphe, on ne pisse pas sur la tombe du Soldat Inconnu. On se tient. C’est cela un lieu sacré. Un lieu qui vous impose une limite, un espace qui « est soustrait aux rapports marchands »
On ne vend pas des crêpes devant le portail d’Auschwitz. Toute communauté humaine repose sur l’existence d’un sacré. Il existe donc plusieurs « sacrés ». Tel est le problème majeur de notre temps : comment faire cohabiter différentes sacralités ? Régis Debray laisse la question ouverte