La lutte contre les discriminations au travail

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SOURCE : La vie des idées

Le recours en justice des victimes de discriminations produit des effets ambivalents. Loin de faciliter la réparation, l’arme du droit inscrit le salarié dans un parcours du combattant d’autant plus périlleux qu’il est parfois compliqué par les stratégies politiques des syndicats et des associations.

À quelques mois du vingtième anniversaire des Assises de la citoyenneté, qui ont mis la lutte contre les discriminations racistes au cœur de l’agenda politique, il est plus temps de revenir sur les effets des avancées politiques sur l’égalité au travail, caractérisées par le renforcement des protections offertes par le droit contre toutes les discriminations (racistes mais également sexistes, liées au handicap, à l’activité syndicale, à l’orientation sexuelle, etc.). Si la dernière décennie a vu monter en puissance des actions extra-judiciaires relevant de formes de soft law (Bereni, 2009), le droit reste une ressource majeure pour les victimes. Il est régulièrement étoffé et mobilisé, comme l’atteste la récente victoire de 850 cheminots marocains ayant attaqué la SNCF pour discrimination liée à leur nationalité (Chappe et Keyhani, 2018).

Pour comprendre les dynamiques sociales d’usage de ce droit, il faut se placer au plus près de celles et ceux qui s’en saisissent. Dans la perspective d’une analyse des « itinéraires de réparation » (Barbot et Dodier, 2009), cet essai revient sur les parcours des victimes devant les tribunaux – bien souvent un parcours de combattant – et sur les stratégies judiciaires mises en œuvre par les associations et syndicaux pour les épauler. Cette focale d’observation amène à recenser et analyser les contraintes auxquelles font face les acteurs, mais également les compétences qu’ils déploient et les solutions qu’ils élaborent pour faire vivre l’égalité.

Trois enjeux principaux forment les horizons autour desquels les acteurs agissent et se positionnent : l’enjeu du passage du droit, c’est-à-dire celui de faire qualifier par les tribunaux les situations de discrimination en tant que telles ; l’enjeu de justice lié à la réparation à la fois matérielle et symbolique des victimes ; l’enjeu politique, c’est-à-dire la visée d’une évolution des pratiques et des règles en vigueur dans les mondes du travail. À partir de l’analyse des formes de mobilisations, on essaiera d’expliquer pourquoi les discriminations racistes restent encore aujourd’hui le grand perdant de la lutte contre les discriminations au travail.

Qualifier et prouver la discrimination

Le droit tient une place centrale dans la mise en forme des politiques de lutte contre les discriminations. En France, la mise en place d’un droit pénal de la non-discrimination remonte à 1972. Le droit s’étoffe ensuite dans le cadre du droit du travail à partir de 1982. Les années 2000 constituent un tournant impulsé en partie par l’Union européenne et relayé par la majorité gouvernementale de l’époque : la loi du 16 novembre 2001 améliore l’effectivité droit de la non-discrimination en offrant des facilités procédurales pour les plaignants et participe à constituer la politique de lutte contre les discriminations comme « modèle de protection légale » (Bumiller, 2011 [1986]) : celui-ci repose sur la croyance que, dans la mesure où le droit est suffisamment efficace, les victimes pourront s’en saisir pour dénoncer la discrimination dont elles sont victimes, et in fine faire reculer la discrimination au niveau de la société. Dans le contexte français, ce modèle s’ancre dans une logique universaliste fonctionnant par une mise en équivalence des différents critères (race, origine, sexe, handicap, etc.) sur lesquels s’appuient les inégalités de traitement. Il se caractérise également par une tendance à la dépénalisation des discriminations au profit du droit civil, qui appréhende la discrimination comme une faute civile individualisée (plutôt que comme une entorse morale engageant l’ordre public).

Cette configuration explique la forme prise par de nombreuses actions depuis les années 2000 : création de relais, de permanences juridiques, de réseaux, permettant de soutenir et d’accompagner le plaignant dans le parcours judiciaire. L’instauration de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde) en 2005 obéit à cette logique : elle prend la forme d’une agence administrative indépendante créée pour accueillir les saisines des plaignants, expertiser leur dossier, les accompagner dans un règlement amiable ou judiciaire des conflits. Elle connaît rapidement une extension à travers le dispositif des correspondants locaux dont l’objectif est de recueillir au plus près du terrain la parole des usagers et l’analyser au prisme de la définition juridique de la discrimination. Les associations antiracistes adoptent la même stratégie : c’est le cas du MRAP au début des années 2000 (Eberhard, 2010), ou de SOS Racisme qui crée un pôle « lutte contre les discriminations » et une permanence téléphonique pour recueillir les plaintes.

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Fiche de la permanence juridique du service discrimination de SOS Racisme

Ces dispositifs sont organisés différemment mais reposent sur un même principe : offrir un appui aux plaignants pour formuler une plainte qui sera ensuite analysée. Deux constats peuvent être faits : 
1) ces dispositifs s’inscrivent donc dans une modalité réactive : les plaignants doivent prendre conscience de la discrimination, identifier ces permanences et les saisir. Il arrive régulièrement qu’elles tournent en sous-régime, témoignant d’un déséquilibre entre ce qu’on sait de l’ampleur des discriminations dans la société française, et l’utilisation effective des voies de recours. 
2) Ces dispositifs fonctionnent sur le principe d’une transformation des récits de plainte en une « hypothèse juridique » – celle d’avoir affaire à une discrimination – dont la plausibilité est évaluée. Cette évaluation implique l’utilisation de compétences juridiques permettant de confronter des récits de situations particulières à des définitions juridiques abstraites. Cet exercice de pré-qualification juridique pose la question du profil des individus chargés d’analyser l’hypothèse de la discrimination, de leur capacité à exercer ou non ce jugement en se saisissant des plis du récit pour en dégager la logique. Ce sont des opérations compliquées qui demandent une expertise particulière. Moins cette expertise est présente, plus l’opération relève possiblement de l’arbitraire. Pour pallier ce risque, les organisations ont cherché à faire monter en compétence les membres chargés de tenir leur permanence. Elles rencontrent néanmoins des limites : la discrimination est une matière compliquée, évolutive et controversée. Fréquemment s’expriment des accusations d’incompétence visant ces acteurs et leur magistrature, à l’instar des correspondants locaux de la Halde dont l’action a parfois suscité la méfiance au sein même de leur institution.

L’enjeu du passage du droit implique également celui de la factualisation des situations, c’est-à-dire le fait de donner les éléments matériels qui permettent de rendre l’hypothèse juridique crédible. Le degré de factualisation nécessaire dépend des règles juridiques concernant la charge de la preuve. C’est une tâche difficile, dans la mesure où la discrimination se pratique souvent en « coulisse », de façon peu explicite et sans laisser de traces. Cette opacité s’oppose à une conception de la preuve de la discrimination comme flagrant délit (smoking gun), c’est-à-dire une preuve indubitable de la discrimination. Sortir de cette impasse nécessite alors de comprendre qu’une preuve se construit à travers un travail d’enquête consistant à mettre en forme et rassembler des éléments divers et éparpillés – des dates, des salaires, des points de comparaison, des témoignages, des éléments contextuels, etc. – et à les mettre en ordre pour leur donner un sens dans un récit appuyant l’hypothèse de la discrimination.

On le voit par exemple avec la CGT qui a construit la « méthode des panels », une technique de comparaison de l’évolution salariale d’un syndicaliste ou d’une femme avec ses collègues non-syndicalistes ou hommes. Quand un plaignant contacte François Clerc, le référent discrimination de la CGT, celui-ci lui explique quelles informations aller chercher, comment les analyser, les représenter, quels calculs réaliser, etc. La preuve de discrimination demande ainsi tout une activité de recherche, de mise en ordre, de calcul, loin de l’idée d’un « donné » plus ou moins caché (quand il existe) qu’il faudrait trouver pour l’exhiber dans l’arène judiciaire. Elle pose ainsi la question de l’asymétrie des parties concernant l’accès à des données qui sont la propriété de l’entreprise : les avocat·e·s engagé·e·s dans la lutte contre les discriminations ont ainsi mis en place des stratégies pré-contentieuses visant à forcer les entreprises à produire ces données.

La méthode des panels

La méthode des panels est également appelée « méthode Clerc » du nom de l’ouvrier CGT de PSA qui a participé à la systématiser et la faire accepter devant les tribunaux. Elle a d’abord été élaborée dans le cadre des discriminations syndicales avant d’être adoptée pour d’autres critères de discriminations, notamment le sexe. Particulièrement adaptée aux grandes entreprises industrielles encore marquées par le modèle fordiste, elle se fonde sur l’identification asymétrique, en miroir du plaignant individuel, d’une population témoin – le panel – à laquelle il est comparé. Le groupe témoin est déterminé à partir d’un principe d’une identité relative originelle à l’embauche avec le plaignant (ancienneté, poste et qualification proches). Cette méthode permet d’objectiver les effets sur le long terme de la discrimination, de les représenter graphiquement et de fixer un montant de réparation égal aux pertes salariales cumulées.

La réception de la preuve judiciaire obéit également à des règles déterminées par la voie judiciaire empruntée. Dans le droit pénal, il est nécessaire de prouver l’intention de discriminer, mais il est par contre possible d’utiliser des preuves dites déloyales (par exemple des enregistrements). Dans le droit civil ou prud’homal, la charge de la preuve est aménagée et il est également plus facile d’obtenir des informations de la part de la partie adverse. Le choix de l’une ou l’autre voie combine des arguments juridiques et procéduraux avec des critères d’orientation plus politiques : SOS Racisme s’est longtemps opposée à la dépénalisation des discriminations, expliquant qu’il était important de saisir la voie pénale dans la mesure où, à travers l’intervention du procureur, la société entière s’engageait contre la discrimination.

Naviguer dans le système judiciaire et adapter la preuve aux contraintes du droit demandent donc des capacités d’orientation et de jugement liées à un savoir juridique spécialisé. C’est pour cela que, autour de SOSRacisme comme de la CGT, se sont constitués des réseaux d’avocat·e·s avertis des avancées de la jurisprudence, des différentes armes procédurales, des arguments qui fonctionnent, des modes de preuve validés, etc.

Réparer les victimes

Le modèle de protection légale impose de se pencher de la prise en charge de l’injustice exprimée par la victime au sein des dispositifs judiciaires.

Tous les individus victimes de discrimination n’entament pas un itinéraire de réparation, loin s’en faut. Dénoncer est souvent coûteux, épuisant, incertain et risque d’enfermer dans un statut de victime ou de se retourner contre vous. De plus, quand les victimes formulent effectivement une demande de justice, elles ne le font que rarement directement auprès du tribunal. Dans les discriminations au travail, les tentatives de résolution sont le plus souvent internes à l’entreprise, via des tentatives de discussion et des recours à la hiérarchie. Ce n’est, le plus souvent, que lorsque toutes ces tentatives ont échoué que la personne discriminée se tourne vers l’arène judiciaire. Le droit n’est pas perçu et vécu comme un instrument neutre, auquel il suffirait de confier son histoire pour obtenir la justice : entrer dans le dispositif judiciaire, c’est adopter sa logique propre, accepter de voir traduire son histoire dans un langage ésotérique et de s’en remettre à la qualification et le jugement de personnes tierces (les avocats, les juges).

Cette violence du droit, ce sont d’abord les agents des permanences juridiques qui ont à la gérer quand ils doivent évaluer l’histoire qui leur est confiée pour estimer si l’hypothèse juridique de la discrimination est crédible. Ils se retrouvent alors souvent confrontés à des situations éprouvantes et injustes mais concernant lesquelles ils estiment que le droit n’est pas susceptible de passer. C’est par exemple le cas d’une correspondante locale de la Halde qui reçoit un homme estimant avoir été discriminé en raison de son âge : bien que convaincue avec lui de la réalité de la discrimination, elle estime néanmoins que le dossier ne comporte pas assez d’éléments pour se pourvoir en justice, et ne peut lui apporter que de la compassion à défaut d’une solution matérielle.

Mais ce sont surtout les plaignants qui souffrent de cette incapacité du droit à répondre à leur dénonciation : la question de la prise en compte de ces subjectivités blessées se pose ainsi devant tous ceux que Didier Fassin (2002) appelle les « surnuméraires du droit », qui ont vécu des situations injustes mais peu susceptibles d’être reconnues comme telles par les tribunaux.

Cette question de la violence de l’itinéraire de réparation se pose tout au long de la procédure judicaire où les victimes se retrouvent contraintes par une temporalité qui leur échappe – celle du temps judiciaire –, ne saisissent pas toujours ce qui se passent voire s’estiment dépossédées de leur cas. Amira, jeune employée d’origine maghrébine licenciée à la fin de sa période d’essai après avoir subi des moqueries racistes, explique ainsi sa confusion face au classement d’une plainte qu’elle ne savait même pas déposée !

Quand l’inspecteur du travail avait déposé plainte, je ne le savais pas moi. Je n’étais même pas au courant que Monsieur l’Inspecteur du travail avait envoyé un rapport à Monsieur le Procureur. J’ai reçu un courrier me disant que la plainte avait été classée, mais comme moi je n’avais pas personnellement porté plainte – c’est l’Inspecteur du travail qui l’avait fait.

Beaucoup des victimes ont l’impression d’un combat qui leur échappe et où elles partent en situation défavorable, ce qu’exprime ce garagiste discriminé en raison de son origine antillaise : « Quand j’ai lancé cette affaire, beaucoup de gens m’ont dit : “ce n’est pas possible, ils vont te virer, c’est pot de terre contre pot de fer” ».

La possibilité de tenir malgré tout dépend alors de la possibilité pour le plaignant de s’attacher des allié·e·s – syndicaliste, avocat·e de confiance, Halde, etc. –, possibilité elle-même liée à la combinaison des potentialités effectives de factualisation du dossier et des ressources dont dispose la victime à cet effet. On peut prendre l’exemple de cette cadre supérieure dans une banque, discriminée après avoir pris plusieurs congés parentaux, qui mobilise l’annuaire des anciens élèves de son école de commerce pour mener une enquête sur les salaires de ces collègues. Isolée à l’entame de la procédure, elle réussit néanmoins à mobiliser autour d’elle une « équipe de choc » (selon ses propres termes), composée de deux syndicalistes et d’une avocate militante, tout en bénéficiant de l’appui de la Halde et du procureur de la République.

Le moment du procès est souvent vécu très douloureusement. C’est une arène violente, où les coups symboliques s’échangent, où la parole et les compétences de la victime sont attaquées publiquement le temps de la plaidoirie de la partie adverse. Enfin, quand le verdict tombe, et qu’il est en faveur du plaignant après de nombreuses années de lutte, il est rare qu’il soit à la hauteur des attentes : la discrimination n’est pas qu’un manque à gagner qu’on peut gommer par une compensation monétaire. Elle implique une bifurcation dans la trajectoire sociale de l’individu, souvent irréversible, une dépréciation de soi, parfois des maladies psychiques ou physiques associées. Si la plupart des victimes disent attendre d’abord de la « reconnaissance » de la part du verdict judiciaire – mais aussi souvent une punition du ou des coupables –, elles expriment également régulièrement un sentiment d’incomplétude une fois que celui-ci a été exprimé : « J’ai une indemnisation à peu près correcte du préjudice, même si le préjudice il est bien plus important que ça […]. Le préjudice financier il est réparé, le préjudice moral non ».

La description de ce parcours montre ainsi à quel point la violence initiale de la discrimination peut être redoublée par la violence de l’itinéraire de réparation. Elle implique une réflexion sur la prise en compte d’un souci d’ humanisation et de démocratisation du droit par les intermédiaires et professionnels du droit, à l’image des tentatives portées par le syndicalisme judiciaire des années 1970, ainsi que sur les modalités effectives de réparation : si elle ne peut jamais être totale, on peut néanmoins mobiliser des techniques de preuve qui essayent de l’évaluer au plus proche, comme l’ont fait les juristes proches de la CGTgrâce à la méthode des panels. Des avocats tentent également d’explorer d’autres voies, par exemple les dommages et intérêts liés au préjudice moral ou aux conséquences sur la santé, ou des formes de médiation visant à aboutir à une réelle reconnaissance des effets délétères de la discrimination.

Au-delà de la réparation

Il faut enfin examiner les effets politiques de l’action judiciaire dans sa capacité à instaurer un rapport de force et à faire advenir l’égalité comme réalité.

Le droit de la discrimination fonctionne principalement de manière curative : il sert à qualifier, réparer et punir des actes illégaux. Mais au-delà du modèle de protection légale, l’ensemble des acteurs des dispositifs de lutte contre les discriminations ne se satisfont pas de cette dimension et cherchent à capitaliser sur les dispositifs et les ressources investies pour rendre les entreprises plus vertueuses.

Pour sortir de la logique du cas par cas, les différents collectifs se servent de leur réseau d’accès au droit comme de dispositifs de mise en visibilité qui sont des occasions de produire des données et des analyses. Quand SOS Racisme a monté sa permanence juridique, l’association l’a aussitôt utilisée comme observatoire des discriminations. Les chiffres de saisine du Défenseur des droits aujourd’hui sont également l’occasion d’une large communication institutionnelle. Toutes ces pratiques visent à participer à une prise de conscience générale de l’ampleur des discriminations. Au-delà de cet usage, il y a aussi l’espoir partagé par de nombreux acteurs d’une fonction dissuasive du droit, d’où l’importance pour les acteurs mobilisés de publiciser au maximum les victoires pour donner confiance aux futures victimes mais également dans la logique du blame and shame défendu par SOS Racisme.

Ces stratégies s’articulent également avec la volonté de peser sur le fonctionnement des entreprises en les forçant à adopter des outils préventifs. La lutte contre les discriminations syndicales est un très bon exemple : la stratégie de militant·e·s CGT dans les entreprises du secteur de la métallurgie et d’avocat·e·s proches (Emmanuelle Boussard-Verrecchia notamment) a été de prendre en charge ces dénonciations individuelles de syndicalistes discriminés tout en les inscrivant dans une stratégie politique de renforcement syndical. Le syndicat et son avocat·e s’efforcent de regrouper les différents cas analogues dans une même entreprise au sein d’une audience unique pour montrer le caractère générique de la discrimination. L’association de cette stratégie judiciaire avec des démarches de conscientisation et d’empowerment des élus syndicaux (notamment à travers la diffusion de la méthode des panels) vise à instaurer un rapport de force contre la partie patronale accusée d’anti-syndicalisme.

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Guide édité par la CGT pour aider les syndicalistes à construire un dossier de discrimination syndicale

Acculées par cette stratégie florissante dans les années 2000, les grandes entreprises mises en cause ont réagi en adoptant des accords de droit syndical et des dispositifs préventifs, notamment grâce à des outils statistiques et graphiques de monitoring des salaires des syndicalistes visant à garantir une rémunération à la moyenne de leur catégorie socio-professionnelle. Ces dispositifs ont eu des effets réels au moins pour les représentants des salarié·e·s les plus engagé·e·s dans le dialogue social, tout en laissant souvent inchangée la situation des syndicalistes de terrain les plus confrontés à l’arbitraire managérial (Chappe et al., 2019).

L’action de groupe contre Safran

L’entreprise Safran correspond parfaitement à ce cas : concernée par des contentieux collectifs de militants CGT en 2004, la direction a négocié et signé un accord collectif de droit syndical, incluant l’adoption d’un outil préventif de suivi des rémunérations. Mais le conflit redémarre en 2011 avec l’émergence de nouvelles plaintes et négociations, inabouties, pour faire évoluer les outils de régulation internes. En 2017, à la suite de l’adoption législative de l’action de groupe en matière de discrimination, un collectif de militants et d’avocat·e·s proches CGT décide de profiter de la situation bloquée à Safran pour tester ce nouveau dispositif judiciaire, malgré des critiques fortes sur ses modalités. La preuve passe par l’ouverture de la boîte noire que constituent les outils de gestion préventifs des discriminations. Dans cette optique, les avocat·e·s utilisent dans leurs écritures le concept de discrimination systémique, inspiré à la fois des travaux sociologiques et de la jurisprudence canadienne. Cette qualification est reprise dans l’avis du Défenseur des droits produit sur cette affaire : « Les discriminations observées caractérisent une discrimination directe, indirecte, par injonction, dont le cumul crée une discrimination collective et systémique en raison de l’exercice des activités syndicales » (décision du 13 mai 2019).

La lutte contre les discriminations a-t-elle eu lieu ?

En 2015, Patrick Simon affirme que « la lutte contre les discriminations n’a pas eu lieu », en centrant son analyse sur l’absence de mobilisation contre les discriminations racistes. Si sa conclusion est inattaquable, le regard porté sur d’autres luttes qui ont, toute proportion gardée, été plus efficaces (contre les discriminations syndicales en premier lieu, mais également pour l’égalité professionnelle) permet également d’éclairer ce qui permet d’agir et a contrario « ce qui fait défaut » (Stavo-Debauge, 2011).

Les acteurs mobilisés ont travaillé à trouver des points d’équilibre entre le formalisme du droit, l’attention à la souffrance des victimes et le nécessaire horizon politique permettant de dépasser une version strictement individualisante et curative dans l’appréhension des discriminations. Mais ces mobilisations n’ont pas eu lieu dans le cas des discriminations racistes : la plupart des syndicats ne considère pas la question du racisme comme une priorité et du côté du monde associatif, beaucoup d’organisations se mobilisent mais désormais sans véritable stratégie judiciaire. De la même façon, la lutte pour l’égalité professionnelle ou contre les discriminations syndicales a pu s’appuyer sur le relais des politiques publiques ; dans le cadre des discriminations racistes, à l’exception des testing de grandes entreprises qui ne ciblent qu’un périmètre très restreint des pratiques discriminatoires à l’embauche, les politiques publiques restent aujourd’hui indexées au modèle individualisé de protection légale (comme en atteste par exemple le projet de la « brigade anti-discrimination » porté par Marlène Schiappa qui vise à créer une plate-forme internet de signalement des discriminations). Seul le Défenseur des droits semble aujourd’hui prendre la mesure de l’importance de passer à une forme plus collective de lutte, mais avec les moyens limités qui sont les siens.

Se pose enfin la question du rôle joué par les appuis statistiques. Dans le cas des luttes contre les discriminations sexistes ou syndicales, toutes les politiques et les progrès se sont appuyés production de données chiffrées permettant de mobiliser les acteurs, de prouver la discrimination, de demander réparation, etc. Les statistiques font l’objet de beaucoup de controverses quant à leur signification et leur fiabilité, mais elles sont une condition sine qua non de l’action. Concernant les discriminations racistes, les statistiques ne sont pas interdites en soi : dans plusieurs contentieux, les avocat·e·s ont calculé la discrimination en procédant à des comptages patronymiques et certaines entreprises ont également procédé à des analyses quantitatives des discriminations ethno-raciales en leur sein, parfois en mobilisant des prestataires externes. Mais ces opérations restent rares et impliquent souvent une impression de malaise chez les acteurs qui procèdent effectivement à ces dénombrements et qui ont l’impression de participer au processus de racisation. Pourtant, l’exemple des autres critères de discrimination et des autres pays montre que c’est un point de passage obligé de la lutte contre les discriminations raciales. Il faut à cet égard prolonger la réflexion sur la question de la mesure des discriminations au sein de l’entreprise (Héran, 2010 ; Défenseur des droits et CNIL, 2012 : sans ce souci pour l’instrumentation quantifiée des politiques d’égalité, la lutte contre les discriminations racistes est condamnée à rester de l’ordre de l’anecdotique.

par Vincent-Arnaud Chappe, le 7 janvier 2020


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