Romaric Godin: Argent magique et monnaie pour tous

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Mediapart

https://www.mediapart.fr/journal/economie/040121/argent-magique-et-monnaie-pour-tous?onglet=full

4 janvier 2021             Par Romaric Godin

Peut-on mettre enfin la monnaie au service du bien commun dans le cadre d’un projet politique écologique et égalitaire de subvenir aux besoins réels de sociétés au bord de l’implosion ? Une enquête du n° 17 de la Revue du crieur, toujours disponible en librairie.

Des milliards comme s’il en pleuvait. À la mi-mars, avec le confinement, il a semblé soudainement que l’argent n’était plus un problème. Il suffisait d’en avoir besoin et de le vouloir pour qu’il soit disponible. L’Allemagne, jusqu’ici gardienne des cordons de la bourse, annonçait un plan de 750 milliards d’euros, la Commission européenne promettait, elle, près de 1 900 milliards d’euros, les États-Unis 2 000 milliards de dollars. En France, Emmanuel Macron a promis un « plan de relance » de 100 milliards d’euros, et le déficit public va largement dépasser les 11 % du PIB, un niveau record en temps de paix. Mais surtout, on jurait partout que c’en était terminé avec le manque de moyens.

Chacun peut constater le contraste avec l’histoire récente, voire très récente. Deux semaines avant la fermeture des bars et restaurants, un conseil des ministres en théorie consacré à la diffusion de l’épidémie de coronavirus débouchait sur l’annonce de l’utilisation de l’article 49-3 de la Constitution pour faire passer en force la réforme des retraites, dont la principale était la possibilité d’une gestion par les coûts d’un des premiers postes de dépenses sociales en France.

Il fallait donc trouver de l’argent, serrer les coûts, assurer les financements. Le budget 2020 prévoyait, au reste, une réforme de l’assurance-chômage pour économiser sur les demandeurs d’emplois jusqu’à 1,3 milliard d’euros à terme. Et pour les hôpitaux, « il n’y a pas d’argent magique »avait répondu avec dédain le président de la République à une soignante qui lui réclamait des moyens, le 6 avril 2018.

L’évidence de la rareté de l’argent et de la nécessité, pour en disposer, de fournir des efforts était alors le cœur de la pensée des élites économiques et politiques. Face à un peuple impatient et croyant à la magie, le dirigeant responsable se devait de lui faire la leçon : l’argent, ça se gagne, qu’on soit un État, une entreprise ou un ménage. On ne peut pas claquer dans ses doigts pour en trouver.

Mais le Covid-19 a tout chamboulé. L’argent semble disponible lorsqu’on en a besoin et le gouvernement promet d’en mobiliser une quantité astronomique. Dès lors, une question vient immédiatement à l’esprit : ne pourrait-il pas en être de même pour faire face aux grands défis de notre temps et se montrer enfin ambitieux : assurer la transition écologique et un revenu décent pour tous, renforcer les services publics, favoriser la coopération sur la concurrence et réduire la dépendance à la seule croissance du PIB ? En bref, puisque la monnaie est disponible, ne pourrait-elle pas changer le monde ?

Dans la scène 2 de l’acte I de Faust II, Goethe met en scène le diable, Méphistophélès, sous les traits du fou conseillant un empereur en manque d’argent. Le fou lui assure pourtant que la limite de ses moyens n’est que sa propre volonté. « J’ai besoin d’argent, fais-en donc », lui répond le souverain. « Je vous en créerai, et même encore davantage et c’est en réalité chose aisée », affirme Méphisto qui, par la magie du papier-monnaie, va redonner des moyens à l’empire. Mais à la fin de l’acte I, le vrai fou, que le diable avait remplacé, est récompensé par le souverain en papier-monnaie qu’il s’empresse de changer en or. « Pas si fou », sourit le diable. La monnaie du diable plonge le pays dans le chaos et le souverain ne s’en sort qu’à grand-peine et au prix d’une repentance terrible. « Ces sorciers maudits vont me coûter bien cher », conclut-il à l’acte IV.

Par cette morale terrible, le poète allemand décrit une doxa économique qui marque encore largement les esprits aujourd’hui et qui, presque malgré nous, et alors même que l’argent est désormais largement dématérialisé et ne dépend plus de l’or ou de l’argent, nous fait rejeter cette idée que la monnaie puisse être disponible et posséder une puissance propre à modifier l’état du monde.

Ce à quoi s’oppose le poète, c’est l’idée que la monnaie est capable de créer quelque chose par elle-même. Méphisto, comme avant lui le financier écossais John Law, estime que les richesses n’attendent que la monnaie pour devenir de la valeur. « Au cœur de la montagne, sur un mur, sous une pierre, l’or est là, monnayé ou non », souligne-t-il. Le calcul est simple : on crée de la monnaie pour exploiter les richesses laissées en friche. La valeur est donc fabriquée par la monnaie. C’est précisément cela qui est contesté par Goethe : une richesse créée par de la monnaie est factice. La monnaie ne fabrique rien en elle-même. Elle est la simple courroie de transmission entre un échange et un autre.

Cette vision a été théorisée par les économistes classiques, d’Adam Smith à Ricardo, qui voyaient dans la monnaie le moyen de simplement comptabiliser la quantité de travail, source de la valeur. Lorsque les néoclassiques abandonnent, à la fin du XIXe siècle, l’idée de valeur-travail, ils n’abandonnent pas cette représentation monétaire. La monnaie reste le reflet du prix juste donné par le marché. Pour le dire simplement, la monnaie n’est qu’un instrument pratique de l’échange qui permettrait d’éviter le troc. Elle n’est qu’un « voile » placé sur les activités économiques et serait donc par nature neutre pour ces dernières.

Selon cette conception, je ne peux avoir accès à l’argent nécessaire à l’achat d’une botte que si je l’ai acquis par ailleurs par un échange ou bien si je gage des revenus à venir qui sont indépendants de cet achat.

Que se passe-t-il alors, selon cette vision des choses, lorsqu’on augmente la quantité de monnaie ? Les prix augmentent, et c’est tout. L’inflation fait donc disparaître l’effet quantitatif de la monnaie. Et si la création est encore plus élevée, la perte de valeur de la monnaie devient dramatique en décourageant les échanges et en favorisant le stockage d’instruments monétaires jugés stables, comme l’or hier ou le dollar aujourd’hui. L’économie alors s’effondre. La création monétaire aura été une illusion, une malédiction diabolique, comme le souligne Goethe. La monnaie n’a rien façonné, elle a détruit.

C’est l’interprétation que l’économiste américain Irving Fischer a proposée avec sa théorie quantitative de la monnaie dans les années 1930, reprise par Milton Friedman dans les années 1960 : la quantité de monnaie n’a d’effet que sur le niveau des prix.

C’est dans cet esprit que les monétaristes ont jugé que le contrôle de cette quantité était crucial : il fallait que les banques centrales s’assurent que la monnaie en circulation soit en permanence en cohérence avec l’activité économique – cohérence mesurée par l’inflation. Dès lors, il était essentiel que les autorités monétaires soient indépendantes des États aux tendances méphistophéliques et ne soient guidées que par la stabilité monétaire. Il fallait absolument conserver la neutralité de la monnaie.

Cette conception a dominé la vision de la monnaie pendant les années de la contre-révolution néolibérale. Les banques centrales sont devenues indépendantes dans les années 1980 et 1990 et ont toutes adopté des objectifs inflationnistes. Les conséquences sur le plan de la politique économique ont été considérables.

En effet, dans ce cadre, l’État n’est qu’un acteur économique non productif. Les services publics ne produisant pas de valeur monétaire, ils doivent être financés par de la monnaie trouvée ailleurs. Pour obtenir cette monnaie, l’État n’a donc que deux solutions : imposer ou s’endetter. Or s’il impose trop, selon la fameuse « courbe de Laffer », un des autres piliers du néolibéralisme, il tue l’activité. Et s’il s’endette, il provoque des anticipations de hausse d’impôts qui réduisent aussi l’activité, selon le principe de la « neutralité ricardienne » (une conception en réalité inventée par le néoclassique Robert Barro).

Dès lors, l’argent public n’est pas « magique », mais constitue une captation des richesses créées. S’il dépense trop, l’État détruit l’activité, crée de l’inflation et se retrouve en faillite. Lorsqu’en 2007, François Fillon affirmait être « le premier ministre d’un pays en situation de faillite et [que] ça ne peut pas durer », il devançait la pensée d’Emmanuel Macron devant la soignante quelques années plus tard.

La vision de la monnaie neutre est donc l’arme par laquelle on impose son impuissance. Elle nie à la monnaie toute capacité d’action propre. Comme souvent avec le cadre néolibéral, cette conception s’appuie sur une apparence de bon sens en appelant à l’expérience des individus contraints de gagner leur vie pour consommer ou rembourser leurs dettes. Mais ce n’est là qu’apparence trompeuse et comparaison abusive. L’État, en effet, n’est pas un ménage : son horizon et ses capacités sont très différents. C’est pourquoi la conception de la monnaie neutre se retrouve souvent en contradiction avec les réalités économiques et les besoins des sociétés. C’est une vision profondément conservatrice qui, en verrouillant l’accès à la monnaie, bloque toute possibilité de changement.

Le choix de l’inaction

En mars 2009, en pleine crise financière, Ben Bernanke, répond aux questions d’un journaliste. Celui qui est alors le président de la Fed, la banque centrale étasunienne, explique comment il a sauvé les banques et le secteur financier en les inondant de liquidités. Le journaliste ne semble pas bien comprendre d’où vient cet argent. « Est-ce qu’il s’agit de l’argent des contribuables que la Fed a dépensé ? », demande-t-il, angoissé.

La réponse de Bernanke est très claire : « Ce n’est pas l’argent des contribuables. » Et d’expliquer : « Les banques ont un compte à la Fed, un peu comme vous avez un compte auprès d’une banque commerciale, alors, pour prêter à une banque, nous avons simplement utilisé l’ordinateur pour augmenter le montant de ce compte. » En une phrase, le président de la Fed a révélé le secret de la création monétaire. Pour créer de la monnaie, pas besoin de disposer de quoi que ce soit a priori, ni de l’adosser à quoi que ce soit d’existant. L’origine de l’argent est un simple acte technique, un jeu d’écriture.

L’argent est donc bien magique au sens où il peut naître à partir de rien. Sa justification arrive après, par ce qu’on en fait, par ce qu’il parvient à créer. Bernanke donne donc raison à Méphisto contre Goethe sur ce point : la monnaie peut précéder la production et l’échange. Ceci va à l’encontre d’une des doctrines clés de l’économie néoclassique selon laquelle l’épargne précède l’investissement et qu’il faut donc toujours s’appuyer sur quelque chose d’existant pour créer de la monnaie. Dans cette vision classique, ce ne sont pas les besoins qui décident de la création monétaire, mais les moyens disponibles à la satisfaction de ces besoins.

Voilà donc que Bernanke appuie sur un bouton et crée des milliards de dollars sans aucune épargne préalable. Et aucune des catastrophes prédites par les néoclassiques n’a lieu. En réalité, la « magie monétaire » de Bernanke est réalisée chaque jour non pas par la banque centrale, mais par les banques commerciales. Ces dernières, lorsqu’elles accordent un crédit, ne vont pas chercher l’argent dans un coffre. Elles créent de la monnaie dont elles ne disposent pas et qui n’existait pas. C’est ce qu’on appelle la « monnaie endogène » : la banque crée elle-même la monnaie en accordant un crédit qui, immédiatement, devient un dépôt dans son bilan. Ce sont donc les crédits qui créent les dépôts et non l’inverse. Tout banquier moderne est un Méphisto : il ne distribue pas les dépôts sous forme de prêts, il donne aux agents économiques les moyens de répondre à des besoins et compte sur leur rentabilité pour se rémunérer.

Ce pouvoir est théoriquement infini, mais il est encadré par des règles prudentielles qui freinent cette capacité de création monétaire. Il n’empêche : la monnaie n’est pas donnée seulement pour des raisons pratiques, elle construit une activité économique qui, sans elle, n’existerait pas. Ce n’est donc pas l’échange qui fonde la monnaie, mais la monnaie qui fonde l’échange. Dès lors, la création monétaire apparaît bien comme un moyen de construire, et même comme la condition à toute construction économique et sociale.

C’était donc Méphisto et, malgré son échec de 1720, John Law qui avaient raison : pour profiter des richesses d’un territoire, pour exploiter ce territoire, il faut d’abord créer de la monnaie, autrement dit se donner les moyens de cette activité. Le capitalisme contemporain est bien une « économie monétaire de production »« Pour qu’il y ait surplus, un profit, il faut qu’il y ait eu auparavant anticipation de ce surplus sous sa forme monétaire », résume Jean-Marie Harribey. Dès lors, plutôt que de fustiger l’argent magique, il faudrait convenir de cette évidence : sans alchimie monétaire, sans argent magique, pas de capitalisme.

Et cela change tout. Car alors la monnaie devient un instrument de politique économique. Elle est précisément la brique qui permet de réaliser les anticipations ; autrement dit, elle est un outil pour bâtir le monde. Mais puisqu’elle est l’outil de l’anticipation, la monnaie a une autre fonction : elle est désirée pour elle-même, pour sa capacité à contrôler l’avenir et même à conjurer la mort. Nul mieux que l’économiste britannique John Maynard Keynes n’a mis en évidence ce désir insatiable de liquidité, autrement dit d’argent immédiatement disponible, et de ses effets nocifs. L’excès d’épargne devient alors non plus un gage d’investissement futur comme le pensent les économistes classiques et néoclassiques, mais une source de contraction de la demande et des anticipations. Se développe une « trappe à liquidités » où la création monétaire ne construit plus rien, mais est avalée dans le trou noir du manque de confiance.

Cette tension entre désir d’accumulation et besoins économiques constitue aussi une tension entre ceux qui peuvent acheter de la force de travail et ceux qui doivent la vendre. Ceci révèle combien la monnaie est un rapport social, donc aussi un rapport de force. L’acceptation commune de la forme monétaire de ce rapport fait de la monnaie une institution sociale, comme l’ont souligné en 1982 dans leur ouvrage La Violence de la monnaie Michel Aglietta et André Orléan. Dès lors, la monnaie est avant tout un objet politique, un bien commun nécessaire au fonctionnement de l’économie et dont la gestion est aussi, voire d’abord, celle du rapport de force social.

Il faut en conclure que la monnaie ne saurait être qu’un simple bien privé, issu de la gestion des intérêts commerciaux des banques. Si la monnaie doit répondre à des besoins non satisfaits par le fonctionnement du marché et créer la confiance au sein de la communauté, il est légitime que la puissance publique active aussi sa capacité monétaire. Puisque la monnaie engage tous les membres de la société, le pouvoir de création monétaire de la puissance publique n’est plus une incongruité ou le fruit d’une monstruosité exceptionnelle, comme la guerre ou une épidémie, c’est un pouvoir légitime et cohérent avec sa fonction sociale.

Il ne faut donc pas conclure de l’aspect endogène de la monnaie que sa création ne serait réduite qu’aux seuls besoins du système marchand, autrement dit qu’elle devrait rester neutre et ne traduire que la valeur marchande créée par elle. Ce système, pour exister, a besoin d’autres éléments clés. Citons, pour notre époque, la justice sociale, les services publics, la recherche ou la capacité à surmonter le réchauffement climatique. Tous ces éléments sont des besoins impératifs. Les manques du système de santé de plusieurs pays européens pendant l’épidémie de Covid-19 auront illustré ce fait : la monnaie doit aussi satisfaire les besoins sociaux. C’est ce que l’empereur de Goethe n’avait pas saisi : il a simplement joui de sa richesse sans rien construire. Changer le monde avec la monnaie suppose d’agir avec plus d’entendement.

Lorsque, donc, l’État se retire au profit des banques commerciales privées et qu’il abdique son propre pouvoir monétaire en le dévalorisant par le terme « magique », il ne se conforme pas à des lois supérieures, intangibles et incontournables, il fait un choix politique, celui de l’inaction. C’est ce qui s’est produit durant l’ère néolibérale. Mais à l’inverse, cela signifie que, si l’on veut sortir du néolibéralisme et même du capitalisme, rien ne pourra se faire sans passer par le chemin de la monnaie et, partant, sans changer la monnaie elle-même.

Équilibre de la terreur

En 1972, dans son film Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, Jean Yanne prend le contrôle d’une station radiophonique pour en finir avec les mensonges des médias. À la fin du flash économique du « Journal de la vérité », le journaliste joué par Teddy Vrignault conclut son intervention par ces mots : « Et pour tout le monde, une seule question se pose : où passe le pognon ? » La question peut paraître naïve. Elle est en réalité centrale.

Car le plus surprenant n’est finalement pas que la monnaie soit créée à partir de rien, c’est plutôt que si elle est une réponse aux besoins économiques et sociaux, elle puisse finir par manquer pour les satisfaire. Et la question se pose avec une acuité particulière depuis 2008, lorsque Ben Bernanke a découvert le bouton magique de la création monétaire. Comment est-il possible que l’usage immodéré par les banques centrales de leur capacité de création monétaire ex nihilo se traduise par un manque chronique de financement sur les priorités sociales et écologiques du moment ? Le monde croule sous les liquidités, mais les politiques continuent à doctement faire la leçon à leurs citoyens en leur expliquant que l’on ne récolte pas de l’argent sur des arbres magiques. Mais alors, « où passe le pognon » ?

Pour le comprendre, il faut revenir aux années 1980, lorsque la monnaie a changé de nature avec la financiarisation de l’économie, autrement dit avec l’expansion des banques et des marchés financiers. Les crédits ne servent plus seulement à alimenter la consommation et l’investissement productif des entreprises, mais de plus en plus à réaliser des opérations financières et à acquérir des produits financiers toujours plus liquides.

Comme le remarque Jézabel Couppey-Soubeyran, économiste à Paris I, la monnaie s’est financiarisée : la sphère financière est devenu son principal domaine de circulation, la détournant de la sphère réelle. Les banques ont largement alimenté ce détournement en déployant leurs activités sur les marchés, tandis que les banques centrales en ont favorisé l’ampleur, à partir du début des années 2000, notamment après le double choc du krach de l’Internet et du 11-Septembre, en abaissant le niveau des taux d’intérêt pour soutenir le secteur financier.

De façon assez piquante, alors que s’imposent à nouveau dans la doxa du moment l’idée de la monnaie neutre, simple voile de l’échange réel, la monnaie perd progressivement de plus en plus pied avec l’économie réelle. Mais il n’y a là nul paradoxe, car toutes les activités économiques sont désormais liées irréductiblement à la finance : les contrats financiers sont partout, des particuliers aux PME, des plus petites communes aux grands centres hospitaliers. Ces activités deviennent de simples supports de la finance, des moyens parmi d’autres de valoriser des titres. Comme le pressentait déjà Karl Marx, la production n’est plus qu’un « mal nécessaire » pour le profit. Et la monnaie devient alors le reflet réel de l’illusion financière, mais aussi son arme, celle qui fait tenir tous les agents économiques sous la dépendance du marché.

C’est ce système qui entre en crise en 2008, entraînant les banques centrales à se focaliser sur le sauvetage du secteur financier, considéré comme la clé de voûte de l’économie. Devant le risque d’effondrement de la finance, les banques centrales « appuient sur le bouton » et créent la monnaie nécessaire pour que les banques et les marchés puissent survivre. Et comme la baisse des taux et l’accès illimité à la liquidité ne suffisent pas, les banques centrales décident de créer de la monnaie pour acheter directement des titres sur les marchés. C’est ce que l’on a appelé le « quantitative easing »(assouplissement quantitatif ou QE) ou la « politique non conventionnelle » des banques centrales, celle qui passe non plus seulement par les taux, mais par des rachats de titres et des crédits à long terme.

Mais la monnaie créée par les banques centrales circule de manière particulière. Celle qui est prêtée aux banques, c’est de la monnaie appelée de « base », utilisable sur le seul marché interbancaire. Elle permet simplement de soutenir la création monétaire classique des banques en assurant un refinancement aisé. Celle qui est créée par les rachats de titres financiers sur les marchés profite principalement aux détenteurs de titres financiers, c’est-à-dire aux plus riches.

Le QE est donc profondément une politique conservatrice en ce que la création monétaire est concentrée sur la sauvegarde de l’ordre économique et social néolibéral, autrement dit de l’économie financiarisée. Il s’agit avant tout de préserver le système financier en espérant que ce dernier viendra ensuite irriguer le reste de l’économie avec des crédits et des investissements.

C’est, du reste, ce que prétendent les banques centrales, à commencer par la BCE, qui insiste sur le fait que le taux de chômage de la zone euro a beaucoup baissé depuis le lancement de son propre QE en 2014. Mais la réalité pourrait bien être tout autre. Car cette baisse du chômage est avant tout le fruit d’une fragmentation et d’une précarisation de l’emploi. Depuis 2008, et malgré le QE, la productivité n’a en réalité cessé de ralentir, ce qui n’est pas étonnant puisque la monnaie a principalement circulé dans la sphère financière. Faute de productivité, le partage de la valeur ajoutée s’est tendu et la pression a été constante sur les salaires.

Quant aux États, alors même que les taux de la dette publique se réduisaient, ils faisaient tout pour s’endetter moins. Et lorsqu’ils s’endettaient davantage, c’était pour financer de généreuses baisses d’impôts pour les plus fortunés, qui gagnaient donc deux fois. Les dépenses sociales, les dépenses liées aux services publics et les dépenses d’investissement, notamment celles rendues urgentes en raison du changement climatique, elles, étaient sous pression permanente. Quant aux projets de privatisations, ils se poursuivaient afin de « trouver des fonds » pour l’État.

En orientant la création monétaire vers les marchés financiers, les banques centrales ont favorisé les choix d’investissement plus liquides et plus rentables sur les choix d’investissement dans l’économie productive. Et plus on créait de monnaie, plus on renforçait ce mouvement qui, à son tour, réduisait la productivité et la demande. Résultat : il existe un écart considérable entre la croissance de la monnaie de base de la banque centrale, celle de la masse monétaire totale en circulation et celle de la monnaie qui circule dans l’économie réelle.

La création monétaire du QE n’a donc pas réussi à créer les conditions d’un retour de la confiance parce qu’elle n’a pas réussi à répondre aux principaux besoins de notre temps. Elle a simplement préservé le système financier et le système immobilier désormais en bulle permanente et hautement dépendants de leur dose de monnaie de banque centrale. « Pour comprendre cet écart, il faut comprendre d’abord que la monnaie est endogène », résume Jean-François Ponsot, économiste à l’université de Grenoble : elle est créée en réponse à des besoins exprimés par les demandeurs de crédits. Or, ici, on a oublié les besoins des entreprises. Ou plutôt, on les a réduits à ceux de la seule sphère financière.

Logiquement, on constate partout un accroissement des inégalités et un décalage entre la croissance des marchés financiers et celle de l’ensemble de l’économie. Un peu partout dans le monde, la croissance a surtout été celle des marchés financiers. L’ensemble de l’activité économique est resté très en retrait de son dynamisme d’avant 2008. Entre début 2010 et fin 2019, le S&P 500, l’indice élargi de la bourse de New York, a été multiplié par trois, tandis que le PIB des États-Unis progressait de 20 %.

La financiarisation et la résistance de la conception neutraliste de la monnaie ont conduit à une croissance médiocre, une productivité déclinante, des inégalités en hausse et au déni de l’urgence climatique. Paradoxalement, donc, la création monétaire n’a pas changé le monde ; elle a aggravé les pires aspects du monde d’avant 2008. La finance a capté encore davantage de richesse, donc de pouvoir, et a pu encore davantage dicter sa loi aux États pour renforcer la marchandisation de la société. L’État abdique plus que jamais son rôle central dans le processus monétaire. Mais le système fonctionnait sur l’équilibre de la terreur : priver les marchés de QE menaçait de déclencher une nouvelle crise financière. Il fallait continuer.

La création monétaire n’est donc une force de construction que si elle s’accompagne d’un nouveau rapport de force. Pour changer le monde avec la monnaie, il faut aussi déterminer qui détient le pouvoir sur la monnaie et ce que l’on fait avec.

« Monnaie hélicoptère »

Le 10 juin 2020, sur France Info, à une heure de grande écoute, le gouverneur de la Banque de France, membre du conseil des gouverneurs de la BCE, François Villeroy de Galhau, répond à une question sur le fameux « argent magique ». Et pour cela, il utilise l’argument que l’on a déjà rencontré de la comparaison entre un État et un ménage. « Il y a une espèce de sagesse collective que connaissent tous les Français, c’est qu’il y a une limite à la capacité d’endettement », affirme-t-il, avant de proclamer que ladite « sagesse collective demande vraiment que nous ne dépassions pas les 120 % » du PIB en dette publique.

Ce discours, un mois après la fin du confinement, signe le retour en force de la vision de la monnaie neutre et exogène. Le gouverneur de la Banque de France dresse une nouvelle digue, celle des 120 % de PIB de dette publique. En filigrane, il faut évidemment comprendre que le dépassement de cette limite conduirait à une déstabilisation monétaire. Si l’on s’aventurait à s’endetter davantage, met en garde l’ancien banquier de BNP Paribas devenu grand argentier du pays, la « confiance » s’évanouirait. Cela est risible : en 1992, le traité de Maastricht avait jugé que la limite était à 60 %. En 2007, deux économistes étasuniens, Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, avaient estimé, dans une étude très contestée, qu’au-delà de 90 %, les conséquences de la dette publique étaient nocives pour l’économie. Tout cela s’est révélé erroné. Mais le discours, lui, est resté, s’adaptant à la réalité de l’endettement public et remontant le ratio au fil du temps pour continuer à écarter l’utilisation politique de la monnaie.

Les propos de François Villeroy de Galhau signent donc la fin des illusions sur la possibilité d’un changement radical de politique monétaire. Le « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron n’était que temporaire. Désormais revient le temps des « factures », des « efforts » et des politiques « raisonnables », qui ont pourtant tant échoué. Ce retour est celui d’une certaine conception neutraliste de la monnaie qui lui dénie toute capacité de construction. L’heure est à la restauration du monde d’avant et le QE reste pour cela le meilleur outil.

Certes, le confinement et la crise ont pu faire croire que les lignes avaient bougé. Désormais, les États profitent des taux bas et donc de la création monétaire de la banque centrale pour financer des dépenses supplémentaires. Un financement impossible sans cette création monétaire. La Fed a racheté jusqu’à 70 % des émissions de dette du Trésor des États-Unis. « Nous sommes entrés dans un nouveau paradigme où la politique monétaire assure désormais un financement monétaire indirect des États », estime Christopher Dembik, chef économiste à la Saxo Bank. Ainsi qu’il nous l’explique, « dans les pays développés, le financement des États est devenu de facto presque illimité ».

L’État disposerait donc enfin des moyens de son action. Il pourrait s’endetter suffisamment en théorie pour réaliser les transformations économiques et sociales que l’époque exige. Il le pourrait d’autant plus que les taux sont bas, voire proches de zéro, et qu’un État, à la différence d’un ménage, fait « rouler » sa dette. Autrement dit, il ne rembourse jamais vraiment le capital emprunté : il s’endette à nouveau lorsque le titre de dette arrive à échéance pour assurer le remboursement. Ainsi ne paie-t-il réellement que les intérêts. Contrairement à ce que dit François Villeroy de Galhau, s’endetter davantage ne met pas en danger l’État parce que cela ne coûte pratiquement rien.

Certes, ce système ne fonctionne que tant que les marchés acceptent de prêter aux États. Mais, dans la situation actuelle, le soutien des banques centrales aux marchés financiers est tel que l’on voit mal comment ce refus pourrait intervenir. Il y a donc potentiellement une fenêtre nouvelle qui s’ouvre, où la création monétaire des banques centrales et, en particulier pour la zone euro, de la BCE, ouvrirait de nouvelles possibilités aux États. Celle, par exemple, de changer profondément un système économique moribond.

Toutefois, le problème est précisément que le gouverneur de la Banque de France qui, en tant que membre du conseil des gouverneurs de la BCE, assure le fonctionnement de ce système, prétend qu’il existe une limite d’endettement et que la fête est terminée. Et cela nous ramène à la question du rapport de force. Si les autorités publiques refusent d’assumer leur puissance monétaire, les forces conservatrices reprendront le dessus. Or ce refus est inscrit dans le maintien du financement monétaire indirect des États. La banque centrale crée de la monnaie avec laquelle elle achète des titres de dettes publiques sur le marché secondaire, une fois que ces dettes ont été émises et donc vendues une première fois. L’État se situe donc tout en bas du processus. Comme le remarque Jean-Marie Harribey, cette situation « préserve la soumission des États aux marchés financiers ».

Ce n’est pas un détail, puisque cela signifie que la dette n’est pas un problème tant que la banque centrale le désire. Or, en zone euro plus qu’ailleurs, la BCE est strictement indépendante du pouvoir politique et démocratique. Elle agit selon ses propres critères, qui ne sont pas nécessairement ceux de l’agenda politique. Si elle estime que la dette menace la stabilité, elle peut à tout moment durcir sa politique. Certes, cette perspective semble lointaine pour l’instant, compte tenu de l’état déplorable de l’économie, mais cela ne signifie pas qu’elle n’a pas d’impact sur les politiques présentes. Car, puisque la dette doit être roulée en permanence, si la politique change, le coût futur pour les finances publiques peut être très élevé, tout comme le risque d’attaque spéculative.

Autrement dit, l’usage actuel par l’État de la création monétaire n’est possible que tant que d’autres forces, la banque centrale « indépendante » et les marchés, le tolèrent. Cette épée de Damoclès permanente doit donc inciter la puissance publique à ne surtout pas utiliser le potentiel monétaire. Bref, la politique actuelle semble anesthésier le rapport de force avec les marchés financiers, mais ne le détruit pas.

Dès lors, les ressorts habituels de la pression sur les États restent en place. L’État étant toujours soumis au double bon vouloir des marchés et de la banque centrale, on peut lui imposer une « bonne limite » à l’endettement. Qui sera toujours la première pierre à une politique visant au retrait de l’État, à la réduction de l’État-providence et à un transfert de la sphère publique vers la sphère privée. « Le risque, c’est que les États ne s’endettent que pour compenser les effets de la crise et pas pour construire le “monde d’après” », explique Jézabel Couppey-Soubeyran. Autrement dit, malgré les apparences, le QE reste ce qu’il était auparavant : une politique foncièrement conservatrice permettant de protéger avant tout la sphère financière et les intérêts du capital.

Une autre option serait celle de l’annulation de la dette publique détenue par la BCE. Portée par plusieurs économistes, dont Laurence Scialom, Gaël Giraud et Nicolas Dufrêne, cette idée considère que la BCE a la possibilité d’annuler la dette publique rachetée sur les marchés depuis 2015 dans le cadre du QE. Dans le cadre de ces rachats, la BCE agit comme n’importe quel investisseur et reçoit donc les intérêts que versent les États. Pour soutenir le marché, elle « roule » elle-même la dette qu’elle détient, rachetant les montants qui arrivent à échéance.

Tant que la BCE suit cette pratique, cette dette est « neutralisée », elle trouve toujours preneur. Mais l’État doit continuer à payer les intérêts (dont une partie lui revient par l’intermédiaire des dividendes de la BCE reversés par les banques centrales nationales) et dépend, comme on l’a vu, du bon vouloir de la BCE. L’annulation de cette seule dette, qui pourrait représenter à terme près d’un quart du stock de la dette publique française, aurait plusieurs avantages. On financerait les investissements et les dépenses dont l’État a besoin sans augmenter le ratio de dettes publiques sur le PIB, puisque tout nouvel appel au marché serait compensé par une annulation correspondante de la dette.

Concrètement, ceci permettrait de modifier le rapport de force de la création monétaire. Les États économiseraient le versement des intérêts, mais surtout un des principaux arguments en faveur de l’austérité, la « neutralité ricardienne », qui fait craindre des hausses d’impôts futures (et qui n’a pourtant jamais été prouvée), tomberait, puisque la dette n’augmenterait plus.

Certes, la BCE réaliserait des pertes comptables par cette annulation, mais rien dans les traités européens ni dans le statut de cette dernière n’interdit à la BCE d’avoir un bilan négatif, autrement dit d’avoir des fonds propres négatifs. « Une banque centrale ne peut avoir de contraintes de fonds propres », rappelle Jean-Marie Harribey. Cette vérité a été confirmée par la Banque des règlements internationaux (BRI), la banque centrale des banques centrales dans un rapport de 2013 : « La plupart des banques centrales pourraient perdre de l’argent au point d’avoir des fonds propres négatifs tout en continuant à fonctionner parfaitement normalement. »

Ce processus reviendrait donc à contourner l’interdiction d’une monétisation directe de la dette publique présente dans les traités européens. Aucune monnaie nouvelle ne serait créée dans ce processus précis, mais cette monétisation a posteriori donnerait simplement une possibilité supplémentaire d’endettement aux États, tout en maintenant le niveau de dettes à son niveau actuel. Le procédé ne serait pas inflationniste et ne lèserait personne, puisque ceux qui ont acheté ces titres sur le marché les ont revendus à la BCE et ont donc déjà été payés.

Une autre proposition pour modifier l’usage de la monnaie est de recourir à la dette perpétuelle. Le gouvernement espagnol a, en avril 2020, proposé de financer de cette manière le plan de relance européen. Cette dette perpétuelle implique que l’on ne rembourse pas le capital versé, mais que l’on verse des intérêts. Le capital n’est cependant pas vraiment perdu parce que le titre de dette reste échangeable sur le marché. A priori, son taux n’est jamais nul, sinon il s’agit d’un don ou, dans le cas d’un rachat par la BCE, d’une monétisation. Là encore, ce serait une façon de contourner l’interdiction du financement direct de l’État par la banque centrale. Cela permettrait de « fixer » les taux bas actuels indéfiniment et, donc, de se prémunir contre une future hausse des taux. Une fois que cette dette est émise et placée, on en est quitte pour verser un intérêt fixe. Le problème est que cette dette perpétuelle est nécessairement plus « chère » que la dette « roulée », où l’investisseur récupère son capital à échéance. L’État paierait donc sa liberté. Le jeu en vaut sans doute la chandelle à long terme, mais il pèse davantage à court terme sur le budget.

Ces propositions demeurent modérées, en tout cas davantage que celle d’une monétisation pure et simple de la dette, où la création monétaire serait directement dirigée vers les États. Elles ont pourtant provoqué un tollé parmi les économistes et les responsables politiques. François Villeroy de Galhau, la nouvelle cheffe économiste du Trésor Agnès Benassy-Quéré ou encore le prix d’économie de la Banque de Suède Jean Tirole se sont indignés que l’on puisse envisager de ne pas rembourser ses dettes, fût-ce à sa propre banque centrale. Beaucoup de commentateurs ironisent aussi sur la dette perpétuelle, perçue comme une bizarrerie alors qu’elle a été la norme jusque dans les années 1920. La menace brandie est celle de la perte de confiance des marchés et de l’absence de maîtrise de l’inflation qui s’ensuivrait. Tout cela n’est pas très sérieux, mais permet de confirmer le caractère politique et conservateur de la politique de la BCE. La dette détenue par la banque centrale est une arme qui peut, si nécessaire, être dirigée vers les États.

Pourtant, ces solutions, déjà inacceptables pour les gardiens de l’ordre néolibéral, si elles réduisent le rapport de force avec les marchés, ne l’annulent pas vraiment. La réduction ou l’aménagement de la dette n’est utilisé que pour pouvoir à nouveau s’endetter. La création monétaire reste indirecte. Pourtant, le seul moyen réel de casser ce rapport de force est de ne pas passer par les marchés et donc d’en finir avec le mythe d’un nécessaire appel à l’épargne qui, on l’a vu, est un frein fondamental à l’utilisation de la monnaie pour construire un nouveau monde.

Car pour faire appel à l’épargne, il faut aller la chercher où elle se trouve. Or, dans l’économie présente, elle réside d’abord sur les marchés financiers. Et le QE n’a fait que renforcer cette situation. Il faut donc se plier au bon vouloir de ces marchés qui tiennent les « cordons de la Bourse », même s’ils ne les tiennent que parce que les banques centrales et les États leur en donnent les moyens. Dès lors, le piège se referme : pour disposer de monnaie, les États doivent se soumettre à la logique des marchés et donc utiliser la monnaie pour procéder à des politiques de l’offre et à des réformes structurelles qui renforceront la financiarisation de la vie sociale. On ne peut pas faire ce que l’on veut d’une monnaie, quelle que soit son origine. Le processus de création monétaire détermine en réalité la destination de la monnaie.

C’est dans cette optique que Jézabel Couppey-Soubeyran a porté une autre proposition qui, elle, consiste à en finir avec la captation de la création monétaire par la finance : celle de faire parvenir directement la monnaie émise par la banque centrale aux ménages. Tous recevraient directement la même somme. C’est ce qu’on appelle la « monnaie hélicoptère », un nom inventé par Milton Friedman en 1948 dans une perspective quantitative. Mais la problématique est différente aujourd’hui, précisément en raison de la financiarisation. L’enjeu est d’en finir avec la « perte en ligne » de la création monétaire pour influer directement sur la consommation. Socialement, cette méthode aurait la vertu d’être une forme d’impôt négatif progressif profitant proportionnellement davantage aux ménages les plus modestes. Évidemment, cette méthode ne « change pas le monde » en elle-même, mais c’est un moyen d’inverser les priorités et de contourner la finance pour servir directement à la population.

« Monétisation : ne paniquez pas ! »

Le 10 avril 2020, deux économistes de renom, Olivier Blanchard, ancien chef économiste du FMI, et Jean Pisani-Ferry, un des principaux conseillers d’Emmanuel Macron, publient une tribune intitulée « Monétisation : ne paniquez pas ! » Les auteurs tentent de rassurer leurs lecteurs : les banques centrales ne créent pas de la monnaie pour contourner les marchés et financer directement les États. Leur ambition est simplement de maintenir le pouvoir des marchés en période de crise. « Quand les marchés deviennent dysfonctionnels, la banque centrale peut prendre le relais en attendant que les marchés reviennent », notent les deux experts. Et dans ce cas, la banque centrale joue le même rôle de surveillance que les marchés et reste attachée à la « stabilité monétaire ». Les banques centrales sont des béquilles, pas des ennemis des marchés financiers. Le titre de cette tribune est d’ailleurs parlant : qui pourrait paniquer devant la monétisation de la dette sinon, précisément, les marchés financiers, qui perdraient leur pouvoir sur les États ?

La tribune de ces deux économistes est donc clairement la traduction d’une inquiétude. La veille, la Banque d’Angleterre a annoncé qu’elle allait prêter directement de la monnaie au Trésor britannique. Certes, il s’agit encore d’une dette, pas d’une monétisation sans contrepartie, mais la monnaie créée est directement versée, sans intermédiaire, à l’État. Un tabou est clairement brisé. La dépendance au marché est entièrement coupée, et le mythe de l’épargne préalablement nécessaire à la dette également.

Ce que montre la « Vieille Dame de Threadneedle Street », comme on appelle la banque centrale britannique, c’est que le transfert direct de monnaie de la banque centrale vers l’État est à nouveau possible, pour peu que les priorités changent. Si la priorité est fixée ailleurs que dans le maintien du rapport de force, par exemple dans un changement structurel profond de l’économie, alors l’argent ne devient plus une contrainte, mais un moyen. Le débat est donc bel et bien lancé et, en réalité, les marchés et les économistes « neutralistes » ont bien des raisons de paniquer.

Pour Pavlina Tcherneva, une des principales figures de la théorie monétaire moderne (MMT), « il faut toujours résister à la question de la disponibilité du financement, parce que c’est la mauvaise question ». Et de poursuivre : « Lorsqu’on a financé la Seconde Guerre mondiale, on ne s’est pas posé la question du financement ; lorsqu’on a lancé le New Deal dans les années 1930, on ne s’est pas posé le problème du financement, on a défini ce dont on avait besoin et on l’a financé. » C’est pour cette raison que la monétisation est non seulement un préalable aux grands projets comme le Green New Deal, porté outre-Atlantique par Alexandria Ocasio-Cortez, mais aussi à toute transformation de grande ampleur.

En effet, comment espérer construire un autre système économique démocratique, durable et social, autrement dit un système libéré de l’impérialisme marchand, si l’outil que l’on utilise pour le construire dépend de la rentabilité future des investissements réalisés ?

Rien ne pourra réellement être fait de sérieux sans remettre la banque centrale au service de l’État, donc abolir son « indépendance ». Si la monnaie est un phénomène social, alors la puissance publique doit reprendre son contrôle. Au-delà de la monétisation, plusieurs économistes, comme Jean-Marie Harribey, Benoît Borrits ou François Morin, proposent de « socialiser la monnaie », autrement dit d’en refaire un instrument au service du bien commun, soumis au choix et au contrôle démocratiques.

Ce processus ne passe pas que par une monétisation de la dépense publique « par le haut », déterminée par une bureaucratie omnisciente. Comme on l’a vu, la création de monnaie est un phénomène « endogène » étroitement lié à l’expression de besoins. Ces besoins sont souvent identifiables au niveau local. Dans une perspective où l’avenir passe par la définition de « biens communs », ces derniers ne peuvent souvent être gérés qu’au niveau local. Il faut donc agir au cœur de la création de la monnaie, autrement dit dans les banques, pour que la monnaie ne soit pas un simple « bien privé » mais qu’elle participe au bien commun. C’est ainsi que l’on pourra se pencher sur la question de la destination de l’argent créé.

Jean-Marie Harribey considère que la banque centrale devra fixer des conditions strictes de refinancement aux banques : « Les titres apportés en garantie dans les opérations de refinancement devront correspondre aux nécessités définies collectivement », explique-t-il. François Morin, de son côté, avance la nécessité de la séparation entre activités de marché et de détail, afin de ne pas détourner le flux de crédit vers la finance. Benoît Borrits défend, lui, la socialisation des banques afin qu’elles soient responsables non plus devant leurs actionnaires mais devant la collectivité des fonds qu’elles utilisent. Toutes ces méthodes sont sans doute complémentaires et donnent toute sa force à la création monétaire en assumant le caractère politique et endogène de la monnaie.

Comme Olivier Blanchard et Jean Pisani-Ferry le soulignent dans leur note : la principale ligne de défense face à ces projets, c’est la crainte de l’inflation et, plus précisément, celle de l’hyperinflation. Toute proposition de monétisation provoque la « panique » à base d’images catastrophiques venant du Venezuela et du Zimbabwe. C’est une arme politique redoutable également utilisée par certains économistes hétérodoxes.

Assez significativement, cet argument inflationniste est retenu par une partie de ces derniers, qui voient dans la création monétaire le mal absolu. Pourtant, cette objection inflationniste ne résiste pas à l’examen. D’abord parce que la monétisation des dépenses jugées prioritaires et utiles au bien commun n’est pas une monétisation de l’ensemble des dépenses. La monnaie socialisée prend en charge ce que le système marchand n’est plus capable de prendre en charge en raison de la financiarisation et de l’épuisement de la croissance de la productivité. La croissance de la masse monétaire s’accompagne donc en parallèle d’un effacement d’une autre partie de cette masse, celle qui entretient les « bulles » et les investissements uniquement destinés à la génération de profits captés par une minorité. Il n’y a pas nécessairement besoin de « plus d’argent », mais d’une monnaie mieux utilisée, autrement dit utilisée pour le bien commun.

Le point de départ d’une reconstruction monétaire de l’économie serait donc de fixer des priorités, de faire des choix. Certains secteurs ne seraient plus prioritaires et auraient donc plus de mal à se financer, d’autres seraient destinataires privilégiés de la création monétaire. Il ne s’agit pas de tout sauver et de tout financer, comme cela a été le cas dans la réponse au Covid-19.

Ceci est d’autant plus acceptable que cette création monétaire assurera un accompagnement social de cette transition. Comme le proposent la plupart des défenseurs de la MMT, un système de garantie de l’emploi permettrait de développer des compétences dans la transition écologique et de former des travailleurs vers des activités de production prioritaires, tout en cassant le chantage à l’emploi. Cette garantie de l’emploi exonèrerait l’État de toute subvention au secteur privé, ce qui représente, pour le seul budget français, une économie de près de 150 milliards d’euros. Finalement, l’opération reviendrait à créer en net un montant assez modeste, tout en « fléchant » la dépense visée vers ceux qui en ont le plus besoin.

L’inflation surgit lorsqu’il existe un décalage complet entre la demande et les capacités de production. Or, comme on l’a vu, puisque la monnaie est capable d’agir sur le réel, elle permet précisément de développer ces capacités. C’est ce que les exemples connus d’hyperinflation n’ont pas réalisé, en délaissant souvent la question des capacités productives pour uniquement assurer le financement de dépenses auxquelles l’économie ne pouvait répondre. La monétisation n’a pas d’autre fonction que de satisfaire des besoins qui ne sont pas satisfaits. Mais ceci suppose une réflexion de grande ampleur sur les besoins et les limites, notamment dans une perspective écologique. La monétisation ne suppose donc pas l’absence de contraintes, mais bien plutôt le changement de contraintes et une nouvelle définition de ces dernières.

« Ce qui limite notre action, ce n’est pas la monnaie, ce sont les contraintes naturelles, scientifiques et humaines », précise Pavlina Tcherneva. Il ne s’agirait pas de laisser la création monétaire hors de contrôle, mais de la placer sous d’autres priorités, sociales et environnementales. Un tel but peut difficilement ruiner la confiance dans la monnaie, comme le prétend le gouverneur de la Banque de France : en renforçant le lien social, on ne détruit pas la monnaie. On peut, bien au contraire, renforcer la confiance dans l’avenir en répondant aux défis à venir.

Enfin, il faut rappeler qu’une politique légèrement inflationniste n’est pas un drame en soi, bien au contraire. Cette peur panique de l’inflation dans un monde connaissant une inflation proche de zéro depuis plus d’une décennie a de quoi faire sourire. Avec la socialisation de la monnaie, on peut précisément atteindre l’objectif que les banques centrales ne sont pas parvenues à atteindre avec le QE parce qu’il entendait préserver le secteur financier. La circulation monétaire pourrait être réorientée vers l’économie réelle. Et elle redonnerait ainsi un peu d’air au système productif sans ruiner la cohésion sociale et la confiance, mais en réduisant la capacité d’accumulation.

Si la magie de Méphisto a échoué, c’est parce qu’elle a été mise au service d’un empereur vaniteux. Dans l’acte IV du Faust II, il indique que ce dernier a pensé « à tort », pouvoir « gouverner et jouir ensemble ». Mais si l’alchimie monétaire est mise au service de la collectivité, alors elle deviendra un puissant moyen de changer le monde. Le gouffre économique du confinement a montré ce dont la monnaie était capable. Il ne s’agit donc plus que de s’en saisir. Démocratiquement.


Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut