Police: la “politique du chiffre” au cœur du problème

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SOURCE : Alternatives économiques

Alternatives économiques, 29 janvier 2021

Reporting incessant, manque de formation et management vertical éloignent les policiers du sens de leur mission et peuvent les conduire à des comportements agressifs lors d’interventions de maintien de l’ordre.

La « politique du chiffre », instaurée par Nicolas Sarkozy –  et non clairement remise en cause par les gouvernements qui se sont succédé depuis lors – est une des principales raisons des dysfonctionnements actuels des services de police. Il est dommage que cette question ne soit pas au programme du Beauvau de la sécurité qui a démarré cette semaine.

Reporting incessant

Dans le cadre de ce qu’on appelle le « nouveau management public », les policiers, comme beaucoup d’autres fonctionnaires, ont été amenés ces dernières années à passer une part croissante de leur temps à justifier de leur activité, à rendre compte de leurs performances, en remplissant des tableaux chiffrés.

Combien d’arrestations de délinquants ? Combien d’affaires élucidées ? En rassemblant ces données, le pouvoir a l’impression de mieux contrôler l’administration et lutter contre le gaspillage de ressources. Des objectifs chiffrés sont donnés, qui doivent être atteints. Les primes attribuées aux cadres (indemnités de responsabilité et de performance) tiennent d’ailleurs compte désormais des résultats quantifiés de leurs services.

Pour les politiques, ces chiffres ont aussi l’avantage de pouvoir être exploités comme des outils de communication.

C’est la vision purement quantitative et éloignée du sens des missions et des valeurs de la police qui pose problème

Mais cette exigence de reporting incessant a des effets pervers qui n’avaient pas été anticipés. Plutôt que rechercher le chef d’un réseau de drogue, il est plus « rentable » par exemple, pour un cadre de la police qui veut se targuer d’un taux de résolution d’affaires élevé, de faire arrêter encore et encore des petits revendeurs, voire des utilisateurs. Tant pis si cela a peu d’impact sur le trafic de stupéfiants.

Plusieurs documents officiels ont attiré l’attention sur ce type de dérives, notamment un rapport de l’Assemblée nationale en 2013 (Mission relative à la mesure statistique des délinquances et de leurs conséquences), ainsi que le projet de loi de finances de 2017 (Sécurités – Un volet de performance qui doit être refondu). L’évaluation de la performance n’est pas un problème en soi ; c’est la vision purement quantitative et éloignée du sens des missions et des valeurs de la police qui pose problème.

Surcharge de travail

Il est apparu que des indicateurs chiffrés mal conçus minimisaient de manière systématique l’importance des missions aux résultats immédiats peu quantifiables. L’importance de la prévention et des liens de proximité entre police et population a notamment été sous-estimée alors que leur rôle était crucial pour construire la confiance et améliorer la sécurité globale.

Ce management par les chiffres a abouti par ailleurs à une multiplication des tâches et des procédures administratives, suscitant une surcharge de travail pour des agents mal préparés à ce type d’activité. Un phénomène qui atteint d’ailleurs bien d’autres pans de la fonction publique, comme les universités ou les hôpitaux, avec à chaque fois, au départ, la volonté d’améliorer l’efficacité des services, de permettre un contrôle central, et à chaque fois la survenue des mêmes problèmes chez les agents : sentiment d’épuisement lié au temps perdu à rendre compte, perte de sens face à des indicateurs chiffrés perçus comme manipulables, désengagement professionnel, voire dérives plus graves…

Selon une étude menée en 2016, 70 % des policiers dénonçaient l’explosion de leurs obligations administratives, demandant à être davantage sur le terrain

Une méta-analyse récente établit précisément les effets délétères sur la santé, le bien-être des agents et leur performance, des organisations qui font ainsi passer les indicateurs chiffrés avant la relation humaine, l’utilité sociale et les valeurs du métier1.

Pour ce qui concerne la police, une étude que nous avons réalisée auprès de plus de 5 000 policiers2 révélait dès 2016 l’ampleur du problème. 70 % des policiers dénonçaient l’explosion de leurs obligations administratives, demandant à être davantage sur le terrain. La loi de finances de 2020 confirmait cette dérive paperassière. En moyenne, les policiers passent seulement un peu plus du tiers de leur temps hors des commissariats.

Déficit de formation

Les responsables d’équipe sont particulièrement à la peine. Ils sont insuffisamment nombreux (le nombre de cadres intermédiaires est en déflation) et débordés par ce travail de bureau qu’on leur inflige. Ils ne sont par conséquent pas toujours présents sur le terrain pour former et orienter leurs équipes.

Pas étonnant si les policiers témoignent des faiblesses de leur management de proximité. Interrogés dans le cadre d’une enquête longitudinale3, 80 % des policiers regrettent l’absence de feed-back de leurs supérieurs quant à leurs actions. Deux tiers affirment ne pas se sentir soutenus lorsqu’ils font des efforts. Deux tiers estiment que les policiers qui font bien leur travail ne sont pas récompensés. Deux tiers encore considèrent que leurs chefs ne prennent pas en compte les conséquences éthiques et morales de leurs décisions.

Le taux d’encadrement est extrêmement bas dans les zones les plus difficiles, parfois inférieur à un encadrant pour quinze agents, dans un contexte où la formation des agents de terrain a elle-même été drastiquement limitée

Les chefs d’équipe sont perçus comme des superviseurs exerçant une activité de contrôle. Ils ne sont pas formés pour fédérer les énergies, créer des dynamiques de groupe, soutenir, accompagner. Le taux d’encadrement est par ailleurs extrêmement bas dans les zones les plus difficiles, parfois inférieur à un encadrant pour quinze agents4, dans un contexte où la formation des agents de terrain a elle-même été drastiquement limitée à cause des restrictions budgétaires.

La formation des policiers français est inférieure à douze mois (autour de huit mois), alors que leurs homologues allemands sont formés pendant plus de deux ans et demi… Les coupes budgétaires consécutives à la crise de 2008 n’ont pas été complètement compensées par l’effort de rattrapage opéré après les attentats terroristes de 2015. Entre 2017 et 2020, le budget de la police a augmenté de 11 %, mais les crédits de fonctionnement et les investissements de modernisation des équipements sont restés très insuffisants. Le budget de la police dans des pays comme le Royaume-Uni, la Belgique ou l’Espagne est supérieur à 1 % du produit intérieur brut (PIB) depuis 2017. Cet objectif de 1 % sera atteint en 2030 en France.

Management vertical et traditionnel

Au-delà de ce volet financier, la question managériale reste cependant centrale et trop souvent sous-estimée. Contrairement à la police britannique, par exemple, réformée en 2005 pour ancrer son action sur le terrain, se placer au plus près des priorités locales, avec un engagement dans les quartiers, une « relocalisation » auprès des citoyens, la police française n’a pas fait son aggiornamento.

Les méthodes de management sont restées traditionnelles, verticales, avec une chaîne de commandement depuis Paris, demandant obéissance sans discussion. Malgré son décalage avec la société actuelle, si ses cadres intermédiaires étaient bien formés, présents sur le terrain, en capacité d’adapter les instructions aux situations concrètes, une telle organisation pourrait fonctionner. Mais ce n’est pas le cas.

Les méthodes de management sont restées traditionnelles, verticales, avec une chaîne de commandement depuis Paris, demandant obéissance sans discussion

La hiérarchie est happée par les tâches administratives et des policiers peu formés et peu encadrés sont envoyés au feu et sommés de prendre des initiatives lors des interventions. Parfois confrontés à des situations extrêmes. Souvent perdus dans des injonctions paradoxales.

Depuis les expériences de psychosociologie menées dans les années 1970 à Stanford, on sait comment le manque de formation et l’ambiguïté de rôles et des règles peuvent mener à des comportements agressifs dans des opérations de maintien de l’ordre. Depuis 2015, le Comité des droits de l’Homme des Nations unies appelle la France à davantage former les policiers pour les empêcher d’utiliser excessivement la force ou des armes non létales dans des situations qui ne le justifient pas.

Assâad El Akremi est professeur des universités en sciences de gestion, spécialisé en management des ressources humaines, membre de TSM Research (CNRS – Université Toulouse Capitole).


  • 1.George, B. & Pandey, S.K. (2020). Red tape, organizational performance and employee outcomes: meta-analysis, meta-regression, and research agenda. Public Administration Review, in press.
  • 2.Molines, M., El Akremi, A., Storme M. & Celik, P. (2020). Beyond the tipping point: the curvilinear relationships of transformational leadership, leader–member exchange, and emotional exhaustion in the French police. Public Management Review, in press.
  • 3.Thèse de doctorat de Mathieu Molinès, Impact du leadership transformationnel sur la performance contextuelle : une analyse multi-niveaux. Université Toulouse Capitole, sous la direction du Pr. A. El Akremi.
  • 4.Cour des Comptes (2019). La préfecture de Police de Paris. Réformer pour mieux assurer la sécurité dans l’agglomération parisienne. Rapport de décembre 2019.

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