AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : Marianne
Bernard Lahire est sociologue et auteur de nombreux ouvrages, dont “La Part rêvée. L’interprétation sociologique des rêves, volume 2” (éd. La Découverte), qui vient de paraître. Rencontre.
Rapport à l’argent, à l’école, à la culture, au pouvoir, aux hommes… Les problèmes existentiels qui hantent nos nuits sont toujours en prise avec des questions sociales. Voilà ce que démontre le sociologue Bernard Lahire qui met à l’épreuve, dans La part rêvée, le modèle détaillé dans le premier volume de son Interprétation sociologique des rêves.
Marianne : Interpréter les rêves en sociologue, n’est-ce pas faire la preuve que les sciences sociales ont aussi vocation à se pencher sur l’intime ?
Bernard Lahire : Depuis longtemps, je cherche à comprendre comment nous sommes faits, individuellement, de déterminismes sociaux. Cela me fascine. Je me rappelle avoir lu avec passion Marxisme et personnalité de Lucien Sève ou Marxisme et philosophie du langage de Mikhaïl Bakhtine, deux penseurs qui se posaient des questions au croisement du social et du psychique. Dans La Reproduction, Bourdieu et Passeron citaient le grand psychologue russe Vygotski. Cette tentative d’appréhension de ce qu’est un individu du point de vue sociologique me tient à cœur. Elle est au cœur de L’Homme pluriel, Portraits sociologiques, La Culture des individus… jusqu’au travail sur Kafka qui m’avait déjà conduit à formuler l’hypothèse d’une problématique existentielle – même si ça sonnait de manière assez bizarre dans mon esprit. Les rêves posent la question de l’incorporation des structures du monde social que Bourdieu évoquait, mais qu’il n’étudiait jamais. Au fond, cette métaphore, personne n’en fait rien. Travailler sur les rêves est une bonne manière d’en faire quelque chose.
Les problèmes personnels qui s’y expriment traduisent un rapport à l’argent, à l’école, à la culture, au pouvoir, aux hommes, aux femmes… Ils questionnent la place qu’occupent les individus dans les structures, les institutions, les groupes qu’ils fréquentent. C’est à la fois très général et très intime. La nuit, ces questions mûrissent dans le cerveau du dormeur qui les tournent dans tous les sens pour essayer de trouver une solution. Preuve de plus qu’on fait fausse route en voulant opposer liberté et déterminisme : si les pensées qui surgissent pendant le sommeil témoignent de déterminismes sociaux, elles sont aussi des tentatives de résolution du problème.
Les rêves ne sont donc pas tant le lieu où s’assouvissent des désirs sexuels refoulés que celui où s’expriment, voire se résolvent, des problèmes existentiels…
Certaines personnes m’ont dit que mon livre donnait l’impression que tout le monde était malheureux. Oui, tout le monde a des problèmes, même ceux qui gagnent des millions à la loterie ! Pourquoi ceux qui remportent un Prix Nobel ou un grand prix littéraire font-ils parfois des dépressions sinon parce que ça interroge le sens de leur existence et de leur travail ? Il n’y a pas de rêve anodin, routinier, sans aspérités. Freud avait bien repéré que les rêves expriment des problèmes mais comme il réduisait ceux-là à leur dimension sexuelle, il passait à côté de tout un tas d’autres réalités.
C’était un bon analyste des tensions familiales initiales observées sous le prisme de la libido, mais la vie ne s’arrête pas aux relations avec le père et la mère. Elle continue à l’école, au travail, dans les institutions religieuses, culturelles… Et même quand des questions sexuelles s’expriment, elles ne sont jamais que cela. A elles se mêlent diversement la religion, la morale ou la famille. La culture darbyste dans laquelle a été élevé « Tom » a ainsi pesé sur ses relations sentimentales et sexuelles, qui furent très tardives. L’existence comporte des dimensions affectives, culturelles, esthétiques, politiques, morales… Elle n’est pas réductible au désir sexuel ! Par ailleurs, il faut pouvoir saisir ce qui se joue dans les rêves autrement qu’en ayant le regard rivé sur la petite enfance.
Quel rôle jouent les préoccupations quotidiennes ?
La vie de tous les jours vient se superposer à notre passé. Dans le même rêve, on va trouver quelqu’un qu’on a rencontré récemment et une connaissance sortie de nulle part, un collègue de travail ou une camarade du collège dont on n’a pas entendu parler depuis 20 ans. Il y a souvent entre eux des analogies, des points communs, si bien qu’on arrive à recomposer un univers mental très structuré. C’est pareil dans la vie éveillée où, sans qu’on s’en rende compte, le passé vient guider la perception qu’on peut avoir d’une personne. Si un homme nous apparaît très proche d’autres hommes que nous avons connus et qui nous ont fait du mal, nous auront tendance à voir en lui quelqu’un de dangereux. « Lydie » a subi des attouchements de la part d’un cousin. Au départ ça ne lui apparaissait pas si important mais elle s’est rendu compte qu’elle ne rêvait que de ça. Et du coup, elle en est venue à s’interroger sur son statut de célibataire à 38 ans. Dès que ça se passait trop bien avec un homme, elle se débrouillait pour que ça ne marche pas. Lydie qui se voyait en femme libre et indépendante découvre soudain que ce qu’elle prenait pour un choix n’en était pas un et que le passé influence en permanence ses relations présentes. Le rêve nous force à voir que ce que nous faisons dans la vie quotidienne mais dont nous n’avons pas conscience.
Comment ?
Les rêves sont apparemment confus mais en fait d’une cohérence diabolique. Passée une première lecture souvent peu limpide, ils disent très clairement quel est le problème. Les individus sont confrontés à de telles urgences au quotidien qu’ils ne reviennent pas, lors de leur vie éveillée, sur les petits moments de gêne, de honte, d’humiliation qu’ils ont ressentis… Or ces petits moments, le rêve les dramatise, les exagère. La moindre perception ou intuition vécue dans la journée, quelqu’un qu’on ne « sent » pas totalement par exemple, prend tout son sens. Il n’y a pas plus cash qu’un rêve ! Aucune censure ne vient déformer les pensées qui travaillent pendant le sommeil, contrairement à ce que croyait Freud. Des désirs sexuels peuvent s’exprimer de manière très frontale comme chez « Clément », un jeune psychiatre hypercontrôlé dans la vie, qui a couché avec toute sa famille et plein d’amies dans ses rêves. Paradoxalement, ces images directes n’intéressaient pas Freud car elles gênaient sa thèse de la censure. L’interprétation qu’en font les sciences humaines et sociales donne accès à une vérité subjective sur ce qu’on est, ce qu’on vit, ce qui nous fait souffrir, les problèmes qu’on rencontre.
Vous parlez d’« énigmes » à élucider. Ça ressemble à une enquête policière !
On est face à des indices. Je demande aux personnes qu’elles me racontent un rêve, mais aussi qu’elles me donnent des précisions sur ce qu’elles ont vécu la veille, les émotions qu’elles ont ressenties durant leur rêve, je leur pose des questions biographiques sur leur parcours. Puis je reprends leurs récits de la nuit point par point, élément par élément. Les personnages, les objets, les lieux, parfois les couleurs… Rien n’est laissé au hasard. Un peu comme Sherlock Holmes, au bout d’un moment j’arrive à comprendre, mais pour ça il faut d’abord lever beaucoup d’implicites. Car le langage du rêve est tissé de métaphores visuelles : si quelqu’un se dit qu’il est dans la merde, il peut se voir dans un bain d’excrément, après une rupture amoureuse on peut voir un objet se casser, un pont se briser, une corde s’arracher. Un bateau échoué peut être l’analogon d’un grand‐père récemment décédé. « Laura » rêve qu’il coule et qu’avec d’autres femmes elle doit sauter à l’eau. Sous la mer elle découvre une société parallèle où elle achète des livres dans une librairie qui s’appelle L’Arche de Noé. Ce beau rêve parle du monde de son grand-père et de ce qui disparaît avec lui. Il dit aussi que ce monde perdu peut être sauvé grâce aux livres. On pense à la formule attribuée à l’écrivain africain Amadou Hampatê Bâ : « Quand un vieillard meurt, c’est toute une bibliothèque qui brûle. » J’ai le même plaisir à comprendre le sens de rêves qui paraissent confus au début qu’un physicien qui, face à la complexité de l’univers, découvre des lois qui structurent l’ensemble.
Les métaphores liées à la nourriture reviennent souvent pour évoquer le rapport à l’argent, à la consommation, aux compétences…
C’est propre à tous les éléments de la vie quotidienne qui jouent des rôles très différents. On pourrait dire la même chose du vêtement qui est un objet socialement classant, et qui peut renvoyer à l’apparence, à ce qui est futile. Le rêve fait feu de tout bois pour structurer la pensée, y compris en convoquant des séries télé, des BD, des films… Un chercheur a pointé l’omniprésence de la voiture dans les rêves des étatsuniens. Cet objet qui est au centre de leur culture est devenu un mythe qui peut être investi de nombreuses significations : ça peut être aussi bien le symbole d’une puissance que l’expression d’un sentiment de liberté.
Pourquoi les nœuds qui s’expriment pendant le sommeil s’articulent-ils si souvent à des situations de domination ?
Plein de rêves sont remplis d’images de hauts et de bas : de scènes familiales qui se déroulent dans des caves et autres sous-sols, l’enquêté peut se retrouver propulsé au dernier étage d’un immeuble ou dans une loge de théâtre. Si c’est tellement présent, c’est que nos sociétés hiérarchisées sont très « verticales ». Le rêve exprime des problèmes personnels qui sont en fait une caisse de résonance des problèmes sociaux. Les rapports de domination y entrent par les difficultés qu’ils posent aux individus ou les souffrances qu’ils engendrent. Il est rare qu’une femme victime de la domination masculine, et qui est la proie d’hommes prédateurs ou insistants, en soit très heureuse !
Vous insistez à plusieurs reprises sur votre relation affective, parfois quasi-paternelle, aux enquêtés. Cette position a-t-elle compliqué le travail d’analyse ?
Je ne crois pas, mais j’ai essayé d’être honnête en objectivant mon rapport aux enquêtés. Quand un chercheur conduit une enquête, il y a toujours des personnes qu’il aime, d’autres qui l’agacent. Généralement il ne s’étend pas là-dessus. Mais là, j’ai vu des gens entre 11 heures et 61 heures sur un an minimum, voire deux. Ce ne sont pas des enquêtés ordinaires, je suis toujours en contact avec eux. Donc j’ai exprimé subjectivement le type de relations que j’ai eues avec eux. Avec les plus jeunes, un rapport père-fils, père-fille, prof-élève. Quant à Gérard, qui est plus âgé que moi, c’était plutôt une sorte de grand frère. Tous ces gens m’ont accordé beaucoup de leur temps, c’était très exigeant, donc si nous n’avions pas eu de connivence jamais ils ne m’auraient confié des choses aussi intimes.
L’une des rêveuses pleure beaucoup lors de vos rendez-vous. Vous êtes-vous senti pris dans un rôle de thérapeute ?
J’ai fait ce que je pouvais avec mes qualités humaines. Je donnais un mouchoir, je disais qu’on pouvait arrêter un moment, je désamorçais parfois avec un trait d’humour… Mon métier de sociologue ne me prépare pas à faire pleurer les gens ! L’entretien peut avoir des effets thérapeutiques, comme lorsqu’on se confie à un ami qui vous écoute pendant plusieurs heures. Cela fait du bien. Mais à la différence de Freud, je ne suis pas là pour soigner les gens mais pour leur apporter une précieuse connaissance d’eux-mêmes.
Plutôt que de guérison, faut-il parler d’émancipation ?
C’est plus de cet ordre-là, en effet. Car qui dit guérison dit problème purement personnel. Or les rêves montrent qu’on a affaire à des problèmes indissociablement intimes et sociaux. Frantz Fanon avait des patients noirs qui rêvaient qu’ils devenaient blancs parce qu’ils avaient un désir d’ascension sociale. Pour des personnes vivant dans un pays colonisé qui associent à juste titre le dominant à la blancheur, disait-il, c’était logique. Fanon explique qu’on ne peut pas se contenter d’aider les individus. Pour régler ce type de névrose, il faut à ses yeux mener une lutte politique en vue d’abolir les rapports coloniaux. C’est le monde social qu’il faut transformer, pas seulement soi. Prendre conscience des rapports de domination appelle plutôt à la révolution qu’à la guérison.
* Bernard Lahire, La part rêvée. L’interprétation sociologique des rêvesvolume 2, La Découverte, 1216 p., 28 euros