Faut-il s’attendre à un “printemps social”?

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SOURCE : Usbek & Rica

Détresse étudiante, grève des soignants, mobilisation des agents de la fonction publique… Malgré le contexte sanitaire et une fatigue notable dans plusieurs secteurs, les organisations syndicales se préparent à un « printemps social » fait de mobilisations « disparates ». 

Les médecins des hôpitaux de Perpignan, Thuir et Prades (Pyrénées-Orientales) « tirent la sonnette d’alarme ». Dénonçant des mesures adoptées lors du Ségur de la santé « sans concertation et dans une précipitation déraisonnable », ces derniers étaient en grève lundi 15 février, alors que leur profession se retrouve passablement éprouvée par une crise sanitaire dont l’intensité peine à faiblir en France depuis plusieurs semaines. Une mobilisation « symbolique » (puisque les médecins ont continué à assurer leur service), à laquelle ils ont ajouté l’envoi d’un courrier de protestation auprès des sénateurs et députés des Pyrénées-Orientales, leur promettant déjà la « reconductibilité » de leur mouvement.

Appels à la grève

Faut-il voir dans cette mobilisation locale un signal faible annonçant l’imminence d’un « printemps social » ? Un peu plus de deux ans après l’émergence inattendue du mouvement des Gilets jaunes, et celui de mobilisation contre la réforme des retraites à l’hiver 2019/2020, la question mérite en tout cas d’être posée. D’autant plus à l’heure où la pandémie de Covid-19 exacerbe avec violence les inégalités, entraînant l’augmentation du taux de chômage, de la précarité étudiante ou encore des recours aux aides alimentaires. La majorité LREM s’inquiète d’ailleurs déjà des effets de cette crise : dans Le Monde, la députée Bénédicte Peyrol estime par exemple qu’« il est possible que toute cette détresse, cette colère s’agglomère ». « Il y a un climat très propice à ce genre de manifestations au printemps, voire même peut-être avant, ajoute-t-elle. Les marches des libertés (contre la proposition de loi “sécurité globale”), c’est un début, il y a des “gilets jaunes”, des commerçants… »

La crise va-t-elle provoquer, selon vous, un « printemps social » ?

De fait, les appels à la grève semblent se multiplier depuis le début de l’année. Manipulateurs de médecine nucléaire à Nantes, chauffeurs de bus à la RATP, agents EDF, employés de laboratoire… Dénonçant des conditions de travail dégradées par la crise sanitaire, les employés de ces différents secteurs s’inquiètent pour l’avenir de leur profession. Quand celui-ci n’est pas déjà complètement obscurci : ainsi des salariés de l’entreprise d’affichage publicitaire ExterionMedia ou de ceux du constructeur Lacaze, qui refusent les plans de licenciement imposés par leurs directions respectives en se mettant, eux aussi, en grève depuis quelques jours. Selon les données de la Dares, le service des statistiques du ministère du Travail, 700 plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) ont été initiés entre le 1er mars et 6 décembre 2020, prévoyant quelque 76 100 ruptures de contrats de travail. C’est près de trois fois plus que sur la même période en 2019.

Côté enseignants, de nombreuses mobilisations ont également lieu depuis le début de l’annéeaux quatre coins de la France pour dénoncer les fermetures de classe entraînées, par endroits, par les aménagements de la carte scolaire. Un enjeu qui n’est pas une nouveauté, mais dont Guislaine David, co-secrétaire générale et porte-parole du syndicat SNUipp-FSU, souligne l’importance toute particulière dans le contexte actuel. « Nous exigeons un plan d’urgence pour l’école qui doit passer par de nouveaux recrutements pour faire face au creusement des inégalités à venir, que l’on perçoit déjà dans nos classes », nous explique-t-elle. « Un tiers des enseignants étaient en grève le 26 janvier dernier, grèves que nous avions commencé dès le mois d’octobre. Et nous avons soutenu la première mobilisation interprofessionnelle de l’année, le 4 février. »

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Sur le papier, la date du 4 février aurait d’ailleurs pu être le fer de lance d’un nouveau mouvement social en 2021. Des syndicats de travailleurs, mais aussi d’étudiants, avaient appelé à la mobilisation un peu partout en France pour l’emploi et la défense des services publics. Mais le résultat s’est avéré décevant, quelques milliers de personnes seulement défilant dans les rues des grandes villes le temps d’une journée jugée timide par Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la CGT, qui reconnaît « un timing sans doute trop serré ». Ceci malgré une tentative de conjonction avec les jeunes, qui se mobilisent déjà de leur côté depuis plusieurs semaines pour dénoncer à la fois la précarité de leurs conditions de vie, leur détresse psychologique et un avenir professionnel incertain (malgré le dispositif gouvernemental « un jeune une solution », le nombre d’embauches, en CDI ou en CDD de plus de trois mois, des moins de 26 ans était en recul de 14,2 % en 2020 par rapport à l’année précédente).

Colère ou renoncement ?

Chez les jeunes, les mots d’ordre divergent toutefois selon les personnes interrogées. Là où l’Unef (Union nationale des étudiants de France) réclame par exemple « un investissement de 1,5 milliard d’euros » à destination des étudiants, d’autres ne comptent déjà plus du tout sur l’État. C’est notamment le cas d’Innocent Vermorel-Molo, étudiant lyonnais de 26 ans et le fondateur du collectif informel lyonnais Génération Covid, qui nous expliquait il y a quelques jours « ne plus rien attendre du gouvernement », comptant sur « l’autonomie  » pour organiser, avec ses camarades, des « cagnottes nationales » en ligne à destination des plus précaires, en lien avec les associations spécialisées.

« Les conditions ne sont pas réunies pour que la colère se traduise en forte mobilisation pour l’instant »
Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la CGT

La colère aurait-elle donc cédé la place au renoncement, du moins du point de vue des mobilisations traditionnelles ? « Se mobiliser dans un contexte sanitaire comme celui-ci est compliqué, confie, côté profs, Guislaine David. On ressent une forte exaspération de tous les collègues sur le terrain. Une grande fatigue, aussi. Tout le monde a le nez dans le guidon, le respect des protocoles sanitaires que le ministère n’arrête pas de changer demande déjà une énergie considérable. Sans compter que les petits moments informels pour s’organiser, comme les déjeuners communs ou les discussions de couloir, ont complètement disparu avec le Covid. Il y a une atomisation de nos revendications au détriment du collectif. » « On ne sait pas si on pourra manifester, la foule fait peur aussi, indiquait de son côté Benoît Teste, secrétaire général de la FSU, premier syndicat de l’Éducation nationale, dans le quotidien Libération début février. Et puis il faut rentrer à 18 heures, on ne va pas faire venir des bus… »

« Le contexte complique tout », appuie Céline Verzeletti, de la CGT, qui note malgré tout des mobilisations qui montent dans le secteur du spectacle, de la fonction publique et de l’énergie. « Notre état d’esprit est combatif mais on a perdu beaucoup de contacts à cause des gestes barrière et du télétravail, expose-t-elle. Dans certains secteurs, les entreprises nous refusent carrément le droit d’organiser des assemblées générales en visio. Sans compter que la charge de travail s’est alourdie à beaucoup d’endroits. Il y a une double difficulté : celle de s’organiser, d’abord ; et puis la crainte de perdre son emploi, qui rend les préoccupations quotidiennes très urgentes, sans perspective à moyen ou long terme pour des revendications plus larges. Les conditions ne sont pas réunies pour que la colère se traduise en forte mobilisation pour l’instant. »

Autant d’obstacles à un « printemps social » que le leader de la CGT Philippe Martinez disait pourtant « souhaiter » le 31 janvier dernier, lors de l’émission « Le Grand Jury RTL-Le Figaro-LCI ». « On ne peut pas continuer comme ça avec des plans de restructuration et des chômeurs en plus », expliquait-il alors, assurant que « la colère sociale est là ». Même son de cloche du côté de la philosophe Barbara Stiegler, qui notait dans l’entretien qu’elle nous avait accordé en décembre dernier que « le monde des médias, de la culture, est très remonté contre le gouvernement, de même que le monde de l’éducation, le monde de la santé et une grande partie des milieux économiques. La contestation monte partout, dans tous les secteurs et dans toutes les classes sociales », veut croire la spécialiste du néolibéralisme.

« Printemps des libertés »

Mais comment « unifier » toutes ces colères et ces revendications disparates ? Ce sera sans doute la clé de la réussite d’un éventuel grand mouvement durant ces prochains mois. « On est dans une dynamique de lien avec les jeunes, assure Céline Verzeletti. On est en contact régulier avec les organisations étudiantes, et on va faire en sorte de se voir plus souvent dans les prochaines semaines ». « On était, depuis cinq ans, dans une phase d’ébullition, décrypte de son côté Stéphane Sirot, historien du syndicalisme et des grèves, auprès de L’OpinionOn peut tout à fait voir ressurgir cette espèce de longue chaîne d’ébullition sociale. »

« Si l’histoire nous apprend une chose, c’est que les mobilisations sociales peuvent réapparaître à mesure qu’une pandémie s’atténue »
Philip Barrett, Sophia Chen et Nan Li, économistes au FMI

À quelle échéance ? « L’idéal, ce serait une multitude de mobilisations partant directement des lieux de travail, se prend à rêver Céline Verzeletti. On pourrait ensuite arriver à de fortes mobilisations progressives, avec des journées d’action communes au printemps. Ça prendra du temps, évidemment, mais ça n’est pas impossible. Plusieurs préavis de grève sont déjà déposés pour le 8 mars, à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes. Et à partir du 16 mars, nous comptons sur un “printemps des libertés” avec la coordination #StopLoiSécuritéGlobale dont nous faisons partie, car c’est la date où le texte reviendra devant le Sénat. Ces différents rendez-vous vont donner le ton, même s’ils sont disparates. »

Dans une note d’analyse publiée sur le site du FMI, les chercheurs en économie Philip Barrett, Sophia Chen et Nan Li remarquent quant à eux que « le nombre de troubles sociaux majeurs dans le monde  » est tombé, depuis l’éclatement de la pandémie, « à son plus bas niveau en cinq ans ». Contre-intuitif ? « Les exceptions les plus notables incluent les États-Unis et le Liban, reconnaissent-ils, mais les manifestations qui s’y sont déroulées sont liées à des problèmes ayant été exacerbés, mais pas directement causés, par le Covid-19. » C’est donc «  au fil du temps » que le risque de manifestations anti-gouvernementales pourrait, selon les économistes, «  bel et bien croître », de même que «  le risque de crise institutionnelle majeure » : «  Les événements qui menacent de faire tomber un gouvernement surviennent généralement dans les deux années suivant une grave épidémie », pronostiquent-ils. Et d’en conclure, en faisant notamment référence à l’épidémie de choléra qui frappa la ville de Paris en 1832, juste avant l’insurrection républicaine de juin : «  Si l’histoire nous apprend une chose, c’est que les mobilisations sociales peuvent réapparaître à mesure qu’une pandémie s’atténue. »


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