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SOURCE : Marianne
À l’exception d’une parenthèse l’été dernier, les interventions culturelles en prison sont à l’arrêt forcé depuis bientôt un an. Si les associations et intervenants se démènent pour faire exister tant bien que mal une offre réadaptée, cette privation et ses conséquences sur la santé des détenus en disent long sur l’inadaptation des propositions culturelles en prison et la réalité d’un milieu carcéral souvent sacrifié.
« Micro-société », « huis clos », « laboratoire » : les images pour décrire la prison ne manquent pas. Observer cet ultime maillon de notre société permet souvent de tirer des enseignements précieux pour l’ensemble de la population. Aujourd’hui, après bientôt un an de pandémie, les activités culturelles en prison sont à l’arrêt forcé. Une privation qui se joue à plusieurs niveaux, et fait craindre des conséquences à plus ou moins long terme.
« Mon premier métier, c’est d’écrire. Le second, c’est d’apporter des mots et de faire écrire. » L’écrivain René Frégni (auteur notamment de Où se perdent les hommes [Gallimard, 2000], roman situé entièrement en prison) a trente ans d’interventions en détention derrière lui. Avignon, Aix-en-Provence, Salon-de-Provence, Marseille ; il a sillonné la région pour y proposer différents formats d’ateliers d’écriture, ponctuels ou réguliers. Lui-même a découvert la lecture dans une prison militaire, à l’âge de 19 ans, et souhaite donner à d’autres le moyen d’accéder à cette évasion bienvenue. Son atelier, il le décrit comme un « café littéraire » : « On y mange un bout, on discute de tout et de rien, des filles, du foot… Comme au bistrot quoi ! » Chacun parle ensuite de ses lectures, à tour de rôle. « Scénarios, romans, poésie, correspondance, il y a de tout. Aucun programme : c’est de l’écriture en liberté. » Pas question pour Frégni d’imposer ce qu’il a lui-même détesté ; l’organisation instaurée est la plus horizontale possible. « Je ne suis pas un prof devant 12 élèves, mais le 13ème du groupe ». Vue comme un échange de bons procédés : « Je leur donne des tuyaux pour écrire leur courrier, et eux peuvent m’aider en retour à agrémenter mes polars de détails plus réalistes, puisque beaucoup d’entre eux, issus du grand banditisme corse ou marseillais, connaissent le milieu… »
LA CULTURE AU POINT MORT
Le Covid a mis un point d’orgue à tout cela. Aujourd’hui, plus aucun intervenant ne peut entrer en détention, et 90% des activités culturelles sont à l’arrêt. Même l’Éducation nationale est tenue à l’écart en présentiel, exception faite d’une poignée de dérogations. Les associations s’échinent à trouver tant bien que mal des solutions alternatives. « D’ici à là » est de celles-ci. Cette association, qui s’occupe de la gestion des bibliothèques du centre pénitentiaire de Fresnes, forme des détenus à devenir auxiliaires bibliothécaires. Sur 2 800 concernés, ils n’étaient plus que 1 900 après le premier confinement. « Le contact a été compliqué à garder, soupire Christelle Orifici, présidente et co-fondatrice de l’association. Nous reposions exclusivement sur le personnel administratif, seul à même de gérer la réception et distribution du matériel. » Atteindre les détenus malgré ces obstacles s’est révélé périlleux, voire impossible. « Un chemin de croix », résume-t-elle.
Même son de cloche du côté de l’association « Lire pour en sortir », qui propose entre autres des programmes uniques d’accompagnement individuel à la lecture, effectués par des bénévoles formés. Marie-Pierre Lacabarats, directrice générale de l’association, déplore aujourd’hui une « version dégradée d’un programme dépersonnalisé, vidé de son sens ». « Nous avons perdu entre 10 et 15% de nos lecteurs, et sans contact humain, le flux est impossible à renouveler », regrette-t-elle. Démarcher de nouveaux intéressés paraît effectivement compliqué quand les bénévoles ne peuvent que déposer les livres, sans échanger autrement que virtuellement avec les détenus qu’ils suivent. Les intervenants tentent d’adapter tant bien que mal leur offre : activités à faire en cellule à distance, fanzines diffusés régulièrement… Mais c’est loin d’être suffisant.
« EN PRISON, ILS SONT DOUBLEMENT PUNIS ! »
Manque d’information, de communication, de vision, de contact en interne : partout ou presque, même constats, mêmes échos. Alors que faire ? Les revendications débordent. « D’ici à là », qui doit gérer une dizaine de lieux différents et cumule donc les difficultés logistiques, plaide pour que les intervenants puissent au moins avoir accès à la bibliothèque centrale. Marie-Pierre Lacabarats, qui rentre de Guadeloupe, regrette que les activités collectives en prison soient toujours interdites alors qu’elles pourraient se pratiquer dans le respect des consignes sanitaires, en extérieur. Et en métropole, difficile de comprendre pourquoi les programmes individuels de « Lire pour en sortir » ne peuvent pas reprendre, alors que le format se prête parfaitement à l’application des gestes barrière.
Le sentiment d’injustice prédomine aussi chez Mouloud Mansouri. Cet ancien détenu, qui fut aussi DJ, a monté en région Paca l’association Fu-Jo, destinée à l’organisation d’événements musicaux au sein d’établissements pénitentiaires : ateliers, mais aussi concerts avec des artistes plus ou moins renommés (de Diam’s à Orelsan en passant par Grand Corps Malade, NTM ou Oxmo Puccino). Cet été, certaines activités ont pu reprendre – masquées, et avec un nombre de détenus n’excédant parfois pas 4 personnes… Mais depuis octobre, tout est bien sûr à l’arrêt, dont la saison 2 de son gros projet « Shtar Academy », la création d’un album par des artistes et détenus de la prison de Fresnes. Il dissimule mal son amertume : « Pourquoi les détenus ne seraient-ils pas capables d’appliquer les gestes barrière au même titre que nous à l’extérieur ? Certes, on est privés de concert, mais on peut toujours se retrouver et répéter. En prison, ils sont doublement punis ! » Et de rappeler que pendant le premier confinement, les parloirs, moyen de contact essentiel avec l’extérieur, étaient fermés. « Une peine habituellement réservée aux détenus relégués au cachot ! ». À l’anxiété liée à l’incertitude sanitaire, est donc venue s’ajouter celle de l’enfermement. Ce qui explique selon René Frégni la libération de 7 à 8 000 personnes avant l’été, pour soulager une population carcérale déjà en surnombre et « éviter à la chaudière d’exploser ».
UNE DÉLICATE RÉINSERTION
Aujourd’hui, Mouloud Mansouri craint que la résignation prenne le dessus chez les détenus. « Les nouveaux arrivés pensent à présent qu’il est normal de passer 22 heures par jour en cellule, soupire-t-il. S’ils renoncent à demander plus et faire valoir leurs droits, l’accès à la culture risque de se réduire au point de disparaître. » D’autant qu’une tendance au durcissement était déjà en cours selon lui ; et qu’à présent, tous les garde-fous ont sauté.
Comme ailleurs, transparaît la peur que les mesures d’urgence se pérennisent, que l’exception devienne la norme. Mais en prison l’enjeu est double, car les activités culturelles font partie d’un travail de réinsertion plus vaste. « C’est aussi un moyen de prévenir d’éventuelles récidives, analyse Mansouri. Dans quel état retrouvera-t-on à leur sortie des détenus coupés de tout pont avec la société ? Comment attendre d’eux une quelconque réadaptation après un tel isolement ? ». René Frégni abonde : plusieurs détenus côtoyés en atelier ont pu décrocher des petits boulots de libraires à leur sortie. « Lire en prison change la vie de prison » résume-t-il.
ENTRE INADÉQUATION DE L’OFFRE CULTURELLE ET BAISSE DU NIVEAU GÉNÉRAL
Ce n’est pas la première fois que le Covid révèle des dysfonctionnements qui lui préexistaient, et cette crise met en lumière l’inadéquation des propositions culturelles en prison. « Les gens ne se sentent pas représentés par ce qu’on leur propose, analyse Mouloud Mansouri. J’ai monté “Fu-Jo” pour compenser ce manque : il y a bien une demande d’activité de la part des détenus, qui sont assidus quand ils se sentent concernés. Malheureusement, la plupart du temps, on tombe à côté. » La faute bien souvent à une administration pénitentiaire loin d’être à la hauteur, comme nous le confirme ce responsable d’association qui préfère rester anonyme : « Certains choisissent aujourd’hui de bâtir leur programmation future comme si de rien n’était, comme si le Covid n’existait pas. Tout le monde sait pourtant que les interventions programmées ne pourront jamais avoir lieu ! » Difficile d’évaluer si cette conduite est intentionnelle ou relève du déni. Elle n’en dénote pas moins selon notre interlocuteur « une absence de projection, une incapacité à innover et se transformer. » Et rien n’est prévu pour pallier cette incompétence, même en remontant la chaîne hiérarchique.
Pour René Frégni, cette offre culturelle inadéquate révèle en creux un autre problème, bien plus préoccupant : l’appauvrissement du niveau général de la population carcérale. « Les ateliers que j’anime sont déjà obsolètes, pensés pour un monde qui n’existe plus » soupire-t-il. Aujourd’hui, seule une petite minorité lit en prison, et le nombre d’illettrés a considérablement augmenté. « Nous faisons face à un phénomène de paupérisation du monde carcéral et de la culture générale de détenus souvent déscolarisés », analyse celui qui a vu la situation se dégrader progressivement ces trente dernières années. Une affaire qui devient générationnelle : « Seuls ceux qui dépassent 40 ans comprennent la possibilité de s’évader par la lecture ou l’écriture. Pour la plupart, la culture n’existe pas, le bac n’est qu’un diplôme hors de portée. Globalement, l’élite de la prison, ce sont ses anciens. Comment des jeunes qui parlent mal le français et butent à déchiffrer la première page d’un livre pourraient-ils voir cet objet comme une possibilité d’évasion ? »
Finalement, le confinement serait de l’ordre de l’épiphénomène. « Ce qu’on observe par contre, poursuit Frégni, c’est une France coupée en deux, un fossé qui se creuse entre l’élite politico-médiatique parisienne et les ghettos de villes de province. » Ascenseur social en panne, tensions entre une élite déconnectée et des ghettos coupés de la culture ; ces problèmes ne datent pas d’hier mais la prison les exhibe de façon flagrante, comme elle révèle l’incapacité du gouvernement à instaurer des travaux de fond le temps d’un mandat toujours trop court. Que faire alors pour redonner de l’importance à ce public négligé ? « Si le ministre de la justice veut discuter d’une évolution du projet culturel au niveau national, je suis à sa disposition » nous glisse Mansouri. Reste à espérer qu’il soit entendu.