Julien Allavena, L’hypothèse autonome

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SOURCE : Dissidences

Un compte rendu de Frédéric Thomas

L’hypothèse à la base du livre de Julien Allavena s’appuie sur un paradoxe. D’un côté, des acteurs autoproclamés de l’autonomie, qui en reproduisent, selon lui, une version appauvrie et fétichisée. De l’autre, « les gilets jaunes [qui] s’approprient et réinventent des pratiques qui étaient jadis celles des autonomes », « sans jamais se montrer conscients de la tradition qu’ils ravivaient » (pages 14 et 19). Or, « la vraie radicalité était là : organisation horizontale et réticulaire, extra-parlementaire ; effort de conjuration des mécanismes de domination interne propres aux mouvements sociaux ; appropriation de la voie publique sans préavis ni demande d’autorisation pour des manifestations mais surtout des occupations ; création de médias et de réseaux alternatifs » (page 14). Pour comprendre ce paradoxe, l’auteur nous invite alors à un voyage historique – qui est aussi un voyage théorique – dans l’autonomie, tout particulièrement au sein de ses deux foyers les plus importants : l’Italie et l’Allemagne de la décennie 1970.

Le principe de l’autonomie est inscrit dans le « dépassement des propositions de l’ultra-gauche historique », « morte et enterrée depuis maintenant plus de trente ans » affirme l’auteur. Leur socle commun était la réalisation de « l’axiome communiste », focalisée pour l’ultra-gauche sur la réalité productive, alors que « l’autonomie analyse et surtout éprouve la dissémination du système productif et de sa discipline dans toutes les facettes de la vie : en un mot, la  »colonisation » de celle-ci par le capital » (pages 16-17).

Italie et Allemagne

Les premiers chapitres font un long et stimulant retour sur l’Italie des années 1968, suivant l’évolution de la théorisation de l’autonomie, en lien avec les luttes : « l’autonomie est ce processus par lequel le sentiment d’être étranger se transforme en action dirigée contre ce qui rend étranger » (page 33). Ainsi en va-t-il du refus du travail : de la volonté de lutter contre le principe même de cette forme de production qui le déshumanise. Et l’auteur de suivre le passage de l’autonomie culturelle des travailleurs à l’autonomie politique, avec des mobilisations ouvrières « non plus dans et par la production, mais en dehors et contre elle », cherchant la « prise de pouvoir sur et contre la production » (pages 57 et 59).

L’originalité de l’autonomie tient à la mise en avant de l’auto-organisation des luttes, « comme une expérience en elle-même libératrice, donnant lieu à des sociabilités séparées des dispositifs capitalistes », ainsi que dans le « séparatisme », en s’installant dans des espaces « alternatifs », qu’elle cherche à faire croître « au détriment du capital » (pages 60 et 64). Julien Allavena reprend à son compte la distinction qui s’opère alors entre émancipation et libération ; la première met la focale sur la vie publique, lieu de travail inclus, visant à obtenir des réformes de l’État, alors que « le paradigme de la libération s’apparente lui à ce processus de  »transformation radicale de la vie quotidienne » » (page 99). L’accent mis sur la seconde en se détachant de la première semble cependant, passée un certain stade, contre-productif : tôt ou tard rattrapé par cela même dont il s’est « libéré », « comme si l’expérience libératrice avait perdu son ferment » (page 111). L’intérêt de cette partie tient au nouage fécond qui est fait entre théorisation et expériences de luttes (notamment féministes et homosexuelles).

Le passage par l’expérience autonome allemande, plus particulièrement marquée par l’anti-impérialisme (pages 134 et suivantes), centrée sur Berlin, « l’épicentre de la plupart des expériences politiques radicales à retentissement national » (page 141), est aussi un recentrage sur l’action contre la « métropole » (défense des occupations, des espaces dans les quartiers). Mais l’auteur de prévenir : « ce rapport des autonomes à la ville est pour autant loin d’être le fruit d’un déplacement de focale : il répond directement à l’extension de la domination du capital sur l’espace » (page 124). Dès lors, « se dessine toute une pratique de l »’autonomie des territoires, des lieux, des espaces » », sur laquelle le livre revient longuement (page 147).

Julien Allavena en profite pour revoir la chronologie établie des « années de plomb » en Italie, en décentrant quelque peu le regard de l’enlèvement puis de l’assassinat d’Aldo Moro (mars-mai 1978). 1977 apparaît bien comme une année charnière, mais selon un nouage différent. Le 17 février 1977, lorsque « les militants du PCI imposent un meeting de Luciano Lama, secrétaire général de la CGIL, au sein de l’université occupée de La Sapienza, à Rome, quitte à forcer les piquets de grève qui bloquaient les entrées » marque la « rupture entre le communisme institutionnel et le communisme comme mouvement réel » (pages 51-52). Par ailleurs, « si quelque chose s’estompe donc à partir de 1977, ce serait plutôt l’articulation entre la violence armée et les expériences immédiatement libératrices portées par de larges mouvements sociaux, de sorte que peut s’accentuer une certaine autonomisation de la violence politique » (page 180).

Violence armée

Particulièrement intéressante, l’analyse de la violence armée dont l’auteur, s’appuyant sur des témoignages d’époque, rappelle le « rapport familier » (page 151), lié lui-même à l’« atmosphère de révolte permanente » : « délinquance et politique se confondent, se définissent l’un par l’autre » (page 159). D’où l’intérêt de recourir selon lui au concept de « banditisme social » développé par l’historien britannique Éric Hobsbawm (Les Bandits, 2007, La Découverte). Le livre revient à cette occasion sur le phénomène des Circoli proletari giovanili (« Cercles de jeunes prolétaires ») en Italie (pages 155 et suivantes), dont une partie cependant a « plus à voir avec la tradition des avant-gardes artistiques, qui a pu déboucher sur des pratiques d’anti-art et de transformation immédiate de la vie quotidienne (…), qu’avec une perspective à proprement parler politique ». D’ailleurs, leur « praxis ironique » glisse parfois jusqu’à l’anti-politique (page 157).

À partir de 1977 donc, l’État met en place une « offensive totale », et la violence est recodée en termes (plus) clandestins et militaires au sein du mouvement. Alors que, selon Oreste Scalzone et Paolo Persichetti, il y avait « une lutte armée dans le mouvement et un mouvement dans la lutte armée » (page 167), les deux se dissocient, et une frange de l’autonomie « ne place le conflit que sur le plan militaire où, comme les autonomes l’apprennent hélas à partir de 1977, l’État est bien plus fort » (page 163). Or, « cette situation désespérée pousse le mouvement à des réactions bien moins créatives que par le passé, fondées sur une logique de deuil et de vengeance » (page 181). Et ce d’autant plus que la violence organisée prend un « caractère spectaculaire » (pages 186 et suivantes). Thèse pertinente à condition de ne pas réduire comme semble le faire l’auteur le spectacle aux médias ni lier trop directement la stratégie d’information et de communication de l’autonomie et cette « spectacularisation » de l’action.

La contestation interne, risquant de mettre à mal le mouvement, est de plus en plus compliquée, et de toute façon hypothéquée par « ralliement forcé à la thématique antirépressive commune » (page 191). Les imaginaires sont recolonisés (page 182), le front s’étend sans plus de bases arrières. D’où le renversement de la conclusion communément tirée de cette lutte : la « défaite a été en apparence militaire et judiciaire parce qu’elle était dans le fond théorique et pratique » (page 236). Malheureusement, selon Julien Allavena, la France, où l’autonomie ne s’est jamais développée à cette échelle, a hérité de cette défaite, et tend à « renouveler le fétichisme de la conflictualité » (page 92).

Formes de luttes et formes de vies

L’auteur se montre particulièrement critique par rapport au cas français. Centré sur les affrontements, qui « n’est que la partie la plus visible d’un conflit, et peut-être l’une des moins décisives », et ne dispose d’aucune « efficacité anticapitaliste avérée » (page 242). D’autant plus que ces affrontements tendent à se réduire à une violence spectacle, sans expropriations ni autoréductions (l’appropriation (« vol ») collective et organisée dans les supermarchés), sans lien surtout avec des « formes de vie immédiatement communistes » (page 234). Or, c’est justement l’existence conjointe de celles-ci qui donnent aux formes de luttes leur intensité et leur force. Mais, dans la situation française actuelle, « l’exigence de formes de luttes qui soient aussi dans le même temps des formes de vie (…) passe elle au second plan, quand elle ne s’évapore pas purement et simplement » (page 213).

Cette réflexion critique, particulièrement stimulante, invite donc à repenser à nouveau frais la conflictualité sociale de ces dernières années. Ainsi que les actions des gilets jaunes, s’appropriant « des gestes dont elles [ces personnes] ne connaissaient pas la tradition constituée » (page 234). Outre cette expérience, seules les ZAD, mais leur ancrage en milieu rural pose d’autres questions, semblent trouver grâce aux yeux de l’auteur, comme « exemple le plus élaboré de ce à quoi peut s’assimiler une forme de communisme immédiat aujourd’hui » (page 230).

L’hypothèse autonome n’est pas sans défaut. La partie historique sur la France est excessivement tributaire de l’étude de Sébastien Schiffres, La mouvance autonome en France de 1976 à 19841. L’auteur tend par ailleurs à sous-estimer les rapports de pouvoir informels au sein des expériences autonomes et, faute de dépasser le cadre occidental, méconnaît largement le potentiel des expériences d’économie populaire solidaire, réduites ici à une« logique de subsistance sans sécession » (page 143). De plus, il privilégie une lecture d’un courant de l’autonomie ; celle plus particulièrement théorisée par Félix Guattari dans La révolution moléculaire (1977, republié en 2012 par les Prairies Ordinaires). Or, cette conception de la révolution n’est pas sans poser toute une série de questions, interrogées récemment notamment par Frédéric Lordon dans son essai Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent… (La fabrique, 2019, voir notre compte-rendu sur ce blog). De même, l’opposition réductrice entre la radicalité de luttes ne demandant rien à l’État, d’un côté, et les « vulgaires » combats autour d’acquis sociaux et des services publics, de l’autre, n’est pas toujours évacuée. Cela renvoie également à une analyse partielle et partiale des gilets jaunes, trop directement et globalement ralliés à l’autonomie. Tout aussi étonnante est l’absence de toute évocation des « centres sociaux » dans l’histoire de l’autonomie. Or, leur existence et leur développement – leur héritage aussi – bousculent quelque peu certaines affirmations du livre. Quoiqu’il en soit, L’hypothèse autonome est un essai stimulant, ouvrant une réflexion stratégique sur le nouage entre formes de vie et formes de luttes aujourd’hui.


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