Rosa Luxemburg, boussole humaniste du passé

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SOURCE : Voix de l'hexagone

Sorti en 2019, Rosa Luxemburg, l’étincelle incendiaire, essai que le philosophe et sociologue Michael Löwy consacre à la fondatrice du Parti communiste allemand se trouve être un bijou d’érudition pour mieux connaître certains aspects de la fameuse théoricienne marxiste.

De nombreux ouvrages ont été consacrés à la fondatrice du Parti spartakiste puis du Parti communiste allemand, Rosa Luxemburg. Plusieurs noms tendent à ressortir comme celui de Gilbert Badia, toujours considéré comme l’un des plus grands spécialistes de la théoricienne marxiste. Toutefois, l’essai du philosophe et sociologue Michael Löwy, Rosa Luxemburg, l’étincelle incendiaire, sorti en 2019, se révèle lui aussi indispensable. Publié dans la belle édition Le Temps des Cerises, cet ouvrage peut faire figure de référence pour plusieurs raisons. En premier lieu car son auteur, également directeur de recherche émérite au CNRS, est un spécialiste mondial du marxisme et de tout ce qui s’y attache.

Ensuite car cet essai évite un écueil qu’un lecteur peut parfois rencontrer, à savoir décrire avec, certes, précisions et détails la vie d’une personnalité historique mais en se trouvant passablement déconnecté des enjeux contemporains ou en donnant une image presque désincarnée, froide, de la figure en question. Bien évidemment, tous les essais n’ont pas vocation ni même intérêt à tisser un lien, à former un pont avec le passé, le présent et l’avenir.

L’humanisme émancipateur

Cependant, à l’heure où les inégalités explosent, où les misères humaines éclatent à la face des sociétés occidentales (et ailleurs) chaque jour, où la lutte des classes est plus que jamais une problématique actuelle, alors un travail si fouillé sur une de celles qui a s’est battue sa vie entière pour une autre société est capital. Michael Löwy nous offre un condensé à la fois d’érudition, de connaissance fine de la concernée, tout en la mettant en lumière avec humanité et chaleur. D’ailleurs, « marxiste de chaleur » ne serait-il pas une définition acceptable de cette défenseuse des opprimés dont le cœur, la chair et l’âme servaient de caisse de résonnance aux malheurs humains ? C’est cette humanité chaleureuse, inégalable, qui se dessine en fil rouge tout au long du livre. Un souci des plus humbles et un inlassable combat contre les injustices qui n’est pas sans faire écho aux vers du poète et résistant Claude Roy quand il prendra la plume[1] sur le même thème de l’injustices des décennies plus tard :

« Jamais jamais je ne pourrai dormir tranquille

Aussi longtemps que d’autres n’auront pas le sommeil et l’abri

Ni jamais vivre de bon cœur tant qu’il faudra que d’autres meurent

Qui ne savent pas pourquoi

J’ai mal au cœur mal à la terre mal au présent »

C’est en tenant ce fil rouge d’humanité que le philosophe s’applique à mettre en lumière plusieurs aspects de l’œuvre de Rosa Luxemburg. Sans prétention d’exhaustivité, nous nous attacherons à en relever deux : son internationalisme et sa défense de la démocratie dans le processus révolutionnaire. S’agissant du premier, bien loin d’un mondialisme inégalitaire et clinique, l’internationalisme luxemburgiste est un véritable cri d’amour aux peuples du monde entier qui subissent humiliation, entraves et oppressions par les puissants. Comme le rappelle Michael Löwy, Luxemburg constitue un modèle dont on peut s’inspirer à notre époque où l’internationalisme est relativement négligé : « La nécessité d’une riposte internationale, d’une internationalisation de la résistance, bref, d’un nouvel internationalisme, est plus que jamais à l’ordre du jour. »

Luxemburg plaide de surcroît pour un anti-militarisme virulent. C’est ce qui la pousse à se montrer une « adversaire irréconciliable des projets bellicistes de l’Empire germanique » et de ne cesser de « dénoncer le militarisme et la course aux armements. » Intègre et entière, elle refuse tout bonnement d’accepter des miettes de mesures sociales pour les ouvriers en échange de mesures militaristes meurtrières qui viendraient à causer la mort d’autres peuples. Ainsi, pour elle, tout « renforcement militaire » est à bannir. Pour Luxemburg, l’internationalisme passe par une absence de hiérarchie de valeurs entre la vie d’un peuple et celle d’un autre. Fort logiquement, l’auteur montre que cette vision s’accompagne d’autres luttes : « Peu ont, comme elle, compris le danger que représentent pour les travailleurs le nationalisme, le chauvinisme, le racisme, la xénophobie, le militarisme et l’expansionnisme colonial. »

Ainsi, à son internationalisme vient s’ajouter une critique virulente du nationalisme. Pour comprendre le premier, il faut d’abord savoir ce qu’entend la concernée par « nationalisme ». Sa définition ferme, dans les années 1910, ne peut manquer d’interroger sur la question nationale encore aujourd’hui : « Ce qu’elle entend par nationalisme n’est pas la culture nationale des différents peuples mais l’idéologie qui fait de la Nation la valeur politique et morale suprême à laquelle tout doit être subordonné (Deutschland über alles). » Mise en regard de l’actuelle problématique de la reprise en main de la souveraineté par les Nations dans un monde mondialisé, sa définition peut nous servir d’inspiration en ce qu’elle pousse à se montrer constamment vigilants face aux pulsions nationalistes (qu’on observe dans plusieurs pays) mais aussi face à des dérives « trop souverainistes » des États. De nos jours, cela reviendrait peut-être à faire une différence entre le souverainisme en tant que fin en soi et la reprise en main de la souveraineté. Cette dernière deviendrait alors un moyen/un outil indispensable pour mettre en œuvre une politique réellement émancipatrice et juste envers le peuple. De cette problématique peut d’ailleurs en jaillir une autre qui consiste à questionner l’articulation entre cette place majeure de l’État qu’il faut resignifier et l’intérêt d’un internationalisme humaniste comme le prônait Luxemburg.

Dans tous les cas, la clairvoyance de la théoricienne reste un outil et un curseur utiles, au XXIe siècle, pour prendre la température d’un monde ouvert aux quatre vents et tiraillé entre dangereuses poussées nationalistes et nécessité de resubstantialiser le rôle majeur de l’État. De son côté, le sociologue et directeur de recherche au CNRS Alain Dieckhoff[2] met en avant ce qu’il juge être un paradoxe : « Le nationalisme s’exprime avec une vigueur renouvelée au moment même où les hommes se ressemblent de plus en plus. »

En outre, un des autres aspects sur lequel se penche Michael Löwy est la place cruciale de la démocratie dans le processus révolutionnaire chez Rosa Luxemburg. En effet, pour aboutir à l’émancipation collective et à la liberté des peuples, il faut œuvrer à la formation d’une démocratie socialiste. Or, pour cela, il faut déboulonner et renverser, non seulement la classe dominante qui tient les rênes du pouvoir et des destinées des prolétaires mais également ébranler les fondements même de la société inégalitaire. On peut réactualiser cette idée de changement révolutionnaire de la société en 2020 en cherchant des voies à une reconquête véritable, par le peuple, du champ politique et décisionnel, notamment par des éléments de démocratie directe (qui étaient au cœur des vœux des Gilets jaunes).

« Michael Löwy met en lumière le caractère fondamental, pour Luxemburg de la praxis révolutionnaire. Elle critique ‘la conception ‘rigide et fataliste’ du marxisme qui consiste à attendre les bras croisés que la dialectique historique nous apporte ses fruits mûrs’ »

Michael Löwy met parfaitement en lumière le caractère fondamental, pour Luxemburg, de la praxis révolutionnaire. Elle critique « la conception ‘rigide et fataliste’ du marxisme qui consiste à attendre les bras croisés que la dialectique historique nous apporte ses fruits mûrs ». Cette praxis révolutionnaire est essentielle en ce qu’elle contribue à bouleverser le système, les destinées individuelles au sein d’une avancée collective. C’est la conscience politique qui pousse les masses à l’action. Et seule l’action peut faire ployer le pouvoir et permettre d’avancer avec résolution sur la voie de l’émancipation.

Dans un article paru dans Contretemps[3], l’auteur rapporte ainsi les propos de l’intéressée : « Le mouvement historique universel (Weltgeschichtlich) du prolétariat vers son émancipation intégrale est un processus dont la particularité réside en ce que, pour la première fois depuis que la société civilisée existe, les masses du peuple font valoir leur volonté consciemment et à l’encontre de toutes les classes gouvernantes […]. Or, les masses ne peuvent acquérir et fortifier cette volonté que dans la lutte quotidienne avec l’ordre constitué, c’est-à-dire dans les limites de cet ordre. » Une lutte quotidienne qui passe, pour Luxemburg, par le soutien à des grèves massives, par exemple.

Paris, le 24/02/2014. Portrait de Michael Lowy .Photo Pierre Pytkowicz

De plus, le processus révolutionnaire, porté par l’action, ne doit pas laisser de placer à un quelconque autoritarisme ; au contraire, il est, selon Luxemburg, intimement lié à la démocratie. Les travailleurs ont besoin d’elle pour intensifier leur combat. « La conscience révolutionnaire s’éveille précisément dans le combat démocratique », juge Michael Löwy. Et d’ajouter, en citant les écrits de Luxemburg : « La démocratie est peut-être inutile ou gênante pour la bourgeoisie, aujourd’hui ; pour la classe ouvrière, elle est nécessaire voire indispensable. Elle est nécessaire parce qu’elle crée les formes politiques (auto-administration, droit de vote) qui serviront au prolétariat de tremplin et de soutien dans sa lutte pour la transformation révolutionnaire de la société bourgeoise. Mais elle est aussi indispensable parce que c’est seulement en luttant pour la démocratie et en exerçant ses droits que le prolétariat prendra conscience de ses intérêts de classe et de ses tâches historiques. » C’est pourquoi Rosa Luxemburg n’envisageait pas la dictature du prolétariat comme les prémices inévitables d’un autoritarisme mais comme un passage temporaire pour mettre en place toutes les libertés possibles (droit de la presse, liberté d’association et de réunion, etc) et comme l’outil permettant de créer, à terme, une démocratie socialiste.

Bien entendu, plus de cent ans après sa mort tragique, l’héritage de Rosa Luxemburg doit être appréhendé au regard du contexte mondial (deux guerres mondiales et de nombreux autres conflits dévastateurs, la vie et la mort de régimes dictatoriaux comme l’URSS, l’Italie fasciste, la Chine de Mao, l’Espagne franquiste) et des contraintes avec lesquelles les peuples sont obligés de jongler (néo-libéralisme triomphant, capitalisme mondialisé inégalitaire, libre-échange, incitation à la consommation irraisonnée). Toutefois, à la lecture du passionnant et excellent essai de Michael Löwy, on comprend que les grandes idées de justice, de liberté et d’égalité ne meurent jamais. Elles restent en sommeil ou continuent de se transmettre. On ne saurait, dès lors, manquer de s’inspirer de la grande théoricienne marxiste pour penser de nouveaux moyens d’action concernant la lutte des classes. L’actualité, particulièrement inquiétante, pousse à ne jamais cesser d’agir en vu du bien commun, de la liberté et afin d’alléger les souffrances. Une lutte constante et primordiale contre l’adversité et l’injustice des hommes une fois encore joliment dépeinte par Claude Roy :

« Les lames sans répit déferleront sur nous

Qu’importe à celui-là dont le cœur est fidèle

Laissons glisser les eaux, laissons hurler les loups

Liberté dans la nuit, les cloches parlent d’Elle »

C’est pourquoi Luxemburg constitue encore et toujours une salutaire boussole, contre un système qui broie sans remords.


Notes :

[1] Claude Roy, « Jamais je ne pourrai », Poésies, Gallimard, 1970.

[2] Dieckhoff Alain, « Le nationalisme dans le monde global »Bulletin d’histoire politique, 10 (1), 2001, 30–40.

[3] Löwy Michael, « L’étincelle s’allume dans l’action. La philosophie de la praxis dans la pensée de Rosa Luxemburg », Contretemps, 6 novembre 2012.


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